ANALYSES

« Il existe en Europe un réel déplacement du centre de gravité politique vers la droite»

Tribune
19 septembre 2011
Les élections législatives qui viennent de se dérouler au Danemark ont été favorables à la gauche, après dix ans au pouvoir de la droite alliée à l’extrême droite populiste ; cela signifie-t-il que les contestataires qui votaient pour ce parti extrémiste en ont été déçus ? La gauche représente-t-elle au Danemark une nouvelle forme de contestation ?
Les élections législatives du 15 septembre ont montré un certain désamour pour le Parti du Peuple danois, qui n’a atteint que 12,3% des voix contre 13,9% lors de la précédente consultation. Ce parti populiste et xénophobe a perdu trois sièges de députés, mais il a surtout perdu son statut de faiseur de roi, qu’il occupait sous la coalition de centre-droit battue hier, et qui lui avait permis d’imposer aux partis conservateurs et libéraux l’une des législations les plus restrictives d’Europe sur les questions d’immigration et de droits des étrangers. D’une manière générale, il est parvenu à imposer un agenda extrêmement défavorable à tout ce qui pouvait concerner la présence des communautés étrangères ou le multiculturalisme de la société danoise. Il a en quelque sorte pris en otage le Parlement tout entier, en monnayant ses votes contre des concessions.
Les Danois ont donc changé de cap, en donnant une majorité assez claire au centre-gauche, et ce, grâce au retour du débat économique et social dans la campagne. Le Danemark est un pays qui reste effectivement moins touché que les autres par la récession et la crise financière qui frappent l’Europe. Toutefois, le Danemark d’aujourd’hui est bien différent de celui que l’on a connu dans les années 1970, soit celui du modèle social scandinave triomphant : les déficits publics sont en hausse et incontestablement, c’est sur les questions économiques et sociales que les électeurs se sont prononcés hier. Ils ont montré leur lassitude face à l’énergie dépensée par la coalition gouvernementale de centre-droit dans les perpétuelles négociations avec les populistes sur des questions clairement secondaires, comme celle du rétablissement des contrôles aux frontières. Les Danois ont des préoccupations autrement plus importantes, comme l’adoption de l’euro ou encore le déficit public, qui menace le système de protection sociale qui leur est cher. Ce qui préoccupe surtout les Danois est d’éviter que leur pays ne se retrouve dans la même situation économique que certains de ses voisins.

Ce recul de l’extrême droite au Danemark marque-t-il les prémices d’un mouvement qui pourrait s’étendre à l’Europe, ou le cas du Danemark est-il particulier ?

Nous avons récemment pu observer un autre scrutin scandinave : les élections municipales norvégiennes du 12 septembre.
Le climat dans lequel elles se sont déroulées est assez particulier puisque qu’elles ont eu lieu moins de 2 mois après les attentats commis par un individu certes isolé, mais qui avait pendant 10 ans été membre du Parti du Progrès, le principal parti populiste xénophobe norvégien. La question était donc de savoir si l’horreur de ces deux attentats, les plus graves que la Norvège ait jamais connu, commis par quelqu’un qui se réclame clairement d’une idéologie d’extrême droite, allaient détourner les électeurs norvégiens d’un Parti du Progrès qui certes n’appartient pas à la coalition nationale, car il existe encore un refus des principaux partis démocratiques de l’y inclure, mais qui est néanmoins important puisqu’il récolte régulièrement entre 20 % et 25 % des voix.
Le résultat a été sans appel : le Parti du Progrès norvégien a enregistré une chute de 6,1%, et n’a recueilli que 11,4% des voix. Il demeure bien sûr une force dans un certain nombre de grandes villes, mais les attentats d’Oslo ont clairement porté un coup à son image, et ce, même si l’auteur des faits n’en était plus membre.
Le cas de la Norvège démontre une baisse de l’attrait des partis populistes, mais il faudra néanmoins attendre les résultats d’autres scrutins, notamment ceux des élections législatives suisses qui auront lieu le 23 octobre, dans un pays donc, où existe un parti assez semblable au Parti du Progrès -l’Union démocratique du centre-, qui est crédité de 27% à 30% des voix, ce qui ferait de lui le grand vainqueur des élections.
Le 4 septembre le Parti national- démocrate allemand (NPD) a par ailleurs obtenu 5 élus au Landtag de Mecklenburg- Poméranie, performance qu’il n’a pas rééditée le 18 septembre à Berlin, ce qui prouve que la situation est finalement assez contrastée, y compris dans deux régions touchées, d’une manière différente, par la crise économique, le chômage en particulier, mais à la sociologie différente. J’ai toujours expliqué qu’il n’existait pas à proprement parler de « vague européenne » de partis d’extrême droite, mais plutôt des mouvements de reflux et des mouvements de progression, non linéaires. Il est impossible de généraliser des tendances nationales à l’ensemble de l’Europe. Malgré cela, on assistera certainement le 9 octobre, en Pologne, à un formidable recul de l’extrême droite, qui selon toute vraisemblance devrait se voir réduite à 1% ou 2% des voix, alors qu’elle siégeait au gouvernement en 2006-2007.
Les choses sont donc assez mouvantes, ce qui signifie que l’on peut opposer un démenti à l’idée selon laquelle la crise économique et financière entraînerait obligatoirement un développement de ce type de partis. Effectivement, ce facteur joue, mais les traditions nationales aussi, ainsi que la manière dont se structurent les partis d’extrême droite et leur plus ou moins grande attractivité, qui peut être liée au charisme de leur dirigeant, à leur positionnement idéologique ou à bien d’autres facteurs encore.

Comment expliquer ce processus de normalisation des extrêmes-droites en Europe ? Ce phénomène est-il récent ?

Le phénomène de normalisation des droites radicales populistes et xénophobes en Europe est un peu le résultat mécanique de l’importance électorale que ces formations ont prise dès les années 1980, et qui leur a souvent permis d’exercer une pression très forte sur les partis conservateurs et libéraux de droite.
Nous avons pu observer ce même phénomène en France : la droite a tenté de garder dans ses rangs la fraction la plus droitière de son électorat en faisant des concessions, notamment sur l’immigration et sur le refus du multiculturalisme, des thématiques largement abordées par le Front national. Mais cette stratégie a été un échec, et le Front National a retrouvé aux élections cantonales de 2011 la vigueur électorale qu’il avait perdue lors de la présidentielle de 2007.
Les principes de la droite et de l’extrême- droite sont pourtant éminemment différents. Ainsi la droite de gouvernement, en France, ne préconise pas la préférence nationale et demeure attachée au modèle républicain d’intégration et d’acquisition de la nationalité française par contrat. Clairement, elle provient d’une tradition idéologique opposée à celle du FN, évidence qui s’impose même à ceux qui critiquent sa politique économique et sociale ainsi que son action dans les domaines de l’immigration, du droit des étrangers et de la sécurité.
Il faut tout de même observer qu’il existe en Europe un réel déplacement du centre de gravité politique vers la droite, mais qui selon moi n’est néanmoins pas lié à la bataille que se livrent droite et extrême-droite. Il me semble que ce déplacement s’opère non pas uniquement à cause de la crise, mais aussi en raison de la rapidité des changements induits par la mondialisation, qui provoque chez certains un sentiment de perte de repères, que mon collègue Dominique Reynié, directeur de la Fondation pour l’innovation politique, décrit comme étant une forme d’angoisse vis-à-vis de la crainte de perdre son patrimoine économique (salaire, statut social, travail), mais aussi culturel (les repères culturels européens sont chamboulés par la rapidité avec laquelle les flux d’information et de population se déroulent). Tous ces changements induisent un sentiment d’insécurité, couplé à une impression de déclin, un sentiment que l’Europe n’est finalement plus aujourd’hui au centre du monde. Les grandes puissances émergentes, comme la Russie, la Turquie, l’Inde ou la Chine, l’Iran également, cultivent leur identité nationale, qui est une partie structurante de leur action politique extérieure, tandis que l’Europe, qui n’a toujours pas défini une identité commune, prend douloureusement conscience qu’aujourd’hui ce n’est plus elle qui écrit l’Histoire, ou du moins qu’elle n’en est plus le moteur.


Quelles sont les thématiques communes aux différents partis populistes d’Europe ?

La question de savoir si l’on peut définir un minimum idéologique commun aux différentes formations d’extrême droite européennes anime les débats d’experts. Il y a dans les différents partis populistes d’Europe beaucoup de spécificités très fortes, ce qui d’ailleurs empêche la création d’une « internationale de l’extrême droite » au plan continental. Il existe cependant un certain nombre d’invariants.
Le premier est l’opposition formelle à la coexistence sur le même territoire de plusieurs cultures, une culture « autochtone » et des cultures venues de l’immigration non-européenne. Le second est l’opposition à l’immigration, opposition qui n’est pas uniquement due à la crise qui obligerait les pays européens à fermer leurs portes, mais qui vient surtout de la considération selon laquelle l’immigration serait un phénomène déstructurant, notamment sur le plan culturel et sociétal. Il y a également une très forte opposition à toute forme de gouvernance supranationale, qui vise bien sûr l’Union européenne, mais qui est bien plus largement liée à la mondialisation, souvent décrite par les plus radicaux de ces partis comme préparant l’avènement d’une sorte de gouvernement mondial qui mettrait entre les mains d’une toute petite élite financière et politique globalisée la destinée du monde. Une sorte de théorie du complot, idée récurrente dans l’univers de l’extrême droite.
Il y a aussi le populisme, dont je donne une définition bien précise : le fait de vouloir remplacer le système de démocratie représentative tel qu’on le connaît en France, par lequel les citoyens délèguent la souveraineté nationale à des personnes qu’ils élisent, par la démocratie directe, ce qui reviendrait à soumettre toute législation, tout problème de société à des referendums permanents. Ce système fonctionne peut-être très bien en Suisse, car c’est une tradition qui remonte aux origines de l’État, mais dessaisir d’une manière aussi considérable les Parlements nationaux et mettre le peuple en situation de se prononcer par des votations sur à peu près tous les problèmes nous opposerait surtout au risque que des décisions soient prises au gré des fluctuations de l’opinion, et sous le coup des passions plutôt que de la réflexion.