ANALYSES

Clans et milices privées mettent les Philippines sous haute tension à l’approche des élections générales

Tribune
10 mars 2010
Par Romain Bartolo, assistant de recherche à l’IRIS
Le massacre de Maguindanao : reflet des maux de la politique clanique

Le massacre du 23 novembre 2009 a soulevé une vive indignation aux Philippines mais aussi au sein de l’opinion internationale. Pour la première fois, une milice privée – celle d’Andal Ampatuan Junior, maire de Datu Unsay – s’en est prise à des femmes, 26 au total. Jusqu’alors, il avait été tacitement entendu que violences et manœuvres d’intimidation les épargnent. C’est pourquoi Esmael Mangudadatu, vice-maire de la commune de Buluan, avait envoyé certains membres de sa famille accompagnés d’une trentaine de journalistes locaux à Shariff Aguak, chef-lieu de la province de Maguindanao et fief du clan Ampatuan, pour enregistrer sa candidature au poste de gouverneur. Les menaces de mort à son encontre l’avaient préalablement dissuadé de s’y rendre personnellement. Andal Ampatuan Senior, gouverneur de la province depuis 2001, s’opposait résolument à la candidature de Mangudadatu. Il était inconcevable à ses yeux que la province soit dirigée par une personne non issue de son clan. En effet, Mangudadatu fait partie d’un autre clan de la province établi à Buluan. Les deux clans avaient entretenu jusqu’alors de bonnes relations, allant même jusqu’à organiser des mariages entre membres des deux familles. En outre, désireux de briguer le poste de gouverneur, Esmael Mangudadatu avait tenté en vain de recueillir la bénédiction d’Ampatuan Senior.

Le charnier du 23 novembre dernier a mis la présidente Arroyo dans l’embarras. Le clan Ampatuan était un allié important dans la lutte gouvernementale contre les rebelles islamistes du Front de libération islamique moro (MILF), auxquels les forces armées gouvernementales livrent une bataille de longue date concentrée sur l’île de Mindanao dans le Sud de l’archipel. En échange de cette collaboration, Manille fermait les yeux sur la gestion très patrimoniale de la province par le clan Ampatuan. Au cours des dernières années, les « organisations civiles volontaires »(1) – destinées en premier lieu à combattre les rebelles – du clan Ampatuan n’avaient cessé d’augmenter ses effectifs et ses armements. Le décret de la loi martiale (2) dans la province le 6 décembre a permis à la présidente Arroyo d’afficher sa ferme résolution dans la traque des miliciens d’Ampatuan responsables du massacre. Bien qu’Andal Ampatuan Junior persiste à nier son implication dans la planification du massacre, une vingtaine de membres de sa famille a aussi été inculpée pour sa participation présumée, ainsi qu’environ 170 autres individus, membres pour certains de la police locale ou de l’armée. A plus grande échelle, elle entendait dissoudre l’armée privée du gouverneur, après l’avoir exclu de la coalition gouvernementale.

L’influence croissante des milices privées : une grave menace et un enjeu de campagne pour le scrutin du 10 mai

Ces tractations inter-claniques montrent à quel point la politique philippine locale est sclérosée par la puissance des clans et des dynasties familiales sur les différents territoires. Si les campagnes d’intimidation sont parfois suivies de violences et d’assassinats, c’est en partie dû au laxisme patent du gouvernement central de Manille sur l’influence grandissante des milices privées. Ces dernières protègent les intérêts des responsables politiques, intimident leurs rivaux et influencent l’issue des votes. En 2004, Fernando Poe Jr, adversaire de Gloria Arroyo à la présidence et un des acteurs locaux les plus populaires, n’avait étonnamment recueilli aucun suffrage dans des villes contrôlées par Ampatuan Senior (3). Plus tard, il fut confirmé que le décompte des votes dans ces lieux avait été fortement altéré en faveur de la présidente sortante grâce à l’intervention des Ampatuan. Par ailleurs, plus de 300 personnes ont perdu la vie lors des précédentes élections présidentielles en 2004 et législatives en 2007. Ampatuan Senior est l’exemple même de l’homme politique localement puissant qui use de la violence afin de se maintenir – et de maintenir ses proches – au pouvoir. D’une certaine façon, l’autorisation de former une milice privée a servi un double objectif. D’une part, elle permettait au gouvernement d’insuffler un souffle nouveau à la lutte menée par l’armée régulière contre l’insurrection des rebelles islamistes sur Mindanao et Jolo. D’autre part, les responsables locaux s’en servaient pour leurs propres intérêts comme un moyen d’intimider les opposants.

Pour faire en sorte que les élections à venir ne se transforment pas en un bain de sang, la présidente Arroyo a décrété début janvier l’interdiction formelle du port d’armes à feu sur l’intégralité de l’archipel philippin jusqu’au 9 juin, soit un mois après le scrutin. Mis à part la police et les forces armées, plus aucun individu n’est autorisé à porter une arme à feu dans l’espace public, même ceux disposant d’une licence. Pour ce faire, plus de 3.500 points de contrôle ont été installés, nécessitant la participation de 100.000 soldats et officiers de police (4). Pour ses derniers mois de présidence, Gloria Arroyo entend mener une lutte sans merci contre les milices privées. Pourtant, c’est elle qui dans un décret de 2006 avait facilité la formation de ces « organisations civiles volontaires » afin de combattre les différentes factions rebelles aux côtés de l’armée régulière. Mais il apparaît difficile, voire hautement improbable, que le gouvernement philippin soit capable de démanteler et dissoudre plus de 130 milices privées, qui rassemblent au total une dizaine de milliers d’hommes. Nombreux sont les commentateurs locaux à redouter que l’objectif de la présidente philippine ne soit en réalité qu’un vœu pieux. Si des résultats tangibles risquent de se faire longuement attendre, la menace des milices sur le déroulement du vote est quant à elle bien présente. Selon une commission indépendante philippine, les milices privées opèrent sur des zones rassemblant au total huit millions de votants (5). Plus d’un électeur sur six risque d’être confronté à l’influence des milices. Dès lors, il est difficilement imaginable que le scrutin se déroule dans des conditions de parfaite transparence.

A deux mois du scrutin, qui semble le mieux placé pour remporter l’élection ?

Présidente en exercice depuis 2001, Gloria Arroyo ne peut briguer un nouveau mandat de six ans. Cependant, la Cour suprême vient de valider à l’unanimité sa candidature aux élections législatives. Il est vraisemblable qu’elle ne rencontre aucune difficulté majeure à se faire réélire dans son fief. Elle vise plus particulièrement le poste de président de la Chambre des Représentants, qui peut s’avérer être un contrepoids majeur à la politique gouvernementale du prochain président. La Chambre des Représentants peut entre autres prendre l’initiative d’ouvrir une procédure de destitution du chef de l’Etat. Elle a, en outre, le pouvoir de s’opposer à certains projets de loi gouvernementaux. En somme, même si Gloria Arroyo ne peut être reconduite à la tête de l’exécutif en mai prochain, elle continuera – si elle est élue – à jouer un rôle influent lors des six prochaines années. Sa volonté de prendre la présidence de la Chambre basse du Parlement s’explique encore mieux lorsque l’on remarque que Gilberto Teodoro, président du parti d’Arroyo, est largement distancé dans les sondages d’opinion.

Les candidats les plus sérieux à la présidence sont Manny Villar, un riche entrepreneur membre du parti nationaliste, et Benigno « Noynoy » Aquino, fils de l’ancienne présidente de la République Corazon Aquino (1986–1992) récemment décédée. Joseph Estrada, ancien président destitué en 2001 pour corruption, accuse un retard considérable dans les sondages, tout comme le candidat adoubé par la présidente sortante, Gilberto Teodoro.

Au cours des dernières années, les milices privées ont pris une importance considérable sur la scène politique nationale philippine. Les épisodes de violences se sont démocratisés sous la présidence Arroyo, et le massacre du 23 novembre dernier culmine comme le plus grand massacre de journalistes jamais enregistré à l’échelle mondiale. Sous couvert de participer à la contre-insurrection gouvernementale, les clans ont surtout renforcé leur propre pouvoir grâce au développement de ces organisations de sécurité privée. Si le prochain chef d’Etat aura pour tâche majeure de relancer le processus de paix avec les insurgés du MILF, il aura aussi fort à faire pour démanteler les milices privées des puissants responsables politiques locaux. Et ce n’est certainement pas la meilleure nouvelle pour les Philippins à l’approche de nouvelles élections générales.

(1) Norimitsu Onishi, « Filipinos rely on armes of their own for influence », New York Times, 20 février 2010
(2) La loi martiale n’avait plus été décrétée aux Philippines depuis 1972 sous la dictature de Marcos.
(3) International Crisis Group, « The Philippines : After the Maguindanao Massacre », Asia Briefing n°98, Jakarta/Brussels, 21 décembre 2009
(4) Carlos H. Conde, “Philippines Gun Ban Starts Ahead of Vote”,
New York Times, 10 janvier 2010
(5) Norimitsu Onishi, « Filipinos rely on armes of their own for influence »,
New York Times, 20 février 2010
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