06.12.2024
La relation franco-allemande et la défense : un couple en instance de divorce ?
Tribune
22 janvier 2013
Il est difficile pour un Français d’exprimer ce que ressentent les Allemands. Il peut simplement décrire ce qu’il voit, essayer de comprendre la position de l’autre. Il peut aussi essayer d’expliquer la position française, si tant est qu’il y ait « une position française » car après tout, les avis peuvent diverger, même dans un pays comme la France, sur les problèmes de défense.
A l’origine le couple franco-allemand s’est donc marié lors du traité de Maastricht. Il y avait longtemps que le flirt avait commencé mais il fallait passer à l’acte. Les motivations de ce mariage n’étaient certainement pas exactement les mêmes en France et en Allemagne, mais cela n’est-il pas la même chose dans tous les couples ?
La France a longtemps milité pour l’avènement d’une Europe de la défense. En 1956, elle a compris qu’elle n’avait plus les moyens de son indépendance et que ses intérêts de sécurité ne correspondraient pas toujours à ceux des Etats-Unis. Se doter d’une force de dissuasion nucléaire était un instrument de cette autonomie mais cela ne suffisait pas : il fallait convaincre les Européens qu’ils avaient un destin commun et que l’Europe politique était le prolongement nécessaire de l’Europe économique en train de naître. La fin de la Guerre Froide et de la menace soviétique ouvrent dès lors une fenêtre d’opportunité sans égal. La disparition de la menace majeure entraîne de facto une moindre dépendance de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis pour sa sécurité : elle doit permettre à une politique étrangère et de défense commune de prendre son envol. Pour la France, l’Allemagne est le partenaire rêvé pour construire cette Europe de la défense : son poids économique est important, son rôle politique ne peut que croître. Et puis il y a d’autres raisons moins avouables ou moins avouées : pour les Français, les Britanniques ne sont pas Européens, ils sont liés très étroitement aux Américains, ayant fait le chemin inverse de la France en 1956. Il y a également le sentiment diffus qu’il faut contrôler l’Allemagne même si la génération qui a vécu la Seconde Guerre mondiale est en voie d’extinction : la politique étrangère et de sécurité commune est la garantie qu’il n’y aura plus de politique nationale de défense en Allemagne.
Du côté allemand, il y a toujours une méfiance à afficher des objectifs en matière de politique étrangère, séquelle toujours vive de la Seconde Guerre mondiale. L’expression ultime de la prudence allemande s’est exprimée lors du vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations Unies qui devait permettre le recours à la force contre le Colonel Khadafi. Encore que dans ce cas l’abstention allemande fut en soi l’expression d’une volonté même si celle-ci ne fut pas conforme à ce que souhaitait la France. Les Allemands auraient pu voter cette résolution et ne pas participer aux opérations militaires : ils ont finalement préféré afficher leur différence.
Même la gestion de la crise économique est l’expression de la prudence de l’Allemagne sur la scène internationale. Entre une gestion de bon père de famille qui veut que l’on ne vive pas au-delà de ses moyens et l’expression d’une solidarité européenne face à la crise de la dette, qui est un acte d’engagement politique, les Allemands ont pour le moment choisi de donner la préférence à la gestion de bon père de famille. La difficulté à laquelle font face les dirigeants politiques européens aujourd’hui est qu’il leur faut tout à la fois tenir un langage de raison, il ne faut pas mentir à nos citoyens, mais il faut également leur donner une vraie perspective politique sur l’avenir de l’Europe. Face aux sentiments nationaux toujours vifs, il faut faire rêver les Européens d’une nouvelle frontière qui sera celle de l’Europe et non refermer ces frontières entre la remise en cause de Schengen et l’acceptation de taux d’intérêt différenciés sur les emprunts pour rembourser la dette.
Dans ce paysage, l’implication de l’Allemagne dans la construction de l’Europe politique et de l’Europe de la défense au début des années 90 doit aussi être réinterprétée comme la réassurance donnée par l’Allemagne réunifiée à ne pas agir en fonction de ses seuls intérêts nationaux sur la scène internationale.
Reste qu’aujourd’hui, cette Europe de la défense est en panne. L’Allemagne s’est arrêtée à la construction institutionnelle de l’Europe de la défense sans vouloir lui donner de dimension pratique et tangible tant les conditions qu’elle impose à l’emploi de la force sont restrictives. La France s’est quant à elle essoufflée face au peu d’appétence de ses partenaires pour l’Europe de la défense. Elle s’est surtout égarée en perdant les repères de sa politique étrangère. Le tropisme américain développé par l’ancien Président de la république Nicolas Sarkozy, alors même que notre pays avait refusé d’intervenir en Irak en 2003, l’illusion qu’une politique étrangère commune puisse se bâtir avec le Royaume-Uni sur la seule conception partagée de l’usage de la force ont dérouté notre partenaire outre-Rhin. Le fait qu’un nouveau Président, François Hollande, ait été élu en France doit permettre de mettre fin à cette spirale négative dans la relation franco-allemande en matière de défense. On objectera que les premières relations du couple Hollande/Merkel furent tendues sur la question de la crise de la dette. Mais on ne peut s’arrêter à ce constat comme prétexte pour ne pas agir. Que peuvent donc partager Français et Allemands pour rebâtir une relation saine dans le domaine de la défense ? Quelle méthode faut-il employer pour mettre fin aux incompréhensions qui sont nées ces dernières années ? Il faut en cette nouvelle année prendre de bonnes résolutions pour rétablir la relation franco-allemande et pour cela établir certaines règles :
Règle 1 : Respecter l’autre et lui faire confiance
Nous voulons une Europe unie. Mais nous sommes différents. Nier nos différences culturelles serait une erreur et de plus cette différence peut être une chance et non une tare comme certains peuvent le penser. Ainsi l’Allemagne répugne à utiliser la force armée. Comment pourrait-il en être autrement étant donné l’histoire de ce pays ? Les Français devraient cesser de se lamenter de cette situation et reconnaître que depuis 20 ans les choses ont déjà beaucoup évolué en Allemagne. Qui se souvient de l’arrêt de la cour de Karlsruhe du 12 juillet 1994 qui a permis à la Bundeswehr d’être déployée pour des opérations de maintien de la paix en dehors de la zone couverte par l’OTAN ? Certes le vote au Conseil de sécurité des Nations Unies a laissé des traces mais sur le strict plan militaire il a pu être trouvé une solution qui permettre à l’OTAN de ne pas être handicapé par la non présence d’équipages allemands sur les AWACS, ceux-ci étant basculés sur le théâtre afghan. L’abstention d’un pays de l’Union européenne sur un théâtre d’opération n’est pas nécessairement un handicap si celle-ci est anticipée et si on évite de souligner des divergences de point de vue somme toute naturelles : il faut que les sensibilités diverses puissent s’exprimer sans contradiction si nous voulons éviter les confrontations frontales entre nos deux pays.
En contrepartie, il faut que les Allemands cessent de penser que la France est un pays va-t-en guerre qui cherche à défendre ses seuls intérêts de sécurité. La vraie question que nous devons nous poser est de savoir quels intérêts de sécurité nous avons en commun. Nous devons également nous interroger pour savoir jusqu’à quel point nous sommes prêts à prendre en compte les intérêts de sécurité de l’autre car ce n’est pas un drame de reconnaître que nous ne partageons pas totalement les mêmes intérêts de sécurité. C’est une question que nous devons nous poser avec l’Allemagne mais également avec tous les pays de l’Union européenne. Mais qui pourrait accuser les Français de chercher à faire partager ses craintes face aux menaces auxquelles nous faisons face ? Tous les pays agissent de même et les seules questions que nous devons nous poser sont de savoir si ces menaces sont avérées et de quelle manière nous pouvons y répondre : c’est aussi vrai au Sud avec la menace terroriste au Mali que dans le Caucase avec les risques de déstabilisation.
Dans le domaine de la défense, nous ne remettrons la relation franco-allemande sur les rails que si nous nous faisons confiance. La confiance cela ne veut pas dire que nous partageons le même point de vue, cela veut simplement dire que nous considérons qu’il n’y a pas d’agenda caché quand l’autre pays émet une proposition et que la justification qu’il avance n’est pas sujette à caution. Cela suppose également, quand l’un des deux a un doute sur les intentions de l’autre, de l’exprimer clairement afin de rechercher à établir le dialogue.
Règle 2 : Apurer le passé notamment dans le domaine de l’armement
Il y a du non-dit dans la relation franco-allemande, notamment dans le domaine de l’armement. L’objet de cet article n’est pas d’entrer dans les détails mais de constater la situation et chercher comment y remédier. Les Allemands ont parfois l’impression que la coopération en matière d’armement s’est faite au profit des Français. Ces derniers considèrent pour leur part qu’ils ont financé cette industrie notamment parce qu’ils recherchaient l’autonomie stratégique et qu’ils font donc profiter l’Europe de leur effort financier pour atteindre cet objectif. Les Français parlent de politique industrielle non pour des questions industrielles, mais parce que c’est cette recherche d’autonomie stratégique qui guide leur politique dans l’armement. La politique française n’est donc pas protectionniste comme le pense les Allemands, elle ne peut s’expliquer que par ce souci de sécurité d’approvisionnement. Pour les Allemands, l’industrie c’est une question… industrielle. Cela relève donc des entreprises et il ne peut donc y avoir de politique industrielle au sens où les Français l’entendent. Les deux pays ne parlent donc pas le même langage quand il s’agit de politique industrielle dans l’armement ce qui multiplie les sources d’incompréhension. Enfin, les Français veulent relancer l’Europe de la défense par le biais des capacités militaires non pas par adhésion subite et maligne au pragmatisme britannique mais simplement parce que c’est la crédibilité militaire de l’Union européenne qui est en jeu tout comme l’utilisation la plus rationnelle possible de nos moyens financiers. Ces incompréhensions s’ajoutent donc au non-dit ou rancœurs du passé.
Règle 3 : Utiliser la différence comme un atout et non un handicap
Et si l’Europe c’était utiliser à bon escient les spécificités de chacun ? La tendance naturelle c’est de faire une « Europe unique », une Europe qui serait pour les Français à l’image de la France et qui serait à l’image de l’Allemagne pour les Allemands. Il n’est pas sûr que nous puissions y arriver ainsi. Dans la défense, il y a pourtant un moyen de résoudre les contradictions et d’additionner les spécificités comme autant de facteurs qui loin d’être antagonistes nous permettraient d’être complémentaires. La France fait la guerre et l’Allemagne non : on peut très bien imaginer que dans la période actuelle la France se spécialise dans les capacités d’entrée en premier dans les conflits et l’Allemagne dans les forces de stabilisation. L’Allemagne est anti-nucléaire et la France dispose de forces nucléaires : est-ce totalement incompatible ? L’Allemagne peut très bien être un acteur européen actif dans le désarmement nucléaire alors que la sécurité de l’Alliance atlantique continuera à être renforcée par les forces nucléaires françaises, comme cela a été constamment réaffirmé depuis le sommet de l’OTAN d’Ottawa en 1974, et tant que nous ne serons pas dans une situation d’avoir un désarmement nucléaire négociée.
Règle 4 : Dialoguer
En recommandant le dialogue, on peut avoir le sentiment d’enfoncer des portes ouvertes. Pourtant ce n’est pas le cas. Dialoguer c’est utiliser tous les canaux de la relation franco-allemande pour essayer de rétablir la confiance entre les pays. A côté des autorités gouvernementales, et bien évidemment en plus haut lieu des chefs d’Etat, il y a les parlementaires, les think tanks . Il ne faut pas hésiter à utiliser tous les formats, restreints, élargis, mêlant les différentes catégories d’acteurs ou à l’inverse en restant en strict tête-à-tête. Il faut que l’information circule sur les résultats de ces discussions, il faut établir des constats partagés de ces discussions même si ce sont des constats de désaccord. Il faut enfin établir la coordination entre tous ces lieux de discussion. Il faut éviter que le 50ème anniversaire du traité de l’Elysée ne soit un hymne à la coopération franco-allemande servant de cache misère à la réalité. Il faut que ce soit l’occasion d’un nouveau départ et non un point d’arrivée. L’IRIS contribuera à cet effort dans le cadre du cercle stratégique franco-allemand qu’il anime depuis près de 15 ans avec la Fondation Friedrich Ebert mais également dans le cadre de ses recherches sur les questions de politique de défense, avec toujours pour objectif que cette coopération franco-allemande se fasse au profit des deux pays et d’une Europe unifiée.