ANALYSES

Quand la France disparait d’Amérique latine, la France disparait de la carte (1)

Tribune
27 février 2012
Les gazettes hexagonales dopées par l’approche des présidentielles scrutent les entrailles de la France en effet à l’aune de l’Allemagne. Une kyrielle de chiffres conforte un verdict semble-t-il irréfutable. La France a dévissé depuis une dizaine d’années. Au bénéfice disent-elles de l’Allemagne qui s’affiche et s’affirme en puissance, dominatrice peut-être ou pas encore, mais certainement sûre d’elle-même. Les analyses du déclin dans la foulée de Nicolas Baverez ont donné une dimension structurelle à cette conjoncture morose (2). Certains avec Jean-Pierre Chevènement (3), ont confirmé et appelé au réveil français. Tandis que d’autres sous des formes plus ou moins compatibles et politiquement diverses ont théorisé le repli, et parfois le rejet, des marchandises comme des hommes, épargnant, mais pour combien de temps, les idées venues d’ailleurs.
Exportations allemandes, immigration étrangère, sont donc au cœur des polémiques et des enjeux électoraux 2012. Autant dire qu’ils sont au jour d’aujourd’hui au centre de débats contradictoires ne facilitant pas l’évaluation du repli français. Un horizon inversé géographiquement, celui de l’Amérique latine en facilite en revanche la pertinence. Région plus lointaine et donc plus propice à la froideur argumentaire elle aide à la compréhension des rapports de puissance. Le commentaire peut paraître paradoxal en ces temps de carnaval de Rio. L’Amérique latine n’est-elle pas selon le sens commun territoire de chaleurs, celles des émotions et celles du climat. Soleil et moiteurs stimulent sans doute les glandes exocrines mais ils n’affectent en aucune manière les neurones. Il y a là incontestablement depuis deux siècles, entre l’Amérique latine et la France, un mètre étalon de la puissance validé par l’histoire de leurs relations bilatérales.


Loin des yeux, et sans doute du quotidien, l’Amérique latine a pourtant attiré investisseurs, intellectuels, voire conquérants français à différents moments de son histoire. Ces moments sont toujours allés de pair avec une vitalité nationale exceptionnelle, économique comme politique et créative. Les temps de repli français en Amérique latine ont au contraire été aussi ceux du doute, de l’incertitude, institutionnelle, culturelle, économique. Napoléon Ier, Napoléon III, Charles de Gaulle, François Mitterrand, ont à leur façon, éthiquement très différente, témoigné de cette vérité empirique. Reprise de la Louisiane, mise au pas de Saint-Domingue, tentative d’OPA sur les vice-royautés espagnoles d’Amérique, ont accompagné de 1802 à 1809 l’émergence conquérante du premier empire. Soixante ans plus tard l’expédition militaire française du Mexique a révélé l’entrée de la France en révolution industrielle et les ambitions du second empire. Le périple latino-américain du général de Gaulle en 1964 manifestait la nouvelle assurance internationale, un tantinet dissidente, de la France des Trente glorieuses économiques. François Mitterrand de 1981 à 1983 a brièvement ranimé la chaleur et les couleurs de cette flamme, du Mexique au Salvador en passant par le Nicaragua et l’Argentine.
L’absence d’Amérique latine depuis, et entre temps, à l’inverse, révèle celle de la France au monde. La France en 2012, comme dans les années 1930, n’a plus pour les siens l’évidence qu’elle avait encore en 1964 et en 1981. Ces temps de crise, ces temps de chômage et d’interrogations nationale et diplomatique ont été comme le signale un rapport parlementaire, longuement et avec nostalgie, ceux de l’érosion française en Amérique latine (4). L’heure était alors et est encore au doute sur une identité nationale, ministériellement sanctuarisée en 2007. La stratégie de l’escargot est devenue la règle d’or. On retrouve là d’autres débats sur le décrochage illustrés par Paul Valéry (5) ou Robert Aron et Arnaud Dandieu, dans l’entre deux guerre (6). Le repli d’aujourd’hui a une traduction internationale concrète. La peur du monde et l’affichage ostentatoire de prétendues hiérarchies de civilisation (7) sont désormais le logiciel des « élites » dirigeantes. Et le recours aux armes, celles de la police dans les périphéries intérieures et celles de l’OTAN dans l’étranger proche, son mode d’expression concret. Crise, et entrée en basses eaux diplomatiques ont eu un effet immédiatement perceptible en Amérique latine, aux confins de l’influence française. La France a disparu de la carte.


Le constat n’a rien de particulièrement surprenant. En cycle de dépression économique, la diplomatie française reflue. Elle se replie sur l’étranger proche, c’est-à-dire aujourd’hui l’Europe, la Méditerranée, l’Afrique et les Etats-Unis. L’Amérique latine a été effacée du tableau de bord. Ce qui est en revanche plus inattendu, c’est l’absence de stratégie d’attente et de reconquête de la part d’un pays, et d’élites, de droite comme de gauche, qui prétendent préserver les positions acquises dans le concert des nations, à l’ONU bien sûr, mais aussi au FMI, à la Banque mondiale ou à l’OMC, voire à l’OTAN. Le diagnostic est pourtant sans appel. En Amérique latine, les acteurs culturels nationaux de plus en plus laissés à eux-mêmes, tout comme ceux de l’industrie et du commerce, ne convergent plus, mutualisent mal, faute d’orientations et de concertation. Au contraire, comme on a pu le constater ces dernières années en réduisant le champ de l’intérêt général à la situation de personnes connaissant des difficultés particulières, – on pense ici aux dossiers Betancourt et Cassez-, les autorités gouvernementales ont érodé les domaines d’influence de la France en Amérique latine. Ce qui relève dans la campagne 2012 du non sens, et sans doute de la faute politique, pour un pays revendiquant son influence à l’ONU comme on l’a constaté dans la première polémique de campagne touchant à l’international entre les candidats principaux.


Ce choix qui est celui du non choix, reléguant l’Amérique latine à un folklore touristique et parfois politique d’un autre âge, est d’autant plus absurde que pour des raisons tenant à la croissance, à l’émergence économique, comme à une nouvelle assurance diplomatique, ce sous-continent occupe un espace international en expansion. Toutes caractéristiques qui n’ont échappé ni aux Asiatiques, ni en Europe aux Allemands, aux Italiens et aux Espagnols. La Chine, l’Inde, l’Iran, l’Allemagne ont peaufiné ces dernières années un livre blanc organisant leur offensive qui est tous azimuts en Amérique latine. Le contraste est saisissant avec la France qui est en Amérique latine devant une feuille désespéramment blanche. Ce lapsus géopolitique prolongé reflète une défaillance plus large. Elle porte d’abord sur l’identité du pays dégradée par un ciblage gouvernemental erroné mobilisant les énergies et les passions contre des boucs émissaires intérieurs, la « racaille », les migrants et les gitans. La France, membre permanent du Conseil de sécurité, membre du directoire du FMI, pour rester ce qu’elle est, doit exercer à temps plein sa responsabilité de puissance globale. De burkas, en roms, de réceptions républicaines en fatwas incendiaires à l’égard des dirigeants libyen et syrien, en passant par le ralliement sans contrepartie aux opérations extérieures des Etats-Unis, la France a disparu d’Amérique latine et a par ricochet dilapidé une part de son savoir faire et de son influence extérieure.
(1) Titre inspiré de Nicolas Tenzer, Quand la France disparaît du monde , Paris, Grasset, 2008
(2) Nicolas Baverez, La France qui tombe , Paris, Perrin, 2003
(3) Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ? , Paris, Fayard, 2011
(4) Jean-Pierre Dufau, Jean-Luc Reitzer, France et Amérique latine : de l’amitié au partenariat , Paris, Assemblée nationale, 8 février 2012
(5) Paul Valéry, La crise de l’esprit , Paris, Gallimard, La Pléiade 1957
(6) Robert Aron, Arnaud Dandieu, La décadence de la nation française , Paris, Rieder, 1931
(7) Voir les thèses opposées de Tzvetan Todorov, La peur des barbares , Paris, Robert Laffont, 2008/et de Claude Guéant, ministre de l’intérieur, exposées devant les étudiants de l’UNI le 4 février 2012