ANALYSES

La révolte en Afrique septentrionale : un tsunami emportant le monde arabe et l’Afrique ou l’annonce d’un printemps démocratique ?

Tribune
24 février 2011
De nombreux « spécialistes » du Maghreb et de l’Orient ont retourné leur veste. Ceux qui voyaient dans des régimes stables et autoritaires un moyen de lutter contre l’islamisme et d’éviter le chaos dénoncent aujourd’hui des régimes où dominent la corruption, le népotisme et l’arbitraire. Face au tsunami populaire, les digues s’effondrent, et ceux qui pensaient que l’Afrique subsaharienne, ou encore les monarchies pétrolières n’étaient pas concernées, sont démentis par l’actualité.

L’ampleur de ces mouvements est sans précédent et diffère des mouvements anciens de la « foule arabe ». Elle a été mass médiatisée par les téléphones portables, Internet ainsi que par le satellite. Les revendications sont démocratiques et la mobilisation ne se fait pas, jusqu’à présent, sur des bases idéologiques antioccidentales, antisionistes ni islamistes. La démocratie n’est non plus perçue comme un objectif qui ne peut venir qu’après la satisfaction de besoins essentiels, mais apparait majoritairement comme un moyen de lutter contre la captation des richesses et les inégalités. Il faut également rappeler l’importance des « émeutes de la faim » qui ont eu lieu en 2008 dans les pays africains et qui visaient aussi à contester les pouvoirs en place. Les différentes révoltes et révolutions, initiées au sein de l’Afrique septentrionale, peuvent exercer des effets domino à l’Est, dans le Moyen-Orient arabe, ainsi qu’en Iran ou encore en Afrique subsaharienne, dans un contexte de faible légitimité des pouvoirs, de flambée des prix alimentaires et de croissance économique génératrice de fortes inégalités et frustrations.

Les points communs à ces révolutions sont sans nul doute les immolations par le feu, la chute du mur de la peur face aux forces de répression, ainsi que le rôle des téléphones portables, d’internet et des mass media, qui favorisent nettement la contagion de l’information. Nul ne peut savoir vers où ira ce vent de liberté. Malgré tout, des régimes radicaux, de type iranien, sont peu envisageables. Y aura-t-il une montée des différentes mouvances islamistes, avec peut-être un pouvoir islamo-républicain de type AKP, le parti turc de Tayyip Erdogan, cautionné par les puissances occidentales ? Y aura-t-il un effet domino et de contagion des révolutions de la rue dans les autres pays du Moyen-Orient et en Afrique subsaharienne, qui entraînerait des répressions parfois très violentes?

Répondre à ces questions suppose de dépasser des a priori et assimilations rapides sur les régimes forts, remparts contre l’islamisme, sur le rôle de l’armée ou le spontanéisme de mouvements démocratiques. L’armée a joué en Tunisie, puis en Egypte, un rôle central face à des régimes vieillissants ayant perdu de leur légitimité. Dans la plupart des pays, cette configuration ne se retrouve pas. Il importe surtout de rappeler le caractère imprévisible des mouvements de masse et l’incertitude dans laquelle se trouvent les « spécialistes », dont il est souvent préférable d’oublier rapidement les prévisions. On observe des similitudes mais surtout de fortes différences, interdisant les amalgames, entre les sociétés et les Etats du Maghreb et ceux du Machrek. Le face à face entre un Etat patrimonialiste, clientéliste, et des mouvances islamistes pour les classes démunies dépend largement de la constitution ou non de classes moyennes, du tissu économique, de l’organisation de la société et du rôle historique de l’armée. En nous limitant à l’Afrique méditerranéenne, essayons de rappeler les différences importantes, au-delà des mêmes aspirations démocratiques et des convergences des mouvements populaires.

Sur le plan politique dominent certes des régimes rentiers patrimonialistes et clientélistes liés à des recettes extérieures : hydrocarbure et transferts des migrants pour l’Algérie et la Libye, aide stratégique, tourisme, transferts des migrants pour l’Egypte, tourisme et transferts de migrants pour le Maroc et la Tunisie. Ces richesses sont captées par des classes-Etat et des régimes politiques caractérisés par une longévité de leurs dirigeants, avec de fortes asymétries entre le pouvoir et les populations. La légitimité initiale des régimes autoritaires au lendemain des indépendances (lutte anti colonialiste, panarabisme, nationalisme anti-occidental et anti- ottoman) s’est progressivement érodée et a fait place à des pouvoirs personnalisés et à des satrapes accumulant des fortunes. Le sérail politique est vieillissant. Mais, en même temps, les régimes politiques diffèrent selon les histoires propres à chaque société. Les Etats égyptien et marocain ont une longue histoire, à la différence de l’Algérie ou de la Libye. La Tunisie et la Libye ont une grande unité ethno-linguistique, à la différence de l’Algérie et du Maroc. L’Egypte a une plus grande hétérogénéité religieuse avec le poids des coptes. Le caractère personnalisé du pouvoir en Tunisie, en Egypte et en Libye diffère du système politique militaro-pétrolier existant en Algérie, ou encore de la légitimité monarchique de l’Etat chérifien où le roi a, comme en Jordanie, une figure unificatrice. L’armée (plus de 450 000 hommes) joue un rôle déterminant en Egypte, en ayant à la fois le pouvoir politique et économique. Elle a un rôle essentiel en Algérie avec une moindre légitimité politique. Elle est plutôt républicaine en Tunisie, légitimiste au Maroc, alors que les tribus en Libye sont fidèles au « roi des rois traditionnels de l’Afrique ». La Tunisie a les conditions les meilleures pour construire une démocratie moderne avec Etat de droit, élections libres, séparation des pouvoirs et laïcité de la constitution, tout en n’étant pas un enjeu géopolitique majeur. Elle dispose d’un poids élevé des syndicats, d’un bon niveau de formation des jeunes, de la montée de classes moyennes, de l’absence de clergé, et d’une armée républicaine.

Les mouvements islamistes ont investi dans les différents Etats d’Afrique septentrionale les espaces sociaux que les Etats avaient déserté mais selon des modalités variées. L’Afrique du Nord est devenue une terre d’Islam où le profane est peu séparé du sacré et où la vie sociale tend donc à être rythmée par le religieux. Les situations diffèrent, là encore, fortement selon les pays. En Egypte, les Frères musulmans (30% de la population), qui ont progressé face à la misère des faubourgs du Caire, pratiquent le prosélytisme et veulent instaurer l’islamisation de la société par le bas, en contrôlant les organisations caritatives et en ayant un fort pouvoir de séduction auprès des intellectuels. Les mouvements récents leur permettent de rentrer dans le jeu politique. En Algérie, les mouvements radicaux salafistes veulent instaurer un Etat islamiste par la force. Au Maroc, le roi a une légitimité en tant que chef religieux et en Tunisie, la tradition, plus laïque, donne un poids minoritaire aux mouvements islamistes. En tout état de cause, les islamistes de tendance sunnite ont peu à voir avec le rôle des Ayatollah et du clergé chiite lors de la révolution iranienne.

Les pays d’Afrique du Nord ont connu une explosion démographique depuis les indépendances. La population égyptienne, qui était de 20 millions en 1952, est aujourd’hui de 85 millions et devrait se situer à plus de 110 millions en 2020. En 50 ans, elle est passée (en millions) de 10,8 à 35 pour l’Algérie, de 11,6 à 31,2 pour le Maroc et de 4,2 à 10 pour la Tunisie. La transition démographique, en relation avec la scolarisation notamment des femmes, a conduit dans les différents pays arabes à un bonus, en terme de poids des actifs par rapport aux non actifs, mais également à une « bombe » liée aux cohortes très nombreuses de jeunes à la recherche d’emplois. Le chômage est endémique et touche de plus en plus des diplômés sans perspectives et branchés sur les informations mondiales et les NTIC. L’Egypte est au 107ème rang mondial du chômage, le Maroc au 109ème rang, l’Algérie au 110ème et la Tunisie au 140ème rang mondial. Au-delà de ces chiffres, les situations diffèrent évidemment selon le niveau de formation et l’importance du chômage des diplômés.

Le contrat social dominant reposant sur l’acceptation de régimes non démocratiques moyennant l’accès au minimum de subsistance pour les populations (faible pauvreté monétaire, scolarisation, subventions des produits de première nécessité notamment alimentaires) est fragile et ne correspond pas à la montée des classes moyennes voulant obtenir des droits civiques. Les sociétés se sont urbanisées et scolarisées ; elles ont développé des mouvements associatifs (exemples de l’Egypte et du Maroc) et syndicaux (cas de la Tunisie). Mais l’ascenseur social s’est grippé et l’investissement scolaire a plutôt accru les frustrations que formé des compétences utilisées par le système productif. Les classes moyennes libérales jouent un rôle croissant en Tunisie, à la différence des autres pays arabes. Le taux d’accès à l’enseignement supérieur atteint 30 % en Tunisie contre seulement 15% au Maroc. Les cinq Etats sont à la fois des pays de transit migratoire, mais aussi d’émigration, du fait de leur position géographique frontale à l’espace Schengen. L’émigration est un amortisseur social, comme exutoire, mais aussi comme source de transfert. Les émigrés représentaient en 2009 5,3% du PIB en Tunisie, 6,6% au Maroc, 4% en Egypte, contre 1,4% en Algérie.

Les économies des cinq pays d’Afrique méditerranéenne connaissent une croissance économique notable mais génératrice de fortes inégalités. Celle-ci a été forte entre 1975 et 1981 avec un taux de croissance du revenu par tête de 3,2% puis a relativement stagné entre 1987 et 1997 (0,4%) pour connaitre depuis une croissance supérieure à 3%. Les pays ont à faire face à des défis environnementaux proches liés aux ressources naturelles limitées : terres arables, eau, avec une forte concentration de population le long du littoral. L’ajustement structurel a conduit à des réformes au Maroc et en Tunisie dans les années 1980, en Egypte dans les années 90 et plus récemment en Algérie. La privatisation s’est traduite non pas par un jeu concurrentiel accru mais par la constitution de conglomérats en situation de quasi monopole. Les relations personnelles l’ont emporté sur les réformes institutionnelles (autorité de la concurrence, transparence des marchés publics). Les groupes économiques sont pour l’essentiel familiaux, liés au pouvoir politique et rendent difficile l’émergence d’entrepreneurs et de réseaux de PME. L’ouverture économique s’est accompagnée d’une fermeture politique et d’un chevauchement entre les jeux économiques et politiques. Mais le mode de développement de ces cinq économies diffère fortement.

Cette menace de tsunami ou cette annonce d’un printemps démocratique remettent évidemment en cause l’échiquier et les enjeux internationaux. Personne ne peut savoir jusqu’où ira ce vent de la contestation, quelles seront les réformes mises en place et sur quelles bases se reconstruiront les régimes politiques. Les grandes puissances occidentales sont prises dans un dilemme. Comment prendre en compte ce vent de liberté qui souffle avec force sans que les alliances stratégiques ne soient remises en cause ou que les situations ne deviennent incontrôlables. A l’inverse de l’Union européenne, les Etats-Unis ont su anticiper ces mouvements sociaux, révoltes ou encore rebellions, rompant ainsi avec les alliances coupables. Ils ont avalisé les départs de Ben Ali ou de Moubarak. L’Union européenne a été particulièrement silencieuse alors que ces pays, exception faite de la Libye, font partie de l’Union pour la méditerranée (UPM). Elle a longtemps soutenu des régimes peu légitimes dont les rivalités faisaient échouer l’UPM, sans prendre en compte ce nouveau vent qui soufflait dans le monde arabe. Les régimes totalitaires, à commencer par la Chine, ont contrôlé les images en provenance des pays en contestation pour éviter une contagion interne. Al-Qaïda a jusqu’à présent été très discrète. De nombreux satrapes africains ont considéré que la Tunisie n’était pas un exemple pour le continent, et la dernière réunion de l’Union africaine à Addis Abéba a montré que la plupart des responsables africains ayant acquis le pouvoir par la force considèrent que la démocratie doit prendre en compte la culture africaine (propos du dictateur Obiang président de l’UA) ou la paix (propos du président de la Commission Ping). Les grandes puissances musulmanes non arabes, la Turquie et l’Iran seront-elles les bénéficiaires d’une conflagration des principales puissances arabes ? Aujourd’hui, la jeunesse regarde davantage vers la Turquie que vers l’Iran. Les opérateurs turcs conquièrent des marchés croissants dans les anciens sujets de l’Empire ottoman. La Palestine et Israël sont évidemment les plus directement concernés, et ce de par les liens entre les Frères musulmans et le Hamas ainsi que par la fragilité d’Etats comme l’Egypte, historique allié d’Israël.