ANALYSES

Entretien avec Jean-Yves Camus : « La société française entre deux tendances : ouverture à la différence, et stigmatisation »

Tribune
7 mars 2011
Le second problème consiste dans les candidatures proposées aux sondés : les critiques portent sur l’absence de Dominique Strauss-Kahn. Dans ce sondage, Martine Aubry est considérée comme la candidate socialiste, alors que rien n’est encore fait. L’institut de sondage va donc refaire son exercice en testant cette fois deux hypothèses supplémentaires : la candidature de DSK et la candidature de François Hollande.
Le troisième problème de méthodologie est plus complexe : c’est un débat qui existe dans les instituts de sondages sur la manière par laquelle on doit redresser les résultats bruts des intentions de vote en faveur de Marine Le Pen. Comment et dans quelle proportion doit-on redresser ces résultats ? Le coefficient est-il le même qu’avec son père ?
Ces questions sont importantes. Malgré tout, depuis la mi-décembre, une batterie d’enquêtes d’opinion sur les intentions de vote à la présidentielle et sur la cote de popularité des hommes et femmes politiques nous montrent un changement d’attitude dans une partie de l’opinion en faveur de Marine le Pen. Cette partie de l’opinion était sans doute rétive au vote en faveur de son père, mais s’exprime désormais de façon un peu plus décomplexée.

Peut-on parler d’une progression de l’extrémisme et de l’islamophobie en France mais aussi en Europe ?

C’est un sujet extrêmement complexe. Toutes les enquêtes, notamment celle publiée chaque année (le 21 mars) dans le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, montrent qu’il y a un double mouvement : d’une part l’ouverture de la société française à la différence et, d’autre part, la stigmatisation, pour une partie de l’opinion publique, de l’immigration en provenance des pays musulmans et de l’Islam en général. Lorsqu’on pose aux Français la question de savoir quelle est l’image qu’ils ont des différents groupes vivant sur le territoire national et des différentes religions, une frange de la population exprime désormais ouvertement le fait que l’Islam est intrinsèquement un problème car possédant des bases et un contenu supposé incompatible avec le projet civilisationnel français et européen.
L’attitude des Français face à l’intégration change également. Il y a encore une dizaine d’années, on considérait que les problèmes d’intégration des étrangers étaient dus davantage à la société d’accueil. Désormais, un grand nombre de Français pensent que la responsabilité de la non-intégration provient des étrangers eux-mêmes.
Ce phénomène existe aussi au niveau européen : en Europe du Nord (Scandinavie, Pays-Bas), en Italie avec le succès de la Ligue du Nord, en Autriche dans une moindre mesure. L’un des changements fondamentaux est que l’extrême-droite a muté idéologiquement. Elle est devenue aujourd’hui différente du néofascisme traditionnel. Les références à la Seconde guerre mondiale et aux régimes autoritaires qui les ont précédés s’estompent mais il apparaît une nouvelle forme d’extrémisme qui s’appuie sur le retournement d’un certain nombre de valeurs considérées jusqu’à aujourd’hui comme faisant partie du logiciel idéologique progressiste. Pourquoi l’Islam est aujourd’hui critiqué ? En raison de son attitude vis-à-vis des femmes, voire au nom du féminisme ; en raison de son attitude envers les minorités donc au nom du principe d’égalité et de liberté religieuse. On voit également comment Pim Fortuyn dans un premier temps et d’autres par la suite ont expliqué qu’en tant qu’homosexuels, ils se sentaient agressés par un Islam qui ne tolère pas les différences sexuelles. In fine, l’Islam est attaqué non pas en tant que religion mais culture. Ce qui est très préoccupant dans le discours islamophobe en Europe, c’est qu’il assigne les individus qui sont nés dans l’islam à une identité dont ils ne se réclament pas forcément. Cela contribue à accroître le fossé qui rend l’intégration difficile.

Les événements qui ont lieu actuellement dans le monde arabe influencent-ils d’une quelconque manière l’opinion française ?

Si influence il y a, elle n’est pas le fait principalement de Marine le Pen et du Front national, mais de la manière dont, à l’intérieur de la droite de gouvernement, un certain nombre de responsables, y compris le président de la République, se sont eux-mêmes emparés de la question. Ils l’ont fait en nous expliquant que ce qui se passait de l’autre côté de la Méditerranée était positif mais en agitant le spectre de l’invasion des immigrants illégaux et en liant les évènements à la question de l’Islam. Ce n’est pas un hasard si, au moment précis où la France modifiait son attitude vis-à-vis du monde arabe pour prendre le parti des peuples qui se révoltent, le président de la République relançait dans le même temps le débat sur l’identité nationale. On croyait ce débat enterré en raison des dérapages auxquels il a donné lieu mais il revient en se focalisant désormais officiellement sur la laïcité et la place des religions. En creux, c’est bien sûr la question de l’Islam qui est posée. La présentation des Musulmans comme étant potentiellement susceptibles de déferler sur nos côtes et étant par ailleurs adeptes d’une religion qui poserait problème dans son implantation sur le sol national concourent effectivement à attiser les peurs.