ANALYSES

« Le mur modifie la représentation de l’autre »

Tribune
16 juin 2011
Entretien avec Frédéric Niel, journaliste et auteur de « Contre les murs » (éd. Bayard)
Dans votre livre, vous évoquez entre autres les murs Israël/Palestine, entre les deux Corées, à Chypre ou encore au Sahara occidental. Quels points communs ont tous ces murs à travers le monde ?
On peut discerner, pour simplifier, deux types de murs : les murs de défense, à but militaire, qui sont hérités de guerres comme les murs de Corée, de Chypre ou encore celui du Cachemire, conséquence de la décolonisation du sous-continent indien. L’autre grande famille, plus récente, est composée de murs contre l’immigration : USA/Mexique, Ceuta et Melilla… Le mur de Berlin lui-même était un mur anti-émigration. Il n’y a pas beaucoup de points communs entre tous ces murs. Si ce n’est l’étonnement qu’ils suscitent face à leur émergence ou leur subsistance alors que l’on est censé vivre une période d’ouverture des frontières, de mondialisation, de plus grande circulation des biens, des capitaux et des hommes.
Pourquoi, selon vous, la tendance est-elle à la construction de ces frontières infranchissables ? Peut-on parler, comme certains, d’un nouveau Moyen-Age ?
Il y a, tout d’abord, une augmentation du nombre de frontières avec la chute de l’URSS, l’éclatement de la Yougoslavie, la création de l’Erythrée, la séparation entre Tchéquie et Slovaquie, etc. Chaque frontière doit être contrôlée et, parfois, des circonstances particulières incitent les autorités à rajouter un mur. La Grèce a, par exemple, envisagé récemment de construire un mur sur sa frontière avec la Turquie pour freiner l’immigration en Europe.
Le développement inégal entre les pays et les régions du monde peut provoquer la construction de certains murs anti-immigration : Afrique du Sud face au Mozambique, Inde face au Bangladesh, Etats-Unis face au Mexique, etc.
Les « gated communities », ou quartiers sécurisés, se multiplient depuis une quarantaine d’années aux Etats-Unis. Cette tendance à l’ « encastellement » gagne de nombreux pays : Brésil, Egypte, et même la France… C’est cette obsession de la sécurité qui peut avoir un lien avec ce qui se passait au Moyen-Âge. Lorsque l’autorité centrale s’effondre ou n’arrive plus à assurer la sécurité des citoyens, chaque individu ou communauté ne compte plus que sur soi pour assurer sa sûreté. Les individus s’organisent alors en milice de quartier, se regroupent derrière les murailles d’un château fort, ou dans des fermes et abbayes fortifiées. Aujourd’hui, beaucoup se retranchent derrière des portes cadenassées, dans des maisons elles-mêmes situées au sein de quartiers sécurisés. Aux yeux de certains, cette tendance peut évoquer les temps moyenâgeux.
Quel effet psychologique ces murs ont sur notre perception du monde et des autres ? Ces effets sont-ils visibles sur le terrain ?
La dimension symbolique du mur est presque aussi violente que le fait d’empêcher la circulation des hommes. Elle modifie la représentation de l’autre. Même ceux qui ne se méfiaient pas forcément des migrants vont estimer que, si un mur est construit, c’est qu’un danger existe. D’autant plus que les discours qui entourent généralement la construction d’une telle séparation en rajoutent dans ce sens. Aux Etats-Unis, certains hommes politiques prétendent par exemple que le mur ne protège pas seulement des migrants mais aussi des trafiquants de drogues, d’armes ou contre les terroristes (pour lesquels, d’ailleurs, un mur est un obstacle dérisoire). On en vient à tout mélanger et à faire des amalgames. Des citoyens mal informés peuvent ainsi percevoir l’étranger comme une menace non seulement pour leur travail, mais aussi pour leur sécurité, leur bien-être, etc.
Tout cela a pour conséquence de limiter encore un peu plus la circulation des gens et donc de réduire la connaissance de l’étranger. Il est alors beaucoup plus facile de faire naître des fantasmes sur le monde au-delà du mur. Je cite dans mon livre une étude faite auprès des Palestiniens de Cisjordanie. Elle montre que depuis la construction du mur en 2003, comme les Palestiniens ont moins de contacts, commerciaux ou autres, avec les Israéliens, leur perception de ces derniers s’est modifiée. L’autre n’est plus perçu que comme une menace, un oppresseur, au lieu d’être connu comme un collègue, un patron ou un client. Au fil des ans, le mur et tout l’arsenal de contrôles qui l’accompagne ont exacerbé le ressentiment des jeunes Palestiniens, qui deviennent de plus en plus radicaux et ne croient plus en la possibilité de simplement vivre avec un voisin israélien.
C’est un cercle vicieux, puisque le mur renforce les haines, dont il faudra se protéger… par un renforcement du mur.
De manière assez surprenante, un mur peut cependant avoir un effet positif. Un expert que j’avais interrogé soulignait que le mur entre l’Inde et le Bangladesh avait finalement permis d’apaiser les tensions car les ressentiments indiens envers les milliers d’immigrants clandestins étaient parvenus à un niveau dangereux. Ainsi, selon lui, certaines bagarres ou émeutes anti-bangladeshis ont pu être évitées. De même, à Belfast, en Irlande du Nord, certains murs entre quartiers catholiques et protestants ont eu un effet apaisant. La réalité est donc plus complexe qu’on imagine : un mur provisoire peut également avoir un effet positif.
L’Histoire, bien qu’elle ait vu de nombreux murs se construire, ne nous montre-t-elle pas qu’ils sont voués à disparaître ? Peuvent-ils réellement régler un problème ?
Comme dans les exemples que je viens de citer, la construction d’un mur peut parfois aider à avancer dans la bonne direction. Du point de vue militaire, il y a également des murs efficaces. Par exemple, le mur marocain au Sahara occidental a véritablement fonctionné contre les raids des indépendantistes sahraouis du Polisario. En revanche, cela n’a pas réglé le contentieux territorial. Le plus souvent, un mur de séparation fonctionne simplement au bénéfice du plus fort, sans réellement résoudre les problèmes. En général, il ne fait que les prolonger. Au Cachemire, la situation est toujours à fleur de peau après 60 ans de conflit. Le mur n’a fait que conforter un peu plus un statu quo tendu. Selon les endroits, le mur peut contribuer à un règlement pacifique ou au contraire cacher l’urgence et aggraver les rancœurs.
Penser que les murs ne servent à rien et sont tous voués à disparaître relève un peu de l’angélisme. La muraille de Chine, même si elle a fini par disparaître, a tout de même duré plusieurs siècles et s’est révélée parfois utile face aux envahisseurs. Plus près de nous, le mur de Berlin, du point de vue de ses constructeurs, a été un succès en stoppant l’exode des Allemands de l’Est vers l’Ouest. Donc il ne faut pas être trop optimiste quant à la disparition de ces murs, même s’ils s’effondreront comme n’importe quelle construction humaine. Néanmoins, pour prendre l’exemple du mur de Berlin, personne, deux mois avant, ne pensait qu’il allait disparaître. Il faut donc toujours compter sur l’improbable.