ANALYSES

Le « bourbier afghan »… jusqu’à quel point ?

Tribune
23 août 2011
Par Jean-Dominique Merchet, directeur adjoint de Marianne, auteur de « Journal du bourbier afghan » (Ed. Jean-Claude Gawsewitch)
Les « sitreps » (situation reports) ont-ils révélé des faits inconnus ou peu clairs jusque-là ?
Les « sitreps » n’ont pas bouleversé notre connaissance globale des faits : le tableau, le paysage, les grandes formes du relief étaient connues. Ce que les documents révélés ont apporté est plutôt de l’ordre du détail, et précisent des éléments. Ces documents nous ont donné un aspect beaucoup plus juridique et pertinent de la réalité, sans toutefois la changer.

La publication d’une telle quantité de documents reflète-t-elle un affaiblissement de la puissance américaine ? Certains d’entre eux peuvent-ils réellement embarrasser les États-Unis ?
En ce qui concerne les révélations faites par Wikileaks sur l’Afghanistan que j’évoque dans mon ouvrage, pas tellement. Elles n’ont pas été vraiment embarrassantes pour le gouvernement américain parce que, sur le fond, ces documents n’étaient pas d’un niveau de classification très élevé, et très peu d’éléments étaient encore méconnus de la presse. En revanche, dans une nouvelle vague de publications, Wikileaks a rendu publics des télégrammes diplomatiques. Cet évènement a été beaucoup plus embarrassant pour l’Administration américaine car les véritables opinions et stratégies des diplomates américains ont été mises en lumière. Dans un certain nombre de pays, les conséquences ont été très importantes, ne serait-ce qu’en Tunisie : Wikileaks a publié des documents prouvant que le gouvernement américain était plutôt hostile à Ben Ali et était prêt à soutenir l’opposition. Il faut donc bien distinguer les premières publications de Wikileaks sur l’Afghanistan, dont mon ouvrage traite, de ce qui est arrivé ensuite.
Cela signifie-t-il alors un affaiblissement de la puissance américaine ? Oui, dans la mesure où en principe une grande puissance est supposée capable de conserver ses documents confidentiels ; aussi lorsqu’un groupe ou un individu est capable de mettre en péril la sécurité de ses systèmes d’information, ce n’est jamais très bon signe et n’est jamais bon pour son image.

Peut-on tracer un parallèle entre le gouvernement afghan de 1989-1992 installé par les Soviétiques et celui d’aujourd’hui, consolidé par les Américains ? Ce dernier a-t-il autant de risque de connaître le même destin que le premier ?
Cette thèse est celle que je défends. Les Soviétiques de l’époque Gorbatchev ont réussi à se sortir d’Afghanistan, en février 1989, sans trop de dégâts puisque leur retrait s’est effectué dans le cadre d’un accord international avec les États-Unis, le Pakistan et le gouvernement afghan. Ils ont laissé derrière eux le gouvernement afghan entre les mains d’un de leurs alliés qu’ils avaient préalablement installé au pouvoir, le docteur Nadjibullah. Ils ont également laissé derrière eux un appareil militaire et de renseignements assez efficace, et sont partis sans trop d’encombres, en prenant leur temps puisqu’ils ont mis plus de dix-huit mois à quitter le pays. Bref, « l’afghanisation » s’est opérée et les Soviétiques ne sont pas partis de manière aussi dramatique que les Américains de Saïgon en 1975. L’image du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan n’est en rien comparable à celle terrible du retrait des troupes américaines du Vietnam.
Évidemment, ce souvenir n’a pas été préservé ; c’était la guerre froide, nous étions du côté des insurgés et la propagande anti-soviétique était féroce. Par ailleurs, très peu de temps après le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, nous avons pu assister, dès le mois de mai 1989, à la première ouverture du rideau de fer qui, dans les mois qui suivirent, fût emporté dans sa totalité, l’Union soviétique n’ayant pas mis ensuite très longtemps à s’effondrer. De ce fait, le gouvernement afghan mis en place par les Soviétiques tomba en avril 1992, après avoir tenu à peine plus de deux ans.
Le parallèle avec la situation actuelle est tout à fait flagrant. Combien de temps Karzaï peut-il tenir ? Honnêtement, ce sont là les aléas de l’Histoire, et je me garderais bien de tout pronostic.

Votre ouvrage « Journal du bourbier afghan » a été publié avant la mort de Ben Laden. Quel impact celle-ci aura-t-elle sur le cours de la « guerre contre le terrorisme » ?
La mort de Ben Laden symbolise la victoire. Cette idée de « guerre contre le terrorisme », invention de l’Administration Bush, n’a jamais été reprise par celle d’Obama. Elle avait vu le jour au lendemain du 11 septembre et sa mission était d’abattre Ben Laden. Et elle a été accomplie. Cette partie de l’Histoire est donc terminée, et une nouvelle page s’ouvre. L’Administration Obama en sort renforcée, et se retrouve avec toutes les cartes en main. Cela met-il pour autant fin au terrorisme lié à Al-Qaïda ? Bien sûr que non. Néanmoins, Al-Qaïda n’est plus aussi puissante et influente qu’en 2001. Cette organisation est aujourd’hui visiblement très affaiblie. Elle continue à porter des coups, mais reste limitée à ses propres territoires. Malgré plusieurs tentatives, elle a été incapable de porter atteinte aux États-Unis ou à l’Europe depuis plusieurs années. Cela signifie que ses capacités offensives sont extrêmement limitées par rapport à ce qu’elles furent au début des années 2000. Nous ne sommes pas pour autant complètement à l’abri, et Al-Qaïda pourrait frapper à nouveau. Pour conclure, si la mort de Ben Laden marque un tournant, le terrorisme a des causes endémiques et diverses qui, malgré les coups qu’il a reçu, lui permettra de continuer d’exister.

Quel est l’état actuel de la police afghane ? A-t-elle le pouvoir d’assurer les arrières des troupes de la coalition après 2014 ? Le risque d’un retour des talibans est-il réel ?
La guerre en Afghanistan est une guerre entre Afghans, qui dure depuis 1978. Pendant toute cette période, les camps se sont reconstitués à plusieurs reprises, ce qui implique que ceux qui s’affrontaient n’étaient pas toujours les mêmes et n’étaient pas bien ficelés. Il y a tout de même deux constantes : la guerre perpétuelle entre Afghans et l’appel aux forces étrangères par des groupes afghans pour combattre d’autres Afghans.
Quand les Occidentaux quitteront le pays, vont-ils laisser derrière eux un appareil de sécurité, composé de l’armée et de la police, capable de maintenir le gouvernement Karzaï en place ? Si l’on prend l’exemple de 1989-1992, on peut penser que cela pourra fonctionner pendant un temps, jusqu’à ce que les alliances afghanes évoluent. Manifestement, nous entrons dans une phase de recomposition. Une partie des talibans peut très bien prendre le pouvoir. Si je devais faire une lecture très pessimiste, je dirais que l’armée et la police afghane ne seront certainement pas capables d’affronter seules les insurgés, et qu’une partie de ceux-ci pourrait bien trouver un compromis avec une partie des dirigeants actuels, et ainsi prendre le pouvoir.
L’avenir ne sera pas blanc ou noir. Le choix ne se fait pas uniquement entre Karzaï et les talibans. Des solutions plus complexes pourraient bien voir le jour. Néanmoins, je pense qu’il est assez peu probable que le président afghan actuel puisse se maintenir au pouvoir très longtemps. Mais mon opinion n’est qu’une évaluation de la situation, pas une certitude.

*Entretien réalisé le 22 juillet 2011.
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