ANALYSES

Non-dit franco-allemand

Tribune
8 avril 2010
Mais ce rapprochement franco-allemand a davantage été le fruit d’une convergence momentanée d’intérêts que l’expression d’un vrai projet politique et économique commun, comme l’a d’ailleurs ensuite montré le refus poli d’Angela Merkel de la proposition franco-britannique d’une fiscalité spécifique sur les bonus. En tout cas, il ne saurait dissimuler le fait qu’il n’existe pas de vision commune franco-allemande sur les grands sujets européens : le degré de coordination économique, la question des frontières, l’opportunité d’une approche commune à l’égard de la Russie, le renouveau de la relation transatlantique depuis l’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche…

De manière quelque peu hâtive, la diplomatie française a célébré comme une avancée le seul fait que la chancelière Angela Merkel ait accepté de prononcer le terme de ‘gouvernement économique’, alors que la France et l’Allemagne n’en ont pas la même conception. Seuls les vrais limiers du franco-allemand, au fait des négociations et des débats en coulisse, savaient à quoi s’en tenir.

En fait, la critique française de la politique économique allemande dépasse le strict cadre économique et révèle un malaise plus profond. En effet, si cette critique exprimée par la ministre française de l’économie et des finances, Christine Lagarde, à l’égard de la politique ‘non coopérative’ de l’Allemagne s’est drapée dans les habits de la juste cause européenne – reprenant les reproches effectivement formulés plus discrètement par d’autres capitales européennes -, elle n’en exprime pas moins d’abord un malaise français vis-à-vis du décalage croissant entre les deux économies et, de façon plus générale, à l’égard de cette nouvelle Allemagne, puissance sans laquelle rien n’est plus réalisable en Europe, et qui semble de moins en moins disposée à ‘composer’ si cela ne correspond pas à ses intérêts nationaux.

C’est le rapport à cette nouvelle Allemagne décomplexée, dont la chancelière n’hésite pas à envisager l’exclusion de la zone euro d’un pays non vertueux, qui pose problème à une France en délicatesse sur plusieurs autres sujets internationaux d’importance : sa relation avec les Etats-Unis, son rayonnement culturel, son (nouveau ?) rapport à l’Afrique, sa place au Proche-Orient… Face à une Allemagne qui s’affirme, c’est une France incertaine sur la scène internationale et sur le plan économique, qui exprime des revendications. Le risque d’un déséquilibre en Europe existe bel et bien.

Dans ce cadre, il est vrai que le décalage, voire le décrochage, entre les économies française et allemande peut inquiéter, d’autant plus que l’imbrication des deux économies est telle que l’évolution de l’une implique nécessairement l’autre : les deux pays sont les premiers partenaires commerciaux l’un de l’autre ; l’Allemagne est devenue en 2009 le premier pays investisseur en France, devant les Etats-Unis ; 2 200 entreprises françaises sont implantées en Allemagne, 2 500 entreprises allemandes en France. Si – hormis l’année de crise 2009 où la France fait ‘mieux’ que l’Allemagne – le taux moyen annuel de croissance de 2006 à 2008, qui s’établit à 2,2 % en Allemagne contre 1,6 % en France, ne marque pas de décrochage d’une économie par rapport à une autre, il n’en est pas de même d’autres données plus structurelles qui pèseront nécessairement sur la portée et l’efficacité des politiques de sortie de crise : le déficit public allemand atteignait 0 % du PIB en 2008 et 3,1 % en 2009, celui de la France respectivement 3,4 % et 8,2 % ; l’excédent commercial allemand s’élevait à 135 milliards d’euros en 2009, le déficit français à 43 milliards ; la part de marché des exportations allemandes au sein de la zone euro est passée, entre 2000 et 2009, de 25 % à 28 %, celle des exportations françaises de 16 % à 13 % ; l’Allemagne est parvenue à conserver une industrie forte, fer de lance de ses exportations et représentant 26 % de son PIB, en augmentation depuis 2000, contre 14 % pour la France, chiffre en net recul ; l’Allemagne consacre 2,6 % de son PIB à la recherche et au développement, la France 2 %.

Signe des temps : depuis 2008, l’Allemagne a détrôné la France du rang de troisième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires. Même ce qui avait longtemps constitué un avantage pour l’économie française, le coût élevé de la main-d’oeuvre allemande, n’existe plus puisque dorénavant une heure travaillée dans le secteur marchand a un coût supérieur de 10 % en France comparé à l’Allemagne où le coût unitaire de la main-d’oeuvre a baissé depuis 2000 de 1,3 % contre une augmentation de 17 % en France. Même ce qui est vanté comme un modèle français de protection face à la crise connaît des limites : pour une récession deux fois plus importante que la France en 2009, l’Allemagne a vu son taux de chômage augmenter trois fois moins.

Cette crainte du déséquilibre économique entre la France et l’Allemagne émaille régulièrement l’histoire de la relation franco-allemande, par exemple au moment du décollage industriel allemand des années 1880-1900, suscitant en France tantôt l’admiration, tantôt la peur, avec des ouvrages comme ceux d’André Barre, La Menace allemande, dans les années 1960-1970, lorsque, à l’occasion de la tension monétaire créée en 1968-1969 par le déséquilibre entre un franc faible et un mark fort, l’ambassadeur à Bonn à l’époque, François Seydoux, accusait, dans ses Mémoires intitulées Dans l’intimité franco-allemande (1977), les Allemands de ‘bomber le torse’ ou plus récemment lors de l’unification.

Bref, cela n’est pas nouveau. Mais dans le cas présent, la polémique lancée par la France au sujet de la politique économique allemande cache une inquiétude plus générale face à la question du leadership en Europe, question jamais tranchée entre les deux pays, alors même qu’une nouvelle génération de dirigeants politiques allemands, Angela Merkel après Gerhard Schröder, n’entretient plus la même relation émotionnelle au voisin français. Chacun de ces deux chanceliers a d’ailleurs connu des moments de crispation forts avec la France : au sommet européen de Nice en décembre 2000 pour l’un, à l’occasion du débat autour de l’Union pour la Méditerranée en 2007-2008 pour l’autre. Chaque fois, il s’est agi de la place de la nouvelle Allemagne en Europe et du maintien (ou non) d’un équilibre entre les deux ‘grands Européens’.

Au-delà de la nécessité d’élaborer des positions communes sur les sujets européens précédemment évoqués, il y a donc urgence à évoquer entre les deux pays cette question du leadership, soit en construisant un mode de régulation commune par le biais de consultations plus efficaces, soit en procédant à une répartition des tâches en fonction des enjeux et des dossiers. Le contexte est plus favorable qu’il n’y paraît, tant l’Allemagne pour des raisons à la fois historiques et géopolitiques répugne à être isolée, situation où risque de la plonger progressivement son attitude face à la crise grecque.

Jacques-Pierre Gougeon, professeur des universités, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques, auteur de L’Allemagne du XXIe siècle, une nouvelle nation ? (Colin, 2009).
Sur la même thématique