ANALYSES

La « question Rom » : une solution judiciaire à un problème politique ?

Tribune
20 septembre 2010
De même, la perspective d’un basculement de l’affaire sur le terrain contentieux n’a rien de dramatique : la France a déjà fait l’objet d’une série de condamnations judiciaires pour manquement à ses obligations en tant qu’Etat membre de l’Union européenne. Toutefois, ces condamnations à l’encontre de la France prononcées par la Cour de justice du Luxembourg portent le plus souvent sur la violation de la liberté de circulation des marchandises, de la libre prestation de service, de la libre concurrence… Or, en l’espèce, l’enjeu est moins d’ordre juridique et économique que symbolique et politique.

Les hésitations juridiques et stratégiques de la Commission européenne

Dans cette affaire, la position de la Commission européenne a évolué, au risque d’apparaître contradictoire ou opportuniste. Après quelques hésitations juridiques et stratégiques, elle semble décidée à assumer la fonction que lui reconnaît précisément l’article 17 du traité sur l’Union européenne : veiller à l’application des traités. Ainsi, lorsque M. Lellouche affirme fièrement que « le gardien des traités, c’est le peuple français », il suffit de lui rappeler que cette fonction a été reconnue à la Commission par les Etats membres eux-mêmes – auteurs du traité – en vertu précisément de l’exercice de leur souveraineté…
Dans un premier temps, la commissaire européenne à la Justice, aux Droits fondamentaux et à la Citoyenneté, Viviane Reding, avait simplement exprimé une « certaine inquiétude » et avait appelé la France à « ‘respecter les règles » de la libre circulation et d’établissement des ressortissants européens. Certes, la Commission a bien lancé une enquête juridique visant à savoir si les reconduites sont bien en accord avec le droit de l’Union, en particulier la directive 2004/38/CE sur la libre circulation – principe lui-même consacré par les traités institutifs – et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Mais suite au déplacement et aux explications apportées par deux membres du gouvernement français – le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, M. Lellouche, et Eric Besson, ministre français en charge notamment de l’immigration – la commissaire Viviane Reding s’était déclarée satisfaite des « garanties » que lui avait fourni le gouvernement français pour justifier sa politique de reconduction vers leur pays d’origine de citoyens roumains et bulgares. La Commission semblait donc avoir opté pour une « stratégie de conciliation » avec la France, Etat fondateur/moteur de l’intégration européenne.
Puis, dans un second temps, la survenance de deux évènements successifs a marqué un premier tournant. D’une part, le vote de la résolution du Parlement européen exigeant des Etats membres en général, et de la France en particulier, de « suspendre immédiatement toutes les expulsions de Roms ». Même si ce texte n’a pas de force juridique obligatoire et qu’il ne vise pas la Commission, il place l’institution de Bruxelles dans une position inconfortable. L’exercice de sa fonction de gardienne des traités comprend en effet la défense des droits fondamentaux consacrés par la Charte de l’Union européenne. D’autre part, la « découverte » de la circulaire du ministre de l’Intérieur datée du 5 août 2010, qui enjoint les préfets à engager « une démarche systématique de démantèlement des camps illicites, en priorité ceux de Roms » contredisait les propos qu’avaient officiellement tenu le ministre de l’immigration, Eric Besson, lors de son entretien avec la Commissaire Viviane Reding. Ce « flagrant délit » de mensonge – par omission ? – fut ressenti comme un signe de mépris de la France à l’endroit de la Commission et analysé comme une violation manifeste des principes, valeurs et règles sur lesquels est fondée l’Union européenne. Certes, la nouvelle circulaire signée le 13 septembre évite de se référer expressément aux « Roms ». Mais elle ne change rien sur le fond : « Il est important que ce ne soit pas seulement les mots qui changent, mais aussi le comportement des autorités françaises », précise Viviane Reding. C’est une manière pour la Commissaire européenne de rappeler que juridiquement, l’infraction est constituée non seulement par un acte juridique, mais aussi par un acte matériel ou un comportement, ici la politique française d’expulsions massives et discriminatoires à l’endroit des Roms. Ces circonstances nouvelles avaient amené la commissaire européenne Viviane Reding à annoncer son intention de proposer au collège des commissaires de lancer une double procédure d’infraction contre la France, dont l’une porterait sur la circulaire du 5 août du ministère de l’intérieur ciblant explicitement les Roms. Deux motifs semblaient fonder l’éventuelle action de la Commission devant la Cour de justice de l’Union européenne : le premier, qui se réfère à la fameuse circulaire du ministre de l’Intérieur datée du 5 août 2010, est « l’application discriminatoire » de la directive 2004/38/CE sur la libre circulation ; le second, vise le « ‘défaut de transposition des garanties procédurales et matérielles » prévues par cette même directive européenne.
Finalement, une forme de pragmatisme politique amènerait la Commission européenne à adopter une procédure d’infraction pour mauvaise transposition de la directive de 2004 sur la liberté de circulation contre une vingtaine d’Etats membres, et non contre la France en particulier. Dans l’attente de cette décision, la France doit faire parvenir une lettre d’explication à Viviane Reding au sujet de la circulaire du ministère de l’intérieur en date du 5 août appelant à démanteler en priorité les camps de Roms.

Le dernier mot à la Cour de justice de l’Union européenne ?

Après le bruit médiatique, les tensions politiques et les interrogations juridiques, un dénouement judiciaire ? Dès lors que la Commission estime que les actes juridiques ou matériels du gouvernement français méconnaissent les obligations de l’Etat en vertu du droit de l’Union européenne, l’institution « gardienne des traités » pourra effectivement enclencher une procédure de constatation de manquement. C’est une procédure longue et complexe, qui connaît deux phases. D’abord, dans une phase pré-contentieuse, la Commission (de sa propre initiative ou à la demande d’un Etat membre) exige des informations et organise des réunions avec l’Etat incriminé. Si le comportement – positif ou négatif – de ce dernier viole effectivement ses propres obligations européennes, la Commission adresse alors une mise en demeure, motivée et assortie d’un délai de réponse de l’Etat. Dans un tiers des cas, les manquements continuent et la Commission émet un avis motivé indiquant quels sont les manquements de l’État, et quelles mesures devraient être prises pour pouvoir résoudre ce problème. Si dans le cas d’espèce, la commissaire européenne Viviane Reding, est effectivement en charge du dossier, le déclenchement de la procédure contentieuse dépend d’une décision collégiale de la Commission. Ainsi, si l’Etat refuse de se conformer à cet avis, la procédure entrera alors dans sa phase proprement contentieuse. La Cour de justice de l’Union européenne peut être saisie par la Commission (ou l’Etat plaignant), à qui il reviendra d’apporter la preuve du manquement. Si la Cour de justice juge que le recours de la Commission est fondé, elle constate le manquement de l’Etat, celui-ci étant dans l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour éliminer le manquement, et ce dans les plus brefs délais. Certes, l’arrêt rendu par la Cour de justice n’est que déclaratoire : il constate simplement le manquement et son exécution dépend de la bonne volonté de l’Etat. Toutefois, la non-exécution d’un arrêt en manquement constitue en soi un nouveau manquement qui peut donner lieu à un arrêt en ‘manquement sur manquement’ par lequel la Cour de justice peut condamner l’Etat à payer une somme forfaitaire ou une astreinte.

Faute d’évolution sensible de la politique française à l’endroit des Roms, la question de sa conformité au droit de l’Union sera renvoyée devant la Cour de justice de Luxembourg. Le « dernier mot » risque donc de revenir à la Cour de justice de l’Union européenne, en sa qualité d’interprète authentique du droit de l’Union européenne et des obligations des Etats membres. Pour autant, la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne et l’éventuelle condamnation de la France pour manquement à ses obligations ne sauraient apporter les solutions adéquates à ce problème complexe. Du reste, la durée moyenne des procédures devant la Cour s’élève à plus de deux ans et demi… Autant dire que le temps judiciaire ne correspond pas au temps médiatique et politique : l’éventuel arrêt de la Cour serait rendu dans un contexte nouveau et son intérêt – autre que juridique – en serait altéré.
Il n’empêche, derrière la question des limites au principe de la libre circulation des Roms, l’hypothèse d’une condamnation judiciaire pour violation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – qui garantit le principe d’égalité ou de non-discrimination – aurait des répercutions non négligeables après les condamnations politiques de l’ONU, du Vatican, du Parlement européen et de la Commission. « Droite dans ses bottes », la France dégage une impression de rigidité et d’isolement. Le « pays des droits de l’Homme » n’a pas hésité à opter pour une stratégie de confrontation, au risque d’affecter son image et sa crédibilité internationales à l’approche de l’exercice de la présidence du G8 et du G20. Pour l’Elysée, les stratégies électorales – en vue des échéances de 2012 – priment actuellement sur les enjeux de la gouvernance mondiale.