ANALYSES

L’Irak vaincra-t-il ses démons ?

Tribune
30 janvier 2012
Par Wassim NASR, Veilleur analyste Proche/Moyen-Orient, diplômé d’IRIS Sup’
Nouvel équilibre régional Les États-Unis, en choisissant d’ignorer cette histoire chargée entre les deux communautés et les rapports de force régionaux, ont déclenché un processus difficilement réversible. Pour la première fois depuis l’époque des Abbâssides, l’Irak est sous gouvernance chiite. Ce qui n’est pas nécessairement aux antipodes des intérêts américains dans la région ; ce mastodonte qu’était l’Irak a été mis hors état de nuire pour une durée indéterminée. On remarque que mise à part la concordance de ce nouvel état de fait avec les intérêts des Israéliens qui constatent « l’élimination du danger venant de l’Est », cette nouvelle réalité concorde également avec les intérêts des Iraniens, qui ont vu les Américains venir à bout d’un ennemi historique. Donc malgré les slogans et la rhétorique ambiante, l’animosité entre la République islamique et ses voisins du Golfe demeure plus importante que celle entretenue avec l’État hébreu.
Néanmoins, l’enjeu n’est pas le même pour Washington, Tel-Aviv et Téhéran. Ce qui est un changement d’équilibre historique avec une poussée sans précédent vers l’Ouest pour l’Iran n’est qu’une « assurance » passagère pour Israël. Alors que pour les États-Unis, l’ancienne peur d’une hégémonie irakienne sur la région et sur son pétrole est remplacée de facto par la peur d’une hégémonie iranienne qui se dessine et s’affirme. Cela est aussi vrai pour les pétromonarchies du Golfe, qui de surcroit craignent une révolte des minorités chiites qui chercheraient un appui de l’autre côté du golfe arabo-persique. La répression sanglante et coordonnée entre les membres du CCG au Bahreïn en est la preuve.
Le théâtre irakien concentre toutes ces contradictions régionales et malgré le retrait de ses troupes, Washington demeure un acteur important de la scène irakienne. A peine ce retrait accompli, voilà qu’Ayad Allawi – ancien favori au poste de Premier ministre et Chiite à la tête de la formation el-Irakia (81 sièges sur 325 du parlement irakien) – qui rassemble des députés sunnites – demande une initiative américaine pour gérer la crise actuelle, estimant que l’Irak passe par « la phase la plus critique de son histoire ». La demande d’Allawi survient après la visite éclair du Général Raymond T. Odierno, commandant en chef de la Joint Force Command ; une visite précédée par celles de Barak Obama et de Joe Biden.
Le message politique de la visite d’Odierno est interprété par certains analystes comme un soutien de l’administration Obama à Nouri el-Maleki, actuel Premier ministre. Surtout que la Maison Blanche a bien annoncé que Washington « ne s’ingérera pas dans les affaires irakiennes ». Selon d’autres observateurs, l’objet de cette visite serait tout autre : Odierno serait venu à Bagdad pour sommer Maleki de changer une politique qui s’avère à la fois embarrassante pour Washington mais aussi aux antipodes d’une construction démocratique.

Maleki à l’origine de la crise

Nouri el-Maleki, le Premier ministre chiite, a accompli deux objectifs dans sa manœuvre visant en premier lieu deux figures sunnites de premier ordre : Tarek el-Hachemi, en sa qualité de vice-président de la République et Saleh Moutlak en celle de vice-Premier ministre. Hachemi est accusé de terrorisme et ses gardes du corps incarcérés. Simultanément, Moutlak ayant qualifié Maleki de « dictateur pire que Saddam Hussein », se voit opposer une demande de « retrait confiance » au Parlement.
Hachemi, après s’être réfugié au Kurdistan irakien, a tenté une dernière manœuvre judiciaire en essayant de transférer l’affaire à Kirkouk. Cette deuxième requête fait suite à une première, qui visait à transférer l’affaire au Kurdistan irakien. Toutes les deux ont été refusées par les instances judiciaires irakiennes.
Le Premier ministre continue son offensive avec l’arrestation du vice-président du Conseil de Bagdad, Ryad el-Aaddad, en application d’une décision de justice qui se base sur la quatrième clause de la loi anti-terroriste*. Un adjoint au gouverneur de Diala, Ghadban el-Khazraji, a été également arrêté et quatre autres membres du conseil local sont recherchés par les autorités, dont le gouverneur lui-même, Abdel Nasser Mohamed el-Mehdawi.
Les ministres d’el-Irakia ont suspendu leur participation aux réunions du gouvernement et ses députés ont fait de même concernant les sessions parlementaires. Sans oublier que le gouvernement, suivant une instigation de son Premier ministre, s’apprêtait à voter une « interdiction d’accès aux ministères » visant ces mêmes ministres.


Cette crise a aussi poussé plusieurs députés sunnites d’el-Irakia à quitter cette formation. Néanmoins, les ministres et les députés d’el-Irakia ne tarderont pas à reprendre « sans aucune condition » leurs fonctions au sein du gouvernement d’ « union nationale » et au Parlement. D’une manière parallèle, avec l’aide de son groupe parlementaire Dawlat el-Kanoun (Etat de droit), Maleki tente d’attirer les députés qui ont quitté le groupe d’Allawi. Le Premier ministre essaye de renforcer son groupe parlementaire, anticipant la perte du soutien de Moktada el-Sadr.

Quel rôle se dessine pour Moktada el-Sadr ?
Malgré son jeune âge, Sadr – héritier et fils de la grande figure d’opposition que fut son père Mohamed Sadeq el-Sadr, assassiné en 1999 – est devenu une personnalité incontournable de la scène irakienne. Moktada el-Sadr était à la tête de l’Armée du Mahdi, fer de lance du combat contre les troupes américaines et britanniques (2004-2008). Cette milice, officiellement dissoute, a aussi combattu l’armée nationale irakienne dans les rues de Bassora ou de Bagdad, le poussant vers son exil iranien en 2007. Sachant qu’avant cet exil forcé Sadr ne comptait pas parmi les alliés les plus zélés de Téhéran ; bien au contraire il s’opposait à l’influence grandissante de la République Islamique.
Sadr finira par suspendre les opérations militaires, mais un groupe dissident de l’Armée du Mahdi, Assa’ib Ahl el-Hak, a continué de son côté le « Jihad contre l’occupant ». Depuis le départ des troupes américaines, ce groupe, naguère traqué par les autorités irakiennes, a arrêté ses activités militaires et rejoint la coalition de Maleki. Cela, au grand dam de Sadr lui-même, qui accuse Qais el-Kazali, à la tête du groupe en question, d’être « un agent à la solde de l’Iran ». Une autre formation, Kataëb Hezbollah, appuyée par l’Iran, n’a pas rendu les armes malgré le départ des troupes américaines.


L’entente avec la formation de Moktada el-Sadr permit à Maleki d’avoir sa majorité parlementaire et ainsi d’obtenir le poste de Premier ministre à la suite des dernières élections législatives. Cette entente est le fruit d’une instigation iranienne qui fut plus forte que l’animosité entre les deux hommes. Avec le soutien à Allawi, Sadr retrouve son ancienne posture vis-à-vis de Maleki et en même temps il endosse un nouveau rôle de stabilisateur et d’intermédiaire.

Comment sortir de la crise ?

Les formations politiques irakiennes ont tenu une réunion le 15 janvier – la première depuis le mandat d’arrêt visant Hachemi – pour tenter de maintenir le gouvernement d’union nationale en place. Cela dit, aucune décision n’a été prise à la sortie de cette réunion, mises à part les déclarations du président de la République (kurde) Jalal Talbani qui a évoqué « une responsabilité historique pour l’avenir de l’Irak après la fin de la dictature et le départ des troupes étrangères du pays » tout en appelant à la tenue d’un « Conseil national» à Bagdad.
Ayad Alawi et Nouri el-Maleki devrait se rencontrer en marge de cet événement, de même que d’autres figures politiques sunnites, chiites et kurdes. Les agissements de Maleki étant en totale contradiction avec ce qui a été convenu à Irbil – en matière de nominations des ministres, de la régence des affaires étatiques, l’équilibre confessionnel dans les institutions de l’État et la formation d’un « Conseil stratégique des politiques [gouvernementales] » – Allawi, a exprimé sa réticence à participer à des pourparlers bilatéraux sans la présence de « témoins » ; parmi ceux qu’il suggère, Massoud Barzani, président du district du Kurdistan irakien, et Moktada el-Sadr.
Allawi propose trois plans de « sortie de crise ». Dans deux d’entre eux, il suggère que Maleki quitte son poste de Premier ministre. Plus concrètement il appelle à la désignation d’un nouveau Premier ministre par la « coalition nationale » ; la formation d’un nouveau gouvernement qui préparera des élections anticipées ; ou la formation d’un gouvernement d’union nationale en application des accords d’Irbil de novembre 2010*.
Dans cette atmosphère tendue, le parlement irakien s’apprête à voter sept projets de lois parmi lesquels l’une vise à régir les conditions de candidatures pour le poste de président de la République. Et ce alors que les provinces à majorité sunnite, Anbar, Salahedin et Diali réclament l’autonomie.
Finalement, la riposte sunnite ne se fait pas attendre, elle se fait dans le sang et se matérialise avec des attentats et des attaques visant des postes de polices et de l’armée. Néanmoins, si cette riposte se transforme en guerre, l’on entrera alors dans une phase similaire à celle vécue naguère, au détail près que l’armée américaine ne sera plus là pour rétablir l’ordre, et son absence éliminera ce facteur d’unité que fut « la résistance à l’occupant ». Cela alors que plusieurs responsables irakiens proche du Premier ministre accusent la Turquie d’envoyer ses espions à Bagdad, et l’Iran d’ingérence. Human Rights Watch a annoncé que l’Irak revient aux méthodes sécuritaires et répressives de l’ancien régime, au moment où Maleki interdit les visites sur la tombe de Saddam Hussein à Tikrit.
La grande question qui demeure est de savoir de quel côté et au profit de qui basculera le génie irakien une fois sorti de sa lampe. Sauf si le pays des Mille et Une Nuits est noyé dans le sang des Irakiens trop occupés à survivre pour frotter la lampe magique.

*Les accords d’Irbil avaient mené à la formation du gouvernement actuel avec Nouri el-Maleki comme premier ministre. Cela malgré le fait qu’el-Irakia été en tête dans les élections de mars 2010, mais la formation d’une coalition par les partis chiites (159 sièges sur 325) amènera Maleki au pouvoir.
*Tout individu « qui a recours à la violence, qui menace d’enclencher une fitna confessionnelle, une guerre civile ou des affrontements communautaires ; cela en armant les citoyens, en les poussant à s’armer, en les incitant à la discorde ou en finançant toutes ces activités ».
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