ANALYSES

Cinq brèves remarques sur les processus révolutionnaires dans le monde arabe

Tribune
30 novembre 2011
Première remarque. Contrairement à ce qui est répété quotidiennement, il paraît erroné de caractériser les mouvements en cours de « Révolution ». En effet une révolution suppose la destruction d’un système politique et social pour le remplacer par un autre, or nous n’en sommes pas à ce point. Mis à par les cas tunisien et libyen, qui sont au demeurant très différents l’un de l’autre, il n’y a pas de mise à bas des systèmes politiques et sociaux. Ce constat ne relativise aucunement l’immense importance politique de l’onde de choc qui parcourt le monde arabe depuis le début de l’année, qui va continuer à se développer durant plusieurs années, et qu’il est plus juste de qualifier de processus révolutionnaire.

Deuxième remarque. Le terme de printemps arabe est-il approprié ? Oui et non. Oui, parce que le formidable mouvement pour la dignité et la liberté est l’expression d’une renaissance du monde arabe et de la capacité de ses citoyens et de ses peuples à briser le mur de la peur qui les étreignait depuis des décennies. Ce qui se passe est en ce sens comparable à ce que les historiens ont appelé le « printemps des peuples » à propos des mouvements de mobilisation révolutionnaire qui ont agité l’Europe au milieu du XIXe siècle. Non, parce que les analyses que certains commentateurs et responsables politiques ont exprimé au cours du printemps sur un « effet dominos » qui allait emporter les régimes les uns après les autres se sont révélées totalement illusoires. Si les causes – sociales et politiques – des révoltes sont sensiblement les mêmes dans le monde arabe, elles ne peuvent produire les mêmes effets pour une raison très simple : chaque Etat-nation, en fonction de son histoire, des rapports de force en son sein, ne peut réagir de façon identique à celle de ses voisins. C’est pour cela que les mouvements de contestation ont dans certains pays pris un cours tragique et que l’automne politique a rapidement succédé au printemps.

Troisième remarque. La question des programmes alternatifs des partis d’opposition. Les régimes de dictature qui ont caractérisé le monde arabe durant plusieurs décennies rendent impossible l’émergence en quelques semaines de nouveaux partis politiques diversifiés, influents et implantés. Les opposants historiques qui, avec un courage remarquable, ont continué pendant ces années à faire briller une lueur d’espoir n’ont souvent pas de base sociale et sont relativement isolés. Dans certains pays, une exception confirme la règle avec le cas des Frères musulmans, car ce sont les seuls qui soient réellement organisés et qui possèdent de véritables réseaux d’influence au sein de larges pans des sociétés. Ils sont souvent respectés pour avoir subi les persécutions de régimes tyranniques et sont reconnus, à ce stade, comme des hommes ayant résisté à la corruption. Ces quelques caractéristiques mériteraient d’être expliquées pays par pays car les Frères musulmans ont développé une sorte d’islamo-nationalisme en s’adaptant à chaque Etat-nation, ce qui signifie en d’autres termes qu’il n’existe pas d’internationale des Frères musulmans. On constate enfin que les partis qui les incarnent sont favorables à des coalitions avec d’autres forces politiques, notamment nationalistes et social-démocrates, comme c’est le cas en Tunisie et au Maroc. Cet apprentissage du compromis politique constitue un paramètre extrêmement positif pour la mise en place graduelle de systèmes politiques pluralistes et démocratiques.

Quatrième remarque. La question du rapport à la démocratie. La démocratie n’est pas un système qui peut s’importer de l’extérieur. De ce point de vue, la tragédie du peuple irakien, victime de l’unilatéralisme de l’administration néo-conservatrice de George W. Bush, ne doit pas être oubliée. La mise en œuvre d’un système politique démocratique est un processus qui peut être long et qui n’est jamais linéaire. En d’autres termes, il peut connaître des périodes de stagnation, voire de recul. Pour ces raisons, il ne peut y avoir de modèle clé en mains qu’il suffirait de recopier. A contrario il nous semble nécessaire d’affirmer que certains principes et valeurs sont à caractère universel : égalité entre hommes et femmes, respect de l’alternance politique quand elle est l’expression d’un processus électoral libre…


Cinquième remarque. La question du modèle turc. Dans les relations entre Etats, il est en réalité très rare qu’il y ait un modèle, et quand il y en eut ce furent des catastrophes. Chacun garde par exemple en mémoire la volonté stalinienne de servir de modèle à des Etats qualifiés en leur temps de « satellites » ! La Turquie ne peut servir de modèle pour des raisons qui sont liées à son histoire. La république y a été proclamée il y presque cent ans, la transition démocratique s’est effectuée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Certes, cette démocratie a connu de nombreuses mises entre parenthèses lors des multiples interventions de l’institution militaire dans le champ politique. Il n’en demeure pas moins que les citoyens turcs ont acquis au cours des décennies une expérience incontestable de la pratique démocratique. Les Etats arabes possèdent une autre histoire, les peuples arabes ont d’autres expériences. C’est pourquoi il serait totalement erroné qu’ils tentent de reproduire mécaniquement la situation qui prévaut en Turquie. Ces paramètres étant posés, il est toutefois une évidence qui s’impose : la Turquie est une source de réflexion, de dialogue et d’échange pour les citoyens arabes. En outre, son affirmation comme puissance de premier plan au sein du Moyen-Orient en fait un partenaire incontournable.

Ces quelques très brèves remarques montrent que, décidément, il n’y a pas de prêt-à-penser idéologique pour comprendre les processus révolutionnaires qui se développent dans le monde arabe et que nous devons inventer de nouvelles grilles d’analyse pour en saisir les dynamiques.
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