ANALYSES

Asie centrale – Afghanistan : petit essai de prospective…

Tribune
11 juin 2012
L’Asie centrale, gigantesque carrefour au cœur de « l’île mondiale », a connu une première mondialisation , au tout début de notre ère, lorsqu’une liaison commerciale a pu être établie, par les chemins de la soie, entre l’Empire chinois et l’Empire romain. Pendant seize siècles, l’Europe et l’Asie se sont croisées et mêlées dans les oasis du Touran, pour le plus grand profit des Etats locaux, avant que la route maritime des Indes ne détrône, du XVIème au XXème siècle, cette voie terrestre.
L’éventualité d’un nouvel âge d’or
Aujourd’hui, le « Milieu des Empires »(1) dans son ensemble, grâce à ses ressources énergétiques et métallifères exceptionnelles, mais aussi par suite de l’envolée économique et commerciale de la Chine, se couvre littéralement d’un réseau de plus en plus dense de voies ferrées, d’autoroutes, de gazoducs, d’oléoducs. Ceci revêt une telle envergure qu’on peut envisager à moyen terme une deuxième mondialisation de l’Asie centrale : le fret routier ou ferroviaire par conteneurs du littoral chinois aux ports de la Baltique n’est-il pas en passe de détrôner le transport maritime plus long, aussi cher et, surtout, moins sûr ? Le réseau terrestre de pipes qui se met rapidement en place ne va-t-il pas concurrencer la navigation au long cours par pétroliers ? Pour s’en persuader, il suffit de considérer l’immensité des ambitions chinoises à propos du hub ou pivot commercial sino-kazakh de Khorgos ou de la future zone économique de Kachgar : des axes routiers, ferroviaires, énergétiques convergent déjà de toutes parts vers les gares et les énormes aires de stockage de ces deux nœuds de communications. Si la mise en place d’une traversée routière du Pamir nécessite encore dix ans de travail, celle des Tian-Chan, de Kachgar à Bichkek via Och, n’est déjà plus un problème : grâce notamment aux travailleurs chinois, il n’y a plus de monts Célestes !
Ces développements commerciaux ajoutés à la multiplication des exploitations minières et énergétiques pourraient induire dans toute la région, à l’horizon d’une quinzaine d’années, une prospérité qui rivaliserait avec celle de l’âge d’or des Routes de la soie . Les prémices de cette prospérité sont déjà perceptibles au Kazakhstan, au Turkménistan comme au Xinjiang.
Par malheur, des forces plus ou moins souterraines tirent l’Asie centrale vers le bas : celles de la division clanique et ethnique, des antagonismes nationaux, de la surpopulation et du manque d’eau, du fanatisme religieux, des trafics en tout genre, de la corruption omniprésente. Elles s’ajoutent aux résultats négatifs de certaines incitations venues de l’extérieur…
En effet, le champ d’action centrasiatique est exploité, en bien comme en mal, par les grandes puissances et organisations internationales qui, jusqu’au cœur du Touran, tissent un réseau très dense de rivalités, de chausse-trappes : celui du Très Grand Jeu (2). Qu’une réussite du capital chinois advienne, par exemple, en Asie centrale et l’on verra une coalition d’intérêts étatiques divers acharnée à pirater cette « prise en compte chinoise », à vrai dire dangereuse…

Mais si intense et intrusif que soit ce jeu, il n’aura jamais la capacité de pénétration que possède déjà l’Afghanistan en milieu centrasiatique. On peut réellement comparer ce pays à un sous-marin bourré de torpilles tapi sur le flanc du vaisseau « Turkestan ».

Scenarii afghans
Quelles que soient les hypothèses envisagées pour l’avenir du peuple afghan, l’explosion d’une guerre civile plus ou moins longue paraît inévitable avec une projection de problèmes sur toute la périphérie du pays. Cela se produira non seulement en direction de l’Asie centrale où les réfugiés rejoindront leurs frères de race (tadjiks, ouzbeks, turkmènes, etc) mais aussi vers le Pakistan et l’Iran (émigration de Pachtounes et de Baloutches). Des troubles s’étendraient ainsi à tout le pourtour afghan. Les scenarii d’avenir peuvent être schématiquement limités à trois possibilités :
1/ Les factions afghanes étant parvenues à s’entendre autour de la production de drogue, un narco-Etat apparaîtrait en première hypothèse sur tout le territoire de l’Afghanistan. Il reposerait sur la personnalité de Hamid Karzaï qui se révèle être un extraordinaire équilibriste du pouvoir : discrédité chez lui pour la corruption de son entourage et de son clan, il parvient quand même à se ménager le soutien américain mais aussi celui de la Chine, de l’Inde, de l’Europe et, surtout, des milieux de la drogue : ceux-ci pourraient un jour financer en bonne partie l’entretien de l’armée et de la police laissées par les Américains et servir de pont entre le nord et le sud afghan. Mais le pays étant extrêmement divisé par nature et Karzaï parfaitement impopulaire cette éventualité est peu plausible. Tout juste devrait-elle concerner une période de deux ou trois ans. Ses conséquences pour l’Asie centrale seraient celles, catastrophiques, du troisième scénario exposé ci-après.

2/ Les Taliban avec l’appui du Pakistan réussissent à chasser Karzaï ou celui qui lui succèderait après les élections de 2014. L’Alliance du Nord soutenue notamment par l’Inde, l’Iran et la Russie résiste alors victorieusement au nouveau pouvoir : c’est un modèle de partition mais qui pourrait être surmonté
Dans ce scenario, admettons que les chefs taliban, notamment Mollah Omar, mettent fin, au nom de l’islam, à leur alliance avec la drogue et l’attaquent. C’est une initiative à encourager , car tout le mal actuel, de la corruption à la subversion, est lié au trafic de narcotiques. Dans ce cas de figure, l’Afghanistan, avec l’aide du monde arabe, des pays voisins et de l’Occident se remet peu à peu. Dans la zone pachtoune, au sud, une lutte féroce contre la drogue est menée, comme en 1999-2000. Dans le Nord, au contraire, l’approche est plus mesurée : avec l’aide d’une « coalition anti-drogue »(3) la récolte d’opiacés est rachetée à des fins médicinales, le temps d’accoutumer les paysans à des cultures de substitution qui remplaceront peu à peu le pavot. Revenu à un certain équilibre, l’Afghanistan est alors en mesure de rétablir son unité.
Dans ce contexte favorable, l’Asie centrale luttera efficacement contre la subversion, la corruption et les trafics parce qu’ils auront perdu leurs racines afghanes. Surmontant ses divisions et les incitations malsaines du Très Grand Jeu, toute la zone devrait se développer assez rapidement.
3/ Le troisième scenario , de loin le plus funeste mais aussi, malheureusement, le plus probable, voit les Taliban au pouvoir maintenir leur alliance avec la drogue.
Dans ce cas, à la division entre Sud et Nord, s’ajouterait en Afghanistan, dans le camp des Taliban, une orientation différente entre djihad national et djihad international.
Par opposition aux Taliban dits nationaux de Mollah Omar, partisans d’un califat limité à l’Afghanistan, les Taliban dits internationaux de Hakimullah Mehsud et Jalaluddine Haqqani, appuyés par les restes d’Al Qaïda et du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), n’auront de cesse, à l’instigation des barons de la drogue, de répandre leur terrorisme en Asie centrale.
Le djihad international aurait alors toute facilité à se lancer en pays touranien où il disposerait des filières du trafic des narcotiques qui font souvent jeu commun avec celles de l’islamisme/terrorisme. Mais il bénéficierait surtout de la grande proximité religieuse et « sociétale » des Afghans avec les populations notamment sédentaires du Turkestan : Ouzbeks et Ouïghours en particulier. Que la succession du président ouzbèk Islam Karimov intervienne alors que le djihad international se projette en Asie centrale, et l’on verra l’action de ce mouvement grandement facilitée.

Evolutions prévisibles
Qui pourra s’opposer en Asie centrale à l’élan conjoint de l’islamisme, de la drogue et de la subversion alors qu’il s’adresse à la majorité miséreuse de la population tournée vers l’islam en tant qu’unique solution à ses problèmes ? Les pouvoirs plus ou moins corrompus actuellement en place n’auront guère la force de résister à ce raz-de-marée.
Mais, derrière ces pouvoirs chancelants, l’on voit se dessiner dès aujourd’hui l’action de deux alliances qui s’efforcent de les rassembler et de les renforcer : l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC) inspirée par la Russie, l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) animée conjointement par Pékin et Moscou.
Ces deux organisations – notamment l’OCS qui avec ses pays observateurs(4) regroupe plus de la moitié de la population mondiale – paraissent puissantes sur le papier. En fait, à l’image de leurs pouvoirs tutélaires russe et chinois, elles semblent manquer de souplesse, plus encore que l’OTAN. On peut donc s’attendre de leur part, face à la subversion, à des réactions aussi violentes (car souvent militaires) qu’inadaptées, du type de celles observées de nos jours au Xinjiang contre les Ouïghours.
A ce point, l’expérience chèrement acquise par les pays occidentaux au fil de la dernière guerre en Afghanistan pourrait être utile à des puissances encore marquées par la rudesse du communisme. Si, contre la drogue, il s’agira de lutter manu militari , avec toute la force nécessaire et dans toute la profondeur du territoire afghan, l’action de contre-guérilla et l’activité policière en Asie centrale devront en revanche être menées avec doigté en respectant la population. Si cette dernière profite de la prospérité renaissante, améliore son niveau de vie, voit les inégalités diminuer et discerne face à l’islam terroriste les bienfaits d’un islam modéré devenu une « contre-cause compétitive »(5), alors tous les espoirs seront permis face à des fanatiques discrédités par leurs violences et leur alliance avec la drogue.

Mais cette aide technique, voire conceptuelle que pourrait apporter maintenant l’Occident, en particulier par le modèle français de contre-guérilla(6), est malheureusement compromise par l’impopularité de Vladimir Poutine dans les cercles dirigeants américains et otaniens –à l’exception notable de l’Allemagne. Cela devrait empêcher dans les années à venir toute coopération en profondeur. Cette dernière pourtant serait bien utile pour donner à Pékin comme à Moscou la mesure et l’habileté nécessaires pour la résolution des conflits du XXIème siècle, à commencer par la crise afghane.
L’Asie centrale ne sera donc pas défendue, au moins à court terme, comme elle devrait l’être. D’énormes potentialités matérielles et commerciales risquent ainsi d’être gâchées dans le Turkestan. Pendant ce temps, la drogue et ses conséquences – la corruption et la subversion – continueront à sévir de plus en plus gravement non seulement en Russie et en Chine mais aussi en Europe. Les crises connexes qui seront observées dans la péninsule indienne, en Transcaucasie, au Moyen et Proche-Orient étendront finalement la crise à la quasi-totalité de l’île mondiale.
Il reste à espérer que les grandes puissances s’entendent à temps pour coopérer face au cancer de la drogue qui les ronge toutes. Puissent alors le couple franco-allemand et les pays européens qui voudront bien le suivre se rapprocher de la Russie en donnant à cette dernière le poids qui lui manque face à la Chine. Puissent les Etats-Unis tolérer cette évolution en se focalisant sur des problèmes qui requièrent toute leur attention et leur force tant dans les Amériques que dans la zone Pacifique(7). La paix du monde aussi bien que la force des démocraties dépendent de ce partage de responsabilités.

* Cette analyse est développée dans le prochain ouvrage de René Cagnat : « Les larmes d’Allah. Guerre, islamisme et drogue en Afghanistan : conséquences pour le reste du monde » à paraître en septembre prochain aux éditions du Rocher.
(1) René Cagnat et Michel Jan, Le Milieu des Empires, entre Chine, URSS et Islam le destin de l’Asie centrale , monographie, Laffont 1981 et 1990.
(2) Cf article « Le très grand jeu » in Revue défense nationale , mars 2002.
(3) Idéalement, elle pourrait regrouper aussi bien les pays occidentaux que la Russie, l’Iran, la Chine, etc, tous pays victimes de la drogue.
(4) L’Inde, le Pakistan, l’Iran, la Mongolie et maintenant l’Afghanistan. Que l’Afghanistan ait été accepté comme observateur de l’OCS au cours du sommet de cette organisation à Pékin, le 7 juin dernier, est symptomatique du souci de la Chine et la Russie d’assurer la relève de l’OTAN à Kaboul. L’approbation à ce sommet par les chefs d’Etat d’une « planification stratégique sur le développement à moyen terme de l’OCS » va dans le même sens.
(5) Elément important du système de contre-insurrection mis au point en 1965 à la Rand Corporation par le Lieutenant-colonel français David Galula ( Contre-insurrection, théorie et pratique , Ed. Economica 2008, page 151).
(6) Cf. note 5.
(7) Cf à ce sujet la note IRIS de Jean-Pierre Maulny du 19.1.2012 « Les Européens doivent saisir les opportunités de la nouvelle doctrine américaine ».
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