ANALYSES

L’Espagne fracturée par les ondes explosives basques et catalanes d’un Nobel européen ?

Tribune
26 octobre 2012
Dimanche 21 octobre en effet, au Pays Basque espagnol, le vert, et le rouge de la bannière locale, l’ ikurriña étaient les couleurs des vainqueurs. Le PNV-EAJ, ou parti nationaliste basque, est arrivé en tête. La coalition souverainiste Bildu (« Se réunir » en basque), le talonne de prés. Ces frères, amis et ennemis, ont été portés à la première et à la deuxième place par des électeurs soucieux de marquer une distance franche avec les formations nationales espagnoles, de droite comme de gauche. Le Parti Populaire de Mariano Rajoy, président du gouvernement, le PSOE, d’Alfredo Pérez Rubalcaba, qui était au pouvoir à Madrid il y a quelques mois encore, comme il l’était encore à Vitoria, chef lieu de la Communauté autonome basque jusqu’à cette consultation, ont été nettement sanctionnés.

Un an après l’adieu aux armes d’ETA, plus de trente cinq ans après la fin de la dictature militaire les Basques souverainistes ont massivement pris les urnes. Il s’agit là d’une double rupture démocratique. La première sanctionne tardivement la fin de la transition démocratique espagnole. Elle s’est fait longtemps attendre en pays Basque. La voie des armes, alimentée par un romantisme révolutionnaire tiers-mondiste prolongé, a coûté des centaines de vie, cristallisant des résistances pacifiques de toutes obédiences. Les couteaux remisés aux vestiaires ont libéré un terrain électoral. La seconde a eu paradoxalement l’effet d’une bombe démocratique. Pacifiquement, un débat institutionnellement déstabilisateur a désormais imposé sa nécessité. Il a ouvert la boite de Pandore de l’autodétermination dans l’un des plus vieux Etats européens. Il concerne bien sûr le Pays basque. Mais on aurait tort de l’enfermer dans la case basque. La Catalogne, est aussi de la partie. Et finalement l’Espagne et son avenir.

Mais que viendrait donc faire l’Europe et son prix Nobel de la paix dans ce débat ibérique ? Le politologue anglais Robert Cooper, il y a quelques années, a défendu la thèse selon laquelle l’Europe serait entrée dans une ère post-nationale, reflétant une sorte d’avant-garde universaliste, dans un monde encore marqué par des formes selon lui archaïques d’organisation des souverainetés(2). Mais au vu des évènements courants, la question ne mériterait-elle pas d’être posée différemment ? L’Europe ne serait-elle pas bien davantage entrée dans une ère post-étatique, génératrice d’instabilités et de fractures que le discours des pouvoirs établis s’efforce de cacher ? C’est en tous les cas l’interprétation privilégiée par les souverainistes de tous poils basques et catalans.

Un prix Nobel de la paix bien anachronique a été accordé à l’Union européenne. Que peut-il bien célébrer, 67 ans après la fin de la deuxième grande guerre européenne, plus de cinquante ans après la signature du traité de Rome, plus de dix ans après l’élargissement ayant soldé la fin de la guerre froide ? En panne d’horizon, l’Union, il est vrai, craque sous les coups d’une mondialisation qui remodèle ses contours économiques et sociaux avec brutalité. Mais le rappel de la paix, bienvenue, bien qu’imposée hier par les circonstances, et les vainqueurs, Etats-Unis et URSS, le souvenir plus tardif de ses conséquences institutionnelles, la construction européenne, répond-il aux difficultés, aux enjeux et au contexte de 2012 ?

La construction européenne est porteuse de cohérences supranationales de toutes sortes, économiques, comme symboliques et culturelles. La paix n’est pas, plus éventuellement, le moteur de sa dynamique. L’essentiel est ailleurs, dans la fabrication d’un espace le plus homogène possible, afin de faciliter la circulation des marchandises et leur échange. Au fil des ans, un certain nombre d’Etats ont donc abandonné leurs monnaies. Ils ont aussi effacé leurs frontières. Un drapeau commun désormais accompagne la bannière nationale dans chacun des pays membres. Des institutions prétendent incarner jusque dans leur dénomination l’existence d’un pouvoir central commun, doté d’une capitale, Bruxelles. La logique de l’ensemble privilégie la mise en concurrence des acteurs économiques et donc la déconnection progressive de tout ce qui est supposé l’entraver, ou générer des concurrences inégales. Le cadre national perd de sa pertinence qu’il s’agisse de politiques industrielles volontaristes, d’entreprises d’Etat, de perpétuation de services publics, de fiscalité ou de législation sociale.

Cet affaissement de l’Etat a stimulé les revendications particulières là où sa légitimité était contestée. L’hymne national espagnol est sans paroles(3). L’Espagne n’a pas réussi à construire une identité collective aux XIXème et au XXème siècle. Ses périphéries, basque et catalane, ont nourri d’Europe leur aspiration nationale. Toute avancée européenne est interprétée comme un repli du pouvoir central. Nationalistes basques et catalans sont donc européistes militants, pour mieux assurer leur aspiration paradoxale à un Etat. Hier ils ont défendu avec Bruxelles le divorce de velours entre Tchèques et Slovaques, l’accession à l’indépendance des Etats baltes, celles des Etats héritiers de l’ex-Yougoslavie, aujourd’hui contre Madrid celle du Kossovo. Au nom de cette diplomatie européenne, porteuse de reconnaissances nationales, ils revendiquent le droit comme les Africains en son temps de remettre en question les frontières héritées.

La crise économique bien entendu a accru les contradictions intérieures. La Catalogne et le Pays-basque sont les régions d’Espagne les mieux dotées économiquement. Elles revendiquent un nouveau rapport financier avec Madrid, désigné comme le principal responsable de la banqueroute financière et sociale collective. Faute d’avoir obtenu une réévaluation de ce qu’il apporte à l’autorité centrale, un pacte fiscal plus favorable, le gouvernement catalan du nationaliste Artur Mas, considère que seule est désormais praticable une démarche conduisant à une forme de souveraineté au sein de l’Union européenne.

Nationalistes basques et catalans ont lancé ce défi institutionnel pour toutes ces raisons. Mais aussi parce qu’ils savent qu’ils ne sont pas seuls. D’autres en Europe ont pris cette même voie. La crise économique met à rude épreuve la convivialité des Etats les moins assurés. Alors que la construction européenne a fait chez eux l’objet de lectures voisines de celles faites en Espagne par Basques et Catalans. Les Flamands de Belgique, la Ligue du Nord en Italie, le parti nationaliste d’Ecosse, les catholiques d’Irlande du Nord, sous des formes diverses entendent remettre en question le lien qui rattache leur « région » à la Belgique, à l’Italie et au Royaume-Uni. Et au-delà des mers, au-delà de l’Europe mais toujours en Occident, le souverainiste au Québec cultive la même aspiration.

(1) Capitales des Communautés autonomes du Pays-basque et de la Catalogne
(2) Robert Cooper, La fracture des nations, Paris, Denoël, 2004
(3) Jean Jacques Kourliandsky, « Espagne, la nation introuvable », in Füsun Türkmen, « Turquie-Europe, le retour des nationalismes, Paris, L’Harmattan, 2010

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