ANALYSES

Entretien avec Kader A. Abderrahim : « Libye : Le système est en train de craquer et de prendre l’eau de toutes parts. »

Tribune
24 février 2011
Kadhafi peut-il tenir longtemps en condamnant les manifestants à mort ? Sur qui peut-il s’appuyer pour contenir la rébellion ?
Ce qui est clair, c’est que le régime est condamné. Compte tenu du fait que la situation est en train d’évoluer extrêmement vite, le déclin ne devrait pas être long à venir. Ce qui est terrible dans ce pays, c’est qu’à force d’avoir voulu la révolution permanente, Kadhafi, sorte de Trotsky des sables, a toujours remis en cause tout ce qui pouvait représenter un danger ou un risque pour son pouvoir. Il a passé sa vie, depuis 1969 et son accession au pouvoir, à remettre en cause, à marginaliser, à écarter les institutions ou les hommes qui pouvaient lui faire rempart ou représenter un danger pour lui. Il est vrai qu’aujourd’hui les seules forces sur lesquelles il peut s’appuyer sont les comités révolutionnaires ainsi que sa garde prétorienne. C’est à peu près aujourd’hui les seuls qui lui restent fidèles, car il y a de plus en plus de défections dans l’armée, même si celles-ci se font à titre individuel, tout comme au sein de l’appareil d’Etat, parmi les diplomates ou les ministres. On voit donc que ce système est en train de craquer et de prendre l’eau de toutes parts.

Le Conseil de sécurité va tenir une session spéciale vendredi sur la situation en Libye, à la demande de l’Union européenne : que penser de la position de cette dernière jusqu’à lors ? Quelles dispositions pourraient en découler ?

Premièrement, il est difficile de comprendre pourquoi il n’y a pas eu de réaction de la part du Conseil de sécurité plus tôt. La réunion de mardi n’a débouché sur rien. Deuxièmement, la Ligue arabe aurait elle aussi pu réagir, mais il semblerait qu’il y ait des intérêts très contradictoires au sein de celle-ci, ce qui ne date pas d’aujourd’hui. Mais, les choses ont évolué, et le monde arabe a tout de même connu deux révolutions. Qui plus est, le colonel Kadhafi est totalement insensible à l’opinion internationale. On a vu dans les révolutions tunisienne et égyptienne tomber deux dirigeants qui étaient clairement dans le clan occidental, très proches de l’Europe et des Etats-Unis, alors qu’aujourd’hui la révolution populaire a lieu dans un pays qui n’est pas dans le camp occidental, ce que Kadhafi n’a pas manqué de rappeler dans son discours retransmis à la télévision libyenne. On ne voit donc pas très bien qui pourrait avoir une influence sur Kadhafi et lui faire entendre raison. C’est donc l’une des grandes difficultés à l’heure actuelle, d’autant qu’il sait très bien qu’il n’a aucune base arrière de retrait. Ainsi, quand il disait hier à la télévision qu’il mourrait en Libye, je crois que c’est malheureusement ce qui risque de se produire. Cependant, comme on le voit depuis quelques jours, il risque entre-temps de se produire un réel carnage.

Y a-t-il selon vous une « spécificité » de la situation libyenne par rapport aux révolutions tunisienne et égyptienne ?
Effectivement, il y en a une. Depuis samedi, on assiste à un véritable bain de sang, et, comme il l’a dit hier, Kadhafi n’hésitera pas à faire tirer l’armée, ce qu’il fait déjà actuellement, avec des bombardements d’avions sur certaines villes. Il y a une spécificité libyenne qui est qu’il n’y a pas d’institutions dans ce pays. Tel l’a voulu le colonel Kadhafi, et ce pour éviter d’avoir à subir ce qui a affaibli beaucoup de ses homologues dans le monde arabe, à savoir des coups d’Etat ou des menaces de coup d’Etats. Il en a subi au tout début, dans les années 1970-1973, avec plusieurs tentatives échouées en une année. Ces évènements l’ont renforcé dans l’idée qu’il faut en permanence chambouler le système et écarter ceux qui pourraient exercer une menace contre lui. On a beaucoup parlé d’importantes tribus qui lui seraient fidèles, mais pour le moment on ne les voit pas beaucoup se manifester ni agir pour la protection de Kadhafi. Je pense que la fin pour cet homme est très proche.