ANALYSES

L’Espagne face à son passé : entre droits de l’homme et paix civile ?

Tribune
28 avril 2010
Au nom de la convivialité civile, le Parti populaire, formation créée par des franquistes d’ouverture en 1977, et la presse conservatrice, demandent le respect scrupuleux des arrangements et compromis de la transition démocratique. A l’époque la droite au pouvoir avait concédé la démocratisation de l’Espagne en échange de l’oubli du passé. En position de faiblesse politique, l’opposition démocratique avait accepté le marché. La droite avait en conséquence amnistié les opposants et les avait autorisés à participer aux élections de 1979. Le premier décret royal d’amnistie, daté du 30 juillet 1976, exprime clairement la philosophie et les limites de cette ouverture : « le moment est venu d’achever le processus de normalisation démocratique en oubliant le legs discriminatoire du passé ». Ce contexte a pu être qualifié par Juan Luis Cebrián, grand journaliste du quotidien, « El Pais », de « libéralisation », la démocratie ayant été acquise par ouverture de la dictature par les détenteurs du pouvoir. Le politologue Víctor Pérez Diaz il y a quelques années a bien résumé l’état des lieux en 1977 de la façon suivante, « au cœur de la transition espagnole on trouve intimement associés deux éléments, le principe de la loi s’imposant aux gouvernants et le dépassement des souvenirs de la guerre civile ».

Un analyste issu de l’opposition démocratique, José Vidal-Beneyto constatait pour le regretter que les « principaux protagonistes du changement démocratique ont été les politiciens du franquisme, c’est-à-dire les non démocrates (..) » et que « le succès de la loi sur la réforme politique était soumis à l’enterrement de tout passé politique ». Les enfants de la génération sacrifiée par la transition exigent aujourd’hui vérité et réparation. Ils considèrent écarté le risque d’un nouvel affrontement civil. Ils considèrent que la loi sur la mémoire adoptée en 2006 à l’initiative du gouvernement Zapatero a partiellement répondu à cette attente. Les morts du franquisme sont connus et honorés. Alors que leurs grands-parents, pour certains ont été enterrés au Valle de los caidos , au côté de leur bourreau, Francisco Franco, ou dans des fosses communes aux quatre coins de l’Espagne. Ils revendiquent aussi le droit de signaler que leurs grands-parents sont morts du côté de la légalité démocratique, et que cela il devrait être possible de le dire dans un pays qui a en principe renoué avec le droit et les libertés.

Ce débat tardivement ouvert, n’est pas une exclusivité espagnole. La France a longtemps vécu « le chagrin et la pitié » d’un passé contrasté, celui des années quarante. Elle n’a toujours pas accepté de lever le voile sur les ombres de la guerre d’Algérie, couvertes par une amnistie présentée comme pacificatrice. Argentine, Brésil et Chili ont eux aussi connu ce type de controverses. Un constat s’impose ici et là. Partout s’est imposée dans une période initiale une forme d’oubli qui permettait de reconstruire démocratie et paix civile. Mais aussi partout, de façon différente mais concordante, la consolidation de la démocratie est passée par la reconnaissance des victimes des dictatures. Les lois d’amnistie, d’oubli ou assimilées ont été remises en question, comme cela a été le cas en Argentine par exemple. Tandis que l’Afrique du sud a choisi une autre voie, celle du pardon associée à la reconnaissance de leurs erreurs par les bénéficiaires de la ségrégation.

Ces démarches judiciaires partout se sont appuyées sur l’évolution de la morale politique. Les crimes majeurs sont aujourd’hui considérés imprescriptibles. Leur dénonciation et leur condamnation s’imposent à tous ceux qui prétendent agir au nom du droit. C’est au nom de cette conception du droit que le juge Garzón a pris les décisions qui l’ont conduit sur le banc des accusés. Sa déclaration du 18 novembre 2008 signalait, que Franco et les militaires rebelles ont eu « une activité criminelle planifiée et systématique visant à faire disparaître et éliminer des personnes pour des raisons idéologiques », (..) ce qui constitue « un crime contre l’humanité, selon les termes clairement définis par le Tribunal de Nüremberg ». (..). « Les victimes » avait-il conclu, « ne méritent pas une résolution méconnaissant leurs droits pas plus que le scénario cyniquement monté par certains secteurs (..) qui essaient de réanimer les fantasmes de la confrontation ». Les esprits procéduriers contestent la référence à Nüremberg, postérieure à la guerre civile espagnole, et donc inapplicable en droit. Il leur est répondu que le préambule de la IIème convention de La Haye incorpore depuis 1899 la défense des droits des vaincus contre les abus commis par le vainqueur.

Derrière ces querelles de juristes ce sont en fait deux conceptions du droit et de la démocratie qui s’opposent. Les compromis, certains diront les compromissions d’une époque donnée, celle du moment des transitions démocratiques sont –ils inscrits dans les tables d’une loi éternelle ? Ceux qui en ont bénéficié ou leurs amis et héritiers considèrent que cet ordre là, qui est le leur est intouchable. Ils ravivent ou essaient de rallumer les flammes du passé, afin de justifier la perpétuation du statu quo. Les pardonnés et amnistiés, réintégrés dans la société par le bon vouloir des vainqueurs, une fois leur place acquise et consolidée électoralement, estiment que les valeurs dont ils sont les porteurs doivent être pleinement reconnues. En clair qu’il n’y a pas de loi du silence et que ceux qui sont morts pour la démocratie ont droit à une sépulture et que cette reconnaissance suppose la condamnation morale et politique de ceux qui les ont exécutés.

L’oubli partagé certes permet une forme de réconciliation entre adversaires politiques. Mais trente cinq ans après, et après trente cinq ans de vie démocratique, de quel oubli et de quelle réconciliation parle-t-on en Espagne ? Derrière la paix civile que prétendent défendre les détracteurs du juge Garzón, se cachent corruption et affaires qui les concernent et auxquelles s’intéressait le magistrat ..