ANALYSES

L’influence de la France en Amérique latine : déstabilisée par une politique migratoire agressive

Tribune
7 septembre 2010
Les accidents économiques et politiques ont entretenu un mouvement pendulaire d’hommes et de femmes, poussés par l’adversité en France ou en Amérique latine, étranger proche. La crise de 1929, la seconde guerre mondiale ont nourri un flux venu d’Europe, échoué en Amérique latine. Les uns cherchaient un travail, fût-il un « salaire de la peur ». Et les autres, comme Roger Caillois, un refuge. Les dictatures argentine, brésilienne, chilienne et uruguayenne ont porté un courant en sens inverse. Le Brésilien Fernando Henrique Cardoso, et le Chilien Carlos Ominami, ont ainsi passé plusieurs années comme chercheurs des universités françaises. Avant de revenir dans leurs pays respectifs où l’un a été président de la République et l’autre ministre des finances.

Il y a eu, c’est vrai, quelques accrocs dans ce ciel serein. Les guerres coloniales, en particulier, celle d’Algérie, avaient suscité une incompréhension latino-américaine. La montée en puissance militariste de Brasilia à Buenos Aires et Santiago, avait en sens inverse alimenté critiques et manifestations en France. Mai 1968 et la révolution cubaine avaient, il est vrai, pansé bien des plaies. D’autres échanges y avaient puisé avec avantage un dynamisme. C’est Paris et Toulouse qui avaient parrainé en Europe le réalisme magique de la nouvelle génération littéraire latino-américaine. Tandis que la France dépêchait outre atlantique ses structuralistes et psychanalystes lacaniens. Cinéma, et arts plastiques accompagnaient une rotation intellectuelle qui paraissait sans fin. L’Espagnol Luis Buñuel, tout autant mexicain et français, est sans doute la personnalité la plus représentative de ces années là.

Le mot n’existait pas. Mais il s’agissait bien là de diplomatie d’influence, d’autant plus fructifère qu’elle était mutuellement profitable. L’état des lieux en 2010, bicentenaire des indépendances latino-américaines, est bien différent de celui que l’on pouvait encore faire en 1989, bicentenaire de la Révolution française, et même en 1992, commémoration du cinquième centenaire de la Rencontre entre deux mondes. La France comme les pays fondateurs du Marché commun a été prise ces dernières années par les préoccupations insolubles et grandissantes de l’hétérogénéité européenne. L’Amérique latine a découvert l’Asie, tandis que les Etats-Unis relâchaient leurs pressions sur leur arrière-cour traditionnelle.

1995 avait signalé un premier désamour. En reprenant les essais nucléaires dans le Pacifique, la France provoquait pour la première fois une vague de protestations populaires dépassant chancelleries et gouvernements. Quelques voyages présidentiels et autres accolades aux représentants médiatisés de populations autochtones plus tard les flux semblaient en voie de recomposition. Mais depuis 2007 le durcissement migratoire français a sensiblement freiné la reconstruction de ces retrouvailles. Déjà en 2008, le chef d’Etat bolivien, Evo Morales, au nom du Mercosur, avait écrit au président de l’Union européenne, Nicolas Sarkozy. Il l’alertait sur les questions migratoires. « Nous, Latino-américains, avons accueilli, sans exigence de visas des millions d’Européens en difficulté sociale pendant un siècle, lui avait-il dit. Ne l’oubliez pas à l’heure de débattre de mesures européennes dissuasives à l’encontre des migrants d’autres continents. »

Les récentes mesures d’expulsion voulues par le président français ont accentué l’incompréhension réciproque. Derrière ces décisions abondamment commentées par la presse latino-américaine, de Mexico à Buenos Aires, pointe l’amorce de quelque chose de plus grave, pour l’influence française en Amérique latine. Ce titre d’une publication mexicaine, « Perspectiva ciudadana », résume bien l’état d’esprit général. « Sarkozy : détenez Carmen et Esméralda ! ». Carmen et Esméralda, pour l’auteur de cet article, incarnent le lien intime existant entre communauté gitane et grande littérature française. Esméralda c’est Victor Hugo et « Notre dame de Paris ». « Carmen », c’est l’ouvrage du même titre de Prosper Mérimée. La conclusion qu’en tire le rédacteur est coupante comme la guillotine et sans appel. « Pour le gouvernement français (pays des droits de l’homme et du racisme scientifique), l’errance sur les chemins du monde sans emploi ni domicile fixe des gitans (..) équivaut une fois encore à une prise excessive de liberté ».

Les médias soulignent à l’envie sur ce « continent » culturel marqué par le catholicisme et les combats pour les droits de l’homme les rappels à l’ordre du Vatican et des Nations unies. Plus lourd de conséquences pour la France, la presse locale et les institutions officielles relaient l’information. « Ceara Press », bulletin du Sertão brésilien, explique par exemple à ses lecteurs, que « la France essaie de convaincre d’autres pays qu’il faut expulser les gitans ». Et « Corrientes al dia », en Argentine profonde, commente la déportation des premiers 79 gitans, en signalant l’existence de nombreuses critiques. Quant au site du ministère des Affaires étrangères brésilien, il a repris une dépêche d’AP, signalant que, « Sarkozy commence à déporter les gitans ».

Pour le grand quotidien colombien de Bogota, « El Espectador », la conclusion est d’évidence. « La France n’aime pas les gitans ». Et les dénégations du gouvernement français sur une décision qui a pu être qualifiée de xénophobe et raciste ne réussissent pas à faire taire la critique. Sarkozy conclut le quotidien colombien est en train de faire entrer la France dans le club des ultras où les politiques sécuritaires sont fortement influencées par l’extrême droite. La suite, et il y en aura une, reste à écrire. Une image positive construite depuis deux siècles a été écornée. Les retombées de cette brisure dépasseront le monde des idées et de la diplomatie.

Jeudi dernier à Séoul le président bolivien a signé avec la Corée du sud un accord confiant l’exploitation du principal gisement de lithium, également convoité par la société française Bolloré, aux sociétés Korea Resources Corporation et Corporación Minera de Bolivia.