ANALYSES

Entretien avec Philippe Migault – Matériels de guerre : « Les Russes sont des praticiens de la realpolitik. »

Tribune
4 mars 2011
Car dans ces pays comme ailleurs, les responsables politiques et militaires savent bien que le rapport de forces s’est inversé : face aux forces armées de l’OTAN –sans même prendre en compte celles des Etats-Unis- l’armée russe est en situation d’infériorité numérique aussi bien du point de vue des hommes que des matériels. Elle ne représente plus une menace. D’autant que la tendance est de plus en plus à la normalisation des relations entre, par exemple, Varsovie et Moscou. Les contentieux s’estompent. Aujourd’hui le Kremlin ne considère plus l’OTAN comme une menace et, en conséquence, oriente son effort de défense vers d’autres périls : en gros l’arc des crises au sud et, même si les responsables russes s’en défendent, la montée en puissance de la Chine à l’Est.
Le second c’est qu’il y a eu un double discours. A Washington et dans quelques autres pays, cette collaboration russo-française a provoqué quelques critiques. Mais elles ont plutôt été discrètes. Et les grandes leçons de morale politique n’ont pas résisté devant l’appât du gain : si les Français ont proposé leurs bateaux aux Russes, je rappelle que les Néerlandais, Atlantistes forcenés pourtant, mais aussi les Espagnols, avaient eux aussi répondu à l’appel d’offres. Et un bâtiment de la classe Johan de Witt ou du type Juan Carlos n’est pas plus innocent qu’un Mistral…Trêve d’hypocrisie donc, la France n’est pas la seule à vouloir faire du business avec la Russie !
Enfin je rappelle que Paris a reçu la bénédiction du secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, qui n’a présenté aucune objection et estimé à contrario que cette vente n’allait pas contre les règles du commerce international des armes ni contre celles de l’Alliance Atlantique.

Cette transaction, annoncée il y a un an déjà, peine à prendre forme. Quelles en sont les raisons ?

Quand on vend un TGV à l’étranger, cela ne se fait pas en un jour. Les transactions portant sur les hautes technologies sont toujours longues, surtout quand elles présentent un caractère sensible. La Russie a exprimé son intérêt pour le Mistral pour la première fois il y a un peu moins de trois ans. Aujourd’hui un contrat est sur les rails, avec ses phases d’avancée et ses coups d’arrêt certes, mais sur les rails. Alors bien entendu, chacune des parties essaie de tirer le meilleur du contrat, de réaliser la meilleure affaire possible. On met la pression, on s’épanche dans les médias…C’est le jeu, et les Russes sont d’excellents négociateurs !
Je trouve que cette transaction avance vite par rapport à d’autres. Depuis combien de temps EADS, qui avait le meilleur produit, négociait-il la vente de ses ravitailleurs aux Etats-Unis ? Dix ans. Pour finalement finir par se faire gruger par Washington, chantre du libre-échange mais aussi de l’ultra-protectionnisme dès qu’il s’agit de préserver ses entreprises. Je suis bien plus optimiste pour le Mistral en Russie.

La Russie, deuxième exportateur d’armes mondial, a de nombreux contrats avec des pays du Proche-Orient et d’Afrique du nord actuellement en proie à des révoltes citoyennes, particulièrement l’Egypte, le Yémen et la Libye. Ces troubles ont-ils eu une influence sur ses exportations d’armes ? Comment Moscou s’est-il positionné par rapport aux révoltes du monde arabe ?

Les Russes sont pragmatiques. Ils ne conduisent pas leur diplomatie suivant les règles d’une morale soit disant universelle ou sous le coup des émotions agitant leur opinion publique. Ce sont des praticiens de la realpolitik. Ils observent et attendent de voir, bien conscients qu’ils n’ont pas, de toute façon, les moyens de peser sur les évènements. Ils sont surtout consternés de voir à quel point, en Occident, on s’enthousiasme pour des révoltes certes éminemment sympathiques et légitimes mais dont ne sait pas où elles vont nous mener. Qui après Ben Ali, après Moubarak ou Kadhafi ? Nul ne le sait.

Sans brandir l’épouvantail islamiste, ils notent que les affaires internationales exigent des gouvernements stables, avec lesquels négocier, quelle que soit leur nature. Et que la phase de transition à laquelle nous assistons doit, d’une manière ou d’une autre, prendre fin dans l’intérêt de tous. Si cela se finit par l’installation de régimes plus démocratiques, tant mieux. Si ce n’est pas le cas, tant pis. A Moscou on ne prétend pas fixer aux autres peuples la voie qu’ils doivent suivre. On refuse l’ingérence et les leçons de morale. Leçons qui sont souvent prodiguées par ceux qui sont le moins de légitimité à le faire…

La Russie a-t-elle revu ses accords sur l’armement avec la Libye et Kadhafi suite aux derniers évènements ?

Avec Kadhafi il semble qu’il ne soit plus guère possible de faire quelque commerce que ce soit. Même s’il parvient à reprendre le contrôle du pays, il fera sans doute son retour dans le groupe des Etats-paria dont il avait eu tant de mal à s’exfiltrer.
Avec la Libye c’est autre chose. Si demain un nouveau régime à Tripoli veut honorer les accords passés avec la Russie en matière d’armement, le Kremlin ne va surement pas s’assoir sur quatre milliards de dollars. De même que si la France a une chance d’y vendre enfin le Rafale à un client plus respectable, elle ne devra pas manquer l’occasion.