ANALYSES

Les Etats-Unis d’Obama : « Moins de discours belliqueux, moralisateurs mais en fin de compte c’est toujours la même chose ».

Tribune
30 juin 2011
Entretien avec Guy Spitaels, Ministre belge et professeur à l’Université libre de Bruxelles
L’hégémonie politico-militaro-industrielle ne s’est guère essoufflée sous le mandat d’Obama, pourtant quelques signes n’attestent-ils pas d’un changement de climat ? Que penser de la stratégie de multi-partenariat adoptée par Obama ?
La question de savoir si l’hégémonie américaine s’essouffle mérite deux réponses. On peut soutenir d’un côté que l’hégémonie américaine s’est étendue. On peut s’en rendre compte à travers trois exemples.
Tout d’abord l’hégémonie des Etats-Unis s’est étendue au Pakistan. Barack Obama a recours à l’envoi de drones de manière plus soutenue que George W. Bush. En effet, il a en a envoyé plus en quelques semaines que Bush en quelques mois. Les opérations au sol menées au Pakistan par l’administration Obama, tel que l’assassinant d’Oussama Ben Laden, attestent également de la portée de l’hégémonie américaine. La présence au sol des Américains s’est également amplifiée au Yémen. Le sénateur américain Lieberman qui revenait récemment d’un séjour au Yémen avait déclaré ceci : « L’Amérique a dans ce pays une présence grandissante».
Concernant l’Amérique Latine, l’administration Obama a passé un accord de coopération militaire avec le Brésil, prévoyant la mise en place d’une base multinationale et multifonctionnelle à Rio de Janeiro. Mais l’extension de l’hégémonie américaine me paraît la plus marquante dans le sud-est asiatique. A la différence de son prédécesseur qui semblait entièrement accaparé par les pays du grand Moyen-Orient, Barack Obama a développé la politique de puissance américaine dans cette région.
Sur le plan bilatéral, Obama s’est attaché à développer des liens étroits avec le Vietnam. En effet, l’administration américaine s’est déclarée disponible pour une négociation multilatérale sur les îles Paracel et Spratley, alors que Pékin avait élevé ses revendications en mer de Chine méridionale « à un niveau d’intérêt national primordial ». Obama a également apporté aux pays riverains du Vietnam, tel que le Cambodge et la Thaïlande, le financement des travaux sur le fleuve du Mékong, tout en excluant la Chine et le Myanmar. Le Vietnam, de son côté, lui a garanti un accès à la baie de Cam Ranh, utilisée par de nombreux pays comme le Japon ou encore la Chine ainsi que par les Etats-Unis pendant la guerre du Vietnam. C’est une baie en eau profonde dont l’extrémité est particulièrement avancée dans la mer de Chine méridionale, dans laquelle les bateaux américains pourront désormais mouiller. Le deuxième allié des Etats-Unis dans la région se révèle être l’Indonésie, qui représente avec ses 240 millions d’habitants, près de 40% de l’ensemble de la population de l’ASEAN. Les Etats-Unis ont ainsi rétabli les liens entre l’armée américaine et les forces spéciales indonésiennes Kopassus. Ce faisant, Obama applique ici les thèses du géopolitologue Nicholas Spykman qui, déjà dans les années 1940, considérait le contrôle du bord maritime du continent asiatique, qu’il appelait le rimland , comme beaucoup plus décisif que les conflits visant au contrôle de l’intérieur des terres, le heartland .
Si l’hégémonie américaine au Pakistan, au Yémen, au Brésil ainsi que dans les pays du sud-est asiatique s’est étendue, elle est, me semble-il, contestée. Celle-ci est logiquement contrariée, par les rivaux traditionnels des Etats-Unis tels que la Chine ou la Russie, mais aussi, de façon plus surprenante, par certains de ces alliés. Nous pouvons prendre quelques exemples qui illustrent cette nouvelle donne. L’affaire d’Okinawa en est un excellent exemple. Le gouverneur d’Okinawa est en effet favorable au départ des Américains de leurs bases. Parallèlement, la Turquie a envoyé une flottille à Gaza, en opposition totale avec l’allié numéro 1 des Etats-Unis au grand Moyen-Orient qu’est Israël. De plus, la Turquie a joué un rôle de médiateur avec l’Iran, au même titre que le Brésil. On peut également prendre l’exemple de l’Egypte post-printemps arabe. En effet, ce pays favorise l’entrée en scène du Hamas dans le gouvernement que l’Egypte aimerait former. De plus, les autorités égyptiennes ont ouvert de façon permanente les frontières avec la bande palestinienne de Gaza. Des bateaux iraniens passent également dans le canal de Suez pour se rendre, notamment, en Syrie. L’Egypte d’aujourd’hui n’est donc plus l’allié inconditionnel des Etats-Unis comme l’était celle de Moubarak. Avec la présence de l’armée et des frères musulmans, la politique extérieure de l’Egypte se modifie. S’agissant de la Colombie, allié numéro 1 des Etats–Unis en Amérique Latine, le nouveau président Juan Manuel Santos ne semble pas suivre la voie empruntée par son prédécesseur. Sans être pro-Hugo Chavez, il s’efforce de garder davantage d’équilibre sur ce continent.
Enfin, concernant la stratégie de multi-partenariat, je ne la trouve pas convaincante. Lorsque l’on prend par exemple le cas du dialogue à six avec l’Iran, les résultats sont maigres. Concernant la Corée du Nord, les « six party talks » s’enlisent également. En outre, au moment où le monde arabe est tourmenté par les mouvements que l’on connait, le partenariat esquissé avec l’Union africaine se révèle très décevant, en Lybie, comme dans le cas du Soudan où l’opposition persiste entre Khartoum et le Soudan du Sud.
Le multi-partenariat n’est pas une mauvaise idée en soi afin de résoudre des problèmes précis, mais son efficacité est très largement remise en cause.

Au cours des deux dernières années, Obama a multiplié les discours du même style comme au Caire. Assure-t-il vraiment la concrétisation du message qu’il délivre ? Selon vous, quelles contraintes Obama a-t-il sous-estimé ?

Pour répondre à la première question, je dirais que non, il n’y a pas de concrétisation très convaincante des messages qu’il délivre. Mais il ne faut pas écarter les contraintes structurelles de la vie politique américaine. Tout d’abord, nous pouvons mettre en avant la force de l’appareil militaro-industriel. Il convient de rappeler que le président républicain Eisenhower avait, déjà, dénoncé à la fin de son mandat cet appareil, en raison de la force excessive qu’il occupait dans le système américain. Pour l’heure, Obama se trouve à la tête d’une Amérique maîtresse des mers avec ses cinq grandes flottes opérationnelles, une dans l’Atlantique, deux dans la Méditerranée et le Golfe arabo-persique et deux dans le Pacifique. On peut également ajouter l’exceptionnel maillage de ses 560 bases et autres sites. Tout ceci montre que les Etats-Unis demeurent l’unique superpuissance. Par conséquent, le gigantesque appareil militaire qui maitrise cette puissance ne se laisse pas facilement éconduire par la volonté d’un président.
Par ailleurs, il est nécessaire de souligner le rôle du Congrès. Peu ont convenablement décrit le rôle que le Congrès allait jouer pour empêcher la réalisation de la politique annoncée. Ainsi, lors du discours de Prague (5 avril 20009), Barack Obama, tout en appelant à la fin du nucléaire militaire, avait déclaré qu’il allait s’employer énergiquement à faire ratifier le traité d’interdiction complète des essais nucléaires par le Congrès. Mais il ne tint pas son engagement. L’intervention « énergique » promise n’eut pas lieu. Le Congrès a refusé de ratifier ce traité, anéantissant ainsi les engagements pris au travers du discours de Prague.
En outre, il n’était pas évident que les Républicains s’empareraient du Congrès lors des élections de mi-mandat. Mais par le biais de cette victoire, la puissance du Congrès s’est renforcée, d’où cette impression d’hésitation et de renoncement que l’on peut sentir dans le camp Obama.
Les contraintes qui pèsent sur le président des Etats-Unis sont fortes. Il est faux de dire que Barack Obama est l’homme le plus puissant du monde. En théorie, peut-être, mais il doit composer avec des forces internes telles que l’appareil militaro-industriel ainsi que la majorité politique au Congrès.

Comment expliquez-vous que le budget en matière de défense présenté par Obama soit 6% plus élevé que n’importe quel budget présenté par Bush ? Peut-on parler d’un renforcement ?
Effectivement, nous pouvons parler d’un renforcement. Barack Obama semble s’engager sur la voie de la modernisation de l’arsenal nucléaire, en contradiction totale avec le désir d’un monde dénucléarisé. Il a fait voter une augmentation de 80 milliards de dollars qui seront consacrés à la modernisation de cet arsenal. Cela est sidérant. De plus, s’agissant de la militarisation de l’espace, il importe de bien voir que 95 % des milliards de dollars dépensés dans le monde à cette fin le sont par les Etats-Unis et l’administration Obama. De toutes manières, l’écart entre la première puissance et la deuxième puissance mondiale qu’est la Chine est très important. En effet, la Chine ne dispose actuellement d’aucun porte-avion. Un universitaire américain, Michael Mandelbaum, un des meilleurs spécialistes de la politique extérieure américaine que, bien que je ne partage pas l’ensemble de ses idées, parle de « Frugal Superpower » ; d’une superpuissance qui devrait être plus économe. Or, avec les chiffres que je viens d’évoquer, on peut aisément déduire que les Etats-Unis sont sur la voie contraire.
Actuellement, nous sommes face à un paradoxe qui est pour le moins étonnant. En effet, ce sont désormais les Républicains qui proposent de couper dans les dépenses militaires afin de résoudre le problème majeur du double déficit américain, budgétaire et commercial. On peut alors se demander ce qui va se passer pour les pays où les Etats-Unis sont engagés.

Obama étant engagé sur les quatre théâtres du grand Moyen-Orient, diriez-vous qu’il est victime d’une situation de fait engendrée par les engagements de Bush ? Contribue-t-il au dénouement de ces situations ?
Il y contribue, mais en partie seulement. Bien sûr, il ne faut pas écarter les mensonges écœurants sur lesquels George W.Bush a construit la guerre en Irak. La typologie politique de Barack Obama n’est pas bâtie sur « l’axe du mal » ou les Etats-voyous. Mais, il faut tout de même faire attention car le manichéisme n’est pas si loin. En effet, Obama mentionnait les régimes qui « sont du mauvais côté de l’histoire ». Dans son allocution lors de la remise de son prix Nobel de la paix à Oslo, Obama déclarait ceci : « Ne vous leurrez pas, le mal existe dans le monde… » ou bien encore : « Comme tous les chefs d’Etat, je me réserve le droit d’agir unilatéralement si cela s’avère nécessaire pour défendre mon pays. » Voici des déclarations qui finalement ne s’éloignent pas énormément de ce que l’on a entendu sous l’ère Bush.
S’agissant du « grand Moyen-Orient », qui inclut les pays à l’Ouest de l’Inde, on peut se pencher sur l’Irak qui est un test intéressant. En effet, nous sommes au milieu de l’année 2011 et le retrait des forces américaines devrait s’effectuer à la fin de l’année. Attendons de voir comment Obama s’y prend pour respecter cet engagement, sachant qu’en janvier 2011, près de 60 000 militaires et civils armés étaient toujours sur le terrain. Mais entretemps, on peut s’interroger sur ce qu’a fait Obama pour assoir la réconciliation dans ce pays. En quoi a-t-il amélioré la sécurité, réduit le terrorisme, cimenté un nouveau gouvernement et aidé ce dernier à traiter l’autonomie réelle du pays kurde, la relance de l’économie et la satisfaction des besoins alimentaires de la population ? La guerre a bien évidemment été lancée par Bush mais il me semble que quand on est à la tête de l’unique super puissance, on doit agir pour que le départ se fasse dans de bonnes conditions.
S’agissant de l’Iran, je n’ai entendu aucune déclaration claire sur ce que serait une solution négociée. Certains ont évoqué une solution qui me paraît la plus appropriée. Celle-ci s’appuie sur ce qui se passe actuellement au Japon. Tokyo possède des quantités très importantes de plutonium et peut ainsi devenir très rapidement une puissance nucléaire. L’Iran n’aurait donc pas la bombe mais pourrait tout de même se défendre en cas d’agression.
Par ailleurs, lorsque l’on se concentre sur les pays du Golfe arabo-persique englobant des pays tels que le Koweït, le Bahreïn, le Qatar ou encore les Emirats arabes unis, qui sont des pays lourdement armés, on peut s’interroger sur la politique d’Obama à l’égard de ces Etats. Obama vient en effet de passer un énorme contrat de 60 milliards de dollars avec l’Arabie Saoudite, concernant des jets et des hélicoptères. Le prix Nobel de la paix vient donc de signer un des plus gros contrats passés en matière d’armements.
Il est également intéressant d’étudier les agissements d’Hamid Karzaï. Bien que celui-ci ne dirige pas réellement le pays et soit corrompu, il donne l’impression d’être très méfiant à l’égard des Etats-Unis. Il s’inquiète de son avenir et du sort que lui réserveront les Américains lorsque le retrait des troupes aura lieu. Afin de prendre en main son futur, le président Karzaï a invité le président iranien Ahmadinejad à Kaboul et bénéficie personnellement du soutien financier de Téhéran, tandis qu’il négocie ou pré-négocie avec toutes les factions afghanes adversaires de la coalition internationale.
Enfin, sur le conflit israélo-palestinien, jamais un président américain n’a semblé autant démuni face à un gouvernement israélien. Début mars, le vice-président Joe Biden fut littéralement humilié lors de sa visite en Israël. Car Ce fut le moment choisi par Benyamin Netanyahou pour annoncer son intention d’autoriser la construction de nouveaux logements dans les colonies. De plus, le gouvernement américain a ouvert des pourparlers à Washington mais Israël ne s’y est guère intéressé. D’ailleurs des résultats éventuels sont cadenassés par un éventuel référendum que le premier ministre pourrait mettre en place afin de demander l’avis de son peuple. Enfin, les récentes et nouvelles propositions d’Obama pour relancer les pourparlers ont été écartées, Netanyahou désavouant une fois de plus le président américain, ou tout du moins ses initiatives. Le géant « Goliath » est ici entièrement aux mains de « David » puisque Netanyahou impose l’agenda et les personnes. Cette constatation est d’autant plus douloureuse lorsqu’on se rappelle que par le passé, le président Eisenhower avait fait preuve d’une grande fermeté lorsqu’Israël, accompagné par la France et l’Angleterre avaient décidé de s’élancer en Egypte. Reagan a fait de même dans les années 80 lorsqu’Israël campait au Liban. Bush père, également, avait étonné par l’ampleur des sanctions qu’il voulait prendre à l’encontre d’Israël quand ce pays développa ses implantations. Bush père avait alors menacé de ne plus donner la garantie du trésor américain aux emprunts d’Israël. Or on ne voit pas de consignes analogues avec Obama, aucune menace de restrictions de l’aide militaire ne semble être d’actualité.
Après un an et demi de mandat, je ne vois pas très bien où Barack Obama a fait avancer les choses s’agissant des cinq pays que l’on vient de passer en revue. A un peu plus d’un an de la prochaine élection présidentielle, c’est une grosse déception, d’autant plus qu’Obama nous avait fait miroiter des promesses qu’il n’a pas été en mesure de tenir, du moins pour l’instant.
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