ANALYSES

Tunisie: ‘Les principaux points de cristallisation apparaissent être le type de régime et la place de l’islam comme source de loi’

Tribune
3 avril 2012
Quelle est la situation politique en Tunisie : un système de partis (ou échiquier politique) tend-il à se structurer ?
La scène politique tunisienne d’avant les élections était caractérisée par un morcellement très important dû au très grand nombre de partis, mais surtout de listes indépendantes. Au final, 35% des suffrages exprimés n’ont pas débouché sur l’obtention de sièges. Aujourd’hui, une douzaine de partis sont représentés à l’Assemblée nationale constituante (ANC) sans que tous ne puissent constituer un groupe qui requiert 10 députés (sur 217). Ces élections ont, en quelques sortes, provoqué une simplification de la vie politique. En effet, les partis ou listes indépendantes n’ayant pas eu de sièges ont sans doute mesuré la difficulté de s’implanter dans le paysage politique et ne risquent pas de courir à nouveau l’aventure. La carte politique n’est pas pour autant figée : d’autres partis peuvent se créer, mais, surtout, des regroupements peuvent s’opérer.

Par ailleurs, la situation politique tunisienne qui a suivi ces élections a ceci d’original qu’elle voit associés au gouvernement trois partis parmi ceux arrivés en tête du scrutin, venant de familles politiques différentes, qui ne partagent néanmoins pas les mêmes projets pour la rédaction de la future Constitution : Ennahdha, (islamiste, 34% des voix, 89 sièges), le Congrès pour la République du Président Moncef Marzouki (centre-gauche nationaliste arabe, 12,5% des voix, 29 sièges) et Ettakatol (Forum démocratique pour le travail et les libertés, social-démocrate, 9,5% des voix, 20 sièges). Aujourd’hui, ces deux derniers partis affichent des positions proches sur la Constitution comme sur les questions économiques, sociales et sociétales, qui pourraient déboucher sur un rapprochement dont on ne peut, à ce jour, déterminer la forme. Ils représenteraient alors un bloc progressiste relativement important dont la particularité serait de ne pas refuser le dialogue avec les islamistes. Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer non plus que cette coalition gouvernementale se transformerait en alliance durable avec les islamistes, vu les fortes réticences à pareille hypothèse au sein des cadres et militants de ces deux partis et de leurs électorats.
En dehors de ces quatre formations, la surprise du scrutin est venue de la pétition populaire du milliardaire tuniso-britannique résidant à Londres, Hechmi Hamdi (inclassable, 12% des voix, 26 sièges, après l’annulation de certaines de ses listes en raison d’une proximité prouvée de certains de leurs candidats avec l’ex-RCD), dont l’effet médiatique de sa chaîne de télévision Al Mustakilla émettant depuis Londres et captée en Tunisie a sans doute été déterminant. C’est surtout dans les campagnes que ces listes ont réalisé leurs meilleurs scores. Mais les élus de cette liste se sont rapidement divisés en trois groupes différents, sans doute en raison du peu de consistance politique de ce courant.
En fait, l’évolution la plus rapide sur l’échiquier politique viendrait aujourd’hui du côté des formations battues dont certaines se sont regroupées au sein d’un même groupe à l’ANC (Démocrate) : le Parti démocrate progressiste (PDP, centriste), donné un temps deuxième derrière Ennahdha avant les élections, est vu comme le grand perdant du scrutin, avec 4% des voix et 16 sièges, et cherche ainsi aujourd’hui à fédérer une opposition à la majorité gouvernementale et surtout aux islamistes d’Ennahdha, espérant rallier un électorat déçu du CPR et d’Ettakatol qui refuserait l’idée de la coalition gouvernementale avec les islamistes. Le PDP s’est alors associé à de petits partis comme le Pôle démocratique et moderniste (regroupant les ex-communistes d’Ettajdid et des libéraux) et Afek Tounès (libéral). Un processus de fusion de ces trois formations dans un même parti est d’ailleurs lancé.
Enfin, les ex-destouriens (du nom de l’ancien parti au pouvoir) ont eu moins de 10 élus à l’ANC qui ne se réclament pas pour autant de l’ex-RCD. Mais l’ancien Premier ministre de transition M. Caïd Essebsi a récemment lancé une initiative de regroupement des bourguibistes et des centristes, dont le principal mot d’ordre serait de faire front contre les islamistes. N’oublions pas que ce parti fonctionnait à partir de réseaux et de clientélisme et que ceux-ci n’ont pas disparu.

Quelle est l’appréciation que vous portez sur le rythme et la qualité des travaux au sein de l’assemblée Constituante ?

Les travaux préliminaires ont pris plusieurs mois avec l’adoption de la loi sur la répartition temporaire des pouvoirs publics et le règlement intérieur de l’ANC, qui étaient nécessaires pour tracer le cadre de travail. Les commissions ont été mises en place fin janvier 2012 et ont commencé leur travail en février. Elles ont démarré par des auditions d’experts, ainsi que des trois derniers constituants de 1956 encore en vie. A ce jour, les principaux points de cristallisation apparaissent être le type de régime et la place de l’islam comme source de loi. Il faudra attendre quelques mois encore pour que commence la rédaction de la Constitution, pour espérer aboutir à un premier texte en fin d’année. Le rythme peut paraître lent, mais ces étapes sont nécessaires : en effet, n’oublions pas que les Constituants de l’ANC et les membres du gouvernement ont la particularité de ne pas avoir d’expérience politique élective antérieure et que cette inexpérience peut engendrer certaines lenteurs et rend nécessaire l’apprentissage de certains fondamentaux.

La situation économique et sociale est-elle de nature à déstabiliser le pouvoir transitoire en place ?
En effet, la situation ne s’est pas améliorée depuis la Révolution et les causes ayant conduit à la chute de l’ancien régime sont encore là : chômage élevé, pauvreté, régions cloisonnées de l’intérieur, sécurité durable non assurée (malgré une amélioration notoire), prix des denrées de base en augmentation constante, catastrophes naturelles dans certaines régions (inondations dans le Nord), etc… La ferveur révolutionnaire est retombée et les attentes restent très fortes. Le gouvernement a donc été contraint de présenter un budget de rigueur, en hiérarchisant les priorités en mettant en tête le début d’un décloisonnement des régions de l’intérieur, notamment à travers des aides publiques et le lancement de constructions d’infrastructures et la lutte contre le chômage et la grande pauvreté. De même, il est primordial que le tourisme reparte cette saison : à défaut, ce sont plusieurs centaines de milliers d’emplois qui seraient menacés directement ou indirectement, sans oublier qu’il s’agit-là de la première source d’entrée de devises. Enfin, le retour d’une sécurité durable est indispensable pour favoriser le retour des touristes mais aussi des investisseurs, non seulement étrangers mais aussi tunisiens, car la stabilité ne reviendra qu’avec la sécurité.

La question de la place de l’islam dans la Constitution peut-t-elle déstabiliser le processus de transition démocratique ?
Le mot « déstabiliser » est sans doute trop fort car il s’agit-là de choix politiques résultant des élections. Par contre, il est clair que cette question, très sensible en Tunisie, divise les Tunisiens et que certains l’instrumentalisent pour répartir la population entre « bons » et « mauvais » musulmans et en tirer un bénéfice politique qu’il s’agissent des salafistes ou de certains éléments d’Ennahdha. Cette surenchère identitaire est dangereuse pour la paix sociale, la coexistence pacifique et l’unité nationale. Récemment, M. Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha, a déclaré que l’affirmation de l’identité arabo-musulmane de la Tunisie à travers l’article 1er de l’ancienne Constitution était suffisant (rejoignant en cela les positions d’Ettakatol, du CPR et du groupe Démocrate) car la question de la Charia comme source de loi était mal comprise et source de divisions. Or, il y a quinze jours, le Président du groupe parlementaire d’Ennahdha s’était prononcé, au nom de son groupe, pour l’introduction d’une telle référence et avait affirmé la volonté d’Ennahdha de faire déclarer inconstitutionnelle toute loi qui lui serait contraire, sans préciser l’interprétation de l’islam qu’il conviendrait d’adopter. Dès lors, avec une interprétation stricte des lois islamiques, seraient alors menacées les lois sur le divorce, l’adoption, le statut personnel, les droits des femmes ou même la possibilité pour des musulmans de travailler dans des hôtels ou restaurants servant de l’alcool ou encore l’intégralité du système bancaire bâti sur les intérêts, sans compter les conventions internationales signées par la Tunisie.
Plus récemment, ce même responsable politique était venu, la semaine dernière, apporter son soutien à des manifestants salafistes, en disant que le recours au référendum pouvait être envisagé sur cette question sur laquelle il ne donnait pas l’impression de vouloir faire des concessions. La question est : quelle version représente vraiment la position d’Ennahdha et quelles sont les intentions réelles de ce parti ? A ce jour, l’hypothèse éventuellement susceptible d’aboutir à un consensus serait d’en rester au statu quo de 1956/59 à travers lequel les lois tunisiennes connaissaient une inspiration des principes de l’islam, mais selon une lecture ouverte, tolérante, voire même progressiste, qui fut celle de Bourguiba et des premiers Constituants.