ANALYSES

Leçons latino-américaines de la crise libyenne

Tribune
29 août 2011
La réponse n’est pas évidente. Posée en termes d’universalité éthique, elle justifie en effet surprise, regrets et critiques. Mais la réelle question est-elle vraiment celle-là ? En d’autres termes, est-il pertinent de la poser ainsi ? Le rouleau compresseur de la pensée unique fabriquée en Occident et diffusée par un éventail impressionnant de médias et de laboratoires d’idées provoque de plus en plus souvent un aveuglement critique, une incapacité à écouter et à comprendre d’autres partitions du monde. La démocratie, rappelle Amartya Sen, prix Nobel indien d’économie, est la chose la mieux partagée (1). Au point d’ailleurs que tout un chacun, au sud des méridiens de Londres, Paris et Washington, se sent le droit d’en proposer une lecture et un mode d’emploi particuliers. Les grandes démocraties d’Amérique latine entendent aujourd’hui dire leur mot, et partager avec les démocraties plus anciennes un droit de regard et de décision sur les affaires du globe. En clair, concernant la Libye, Argentine, Brésil, Mexique et leurs voisins ont condamné la répression des populations par le régime. Mais la plupart ont également rejeté la prétention de quelques pays, membres d’une organisation militaire héritée de la guerre froide, l’OTAN, à vouloir seuls dire le droit et à l’imposer avec leurs armes.

Equateur, Nicaragua, Venezuela, ont condamné le recours à la prétendue guerre juste, perçue de leur point de vue comme néocoloniale. Le Nicaragua a signalé qu’il accueillerait Mouammar Kadhafi, si ce dernier en faisait la demande. Le Brésil, émergent local, en s’abstenant, a laissé filer la résolution 1973 du Conseil de sécurité le 17 mars 2011, au nom de la protection des civils, droit nouveau adopté par les Nations unies en 2005. Antonio Patriota, son ministre des Affaires étrangères, avait justifié devant les parlementaires de son pays le feu orange ainsi accordé aux Etats-Unis, à la France et à la Grande Bretagne. Le scénario initial n’ayant pas été respecté, le Brésil et d’autres pays ont manifesté un agacement croissant. Avec le groupe IBAS (2), soit avec l’Inde et l’Afrique du Sud, il a multiplié les initiatives diplomatiques visant à remettre l’intervention militaire sur les rails de la résolution. La chute du régime libyen a été de façon réaliste admise comme un fait accompli. Le Brésil a pris contact avec l’opposition. Mais il n’a pas pour autant reconnu comme légitime le CNT, le Conseil national de transition. Il espère la constitution d’un gouvernement de coalition. Il attend le 21 septembre et la décision qu’adoptera le Comité des lettres de créance des Nations unies.

D’ores et déjà, les leçons de la crise libyenne, le non respect par l’OTAN et la France de la résolution 1973, ont une incidence sur la gestion du dossier syrien. Le groupe IBAS a visité Damas, pour défendre une démocratisation sans interférences extérieures. La paix n’a rien à faire avec les opérations militaires, a déclaré le ministre brésilien des Affaires étrangères. Le Brésil se concerte tous azimuts avec les exclus de la crise libyenne, l’ASEAN, la Chine, l’Inde, la Russie, l’Afrique du Sud, la Ligue arabe, le Bénin, et avec ses voisins du Mercosul pour explorer les convergences et inventer comme en 2003 à l’OMC, un mode collectif de gestion des crises internationales. La démocratie oui, disent les membres du groupe IBAS. « Le Brésil, a rappelé Antonio Patriota, soutient les aspirations à la liberté et à la démocratie » des peuples libyen et syrien. « Mais le Brésil, a-t-il ajouté, considère qu’interventions militaires et démocratie sont incompatibles ». Il estime que la communauté internationale a une responsabilité qui ne saurait se limiter à sa partie « occidentale ».

Cette exigence de collégialité n’est de toute évidence pas comprise, ou acceptée, par les puissances démocratiques installées. Bien qu’ayant signé un pacte stratégique avec le Brésil en décembre 2008, la France gravite aujourd’hui de plus en plus loin du Brésil. Les frottements se multiplient, dans le commerce, l’économie, comme la diplomatie. Ils sont d’autant plus rugueux que la position économique respective des uns et des autres évolue. L’Europe et les Etats-Unis sont en crise et endettés. Les émergents en revanche poussent, croissent et accumulent les devises. Le Venezuela a décidé de redéployer ses réserves en euros et en dollars en Chine et en Russie. Le Brésil, fort de ses avancées économiques et sociales, se pose en modèle et en revendique les dividendes diplomatiques. Il définit le périmètre de sa défense dans un Livre Blanc en cours d’élaboration. Il poursuit avec l’Argentine une coopération nucléaire, civile, dont les objectifs ont été rappelés le 18 juillet 2011 (3). Il a, en 2010, secoué le cocotier occidental avec la Turquie concernant l’Iran. Il poursuit sa démarche diplomatique refondatrice avec les BRIC et l’IBAS à propos de la Libye et de la Syrie. Les révolutions arabes, dans leur diversité, définissent un Maghreb et un Machrek nouveaux. Mais la rupture géopolitique pourrait aller bien au-delà et concerner les Nations unies. Le Brésil et les émergents, de toute évidence, entendent poser, d’Iran en Libye et à la Syrie, les fondations d’un monde géré de façon multilatérale.

L’Amérique latine a pu être qualifiée d’Extrême occident (4). Cet extrême, ce que l’on oublie parfois de Paris à Washington, a été occidentalisé par la force, qu’elle soit espagnole, portugaise, française ou nord- américaine. Cela prédispose à la critique des armes et à la quête de garanties. « From the halls of Montezuma to the shores of Tripoli » (« Des salons de Montezuma aux côtes de Tripoli »), chantent sur un air de cancan les troupes de marine des Etats-Unis depuis 1879. Cet hymne martial accompagne depuis cette date les interventions militaires de Washington. Il a été écouté d’une oreille attentive dans son contexte, du Mexique à la Libye. Il est aujourd’hui brouillé par les contre mesures musicales de plus en plus audibles fabriquées à Bollywood et au Sambodrome de Rio.

(1) Amartya Sen, La démocratie des autres, pourquoi la démocratie n’est pas une invention de l’Occident, Paris, payot, 2005
(2) IBAS= Inde, Brésil, Afrique du sud, groupe constitué en 2003 à la veille de la conférence de l’OMC organisée à Cancún, Mexique
(3) Déclaration des ministres des affaires étrangères, Antonio de Aguiar Patriota et Héctor Timerman
(4) Alain Rouquié, Introduction à l’extrême occident, Paris, Seuil, Points, 1998