ANALYSES

À propos de la dissuasion

Tribune
27 octobre 2009
Cet art subtil se perfectionne depuis au moins vingt cinq siècles, c’est-à-dire depuis que Sun Tse en Chine ou Énée le Tacticien en Grèce ont donné des recettes pour intoxiquer l’adversaire : se faire prendre délibérément un espion porteur de fausses nouvelles, infiltrer chez l’ennemi des agents qui l’amèneront à prendre des décisions erronées. Le raffinement de ces procédés pouvait être extrême : dire A pour que l’on en déduise que vous vouliez faire B alors que vous projetiez C, ne pas profiter d’informations vraies pour en acquérir de plus importantes et en diffuser de fausses. Mais derrière les feintes, la désinformation ou les leurres se dissimulaient finalement d’authentiques secrets qui portaient sur des événements du monde réel et non hypothétique.

Traditionnellement, l’arme est un facteur de réduction de l’incertitude : celui qui possède une arme supérieure à son adversaire diminue à son profit les aléas de la guerre (facteur humain, génie des généraux, moral des troupes, hasards tactiques, etc.) qui font qu’elle n’est jamais jouée sur le papier. L’arme est un facteur additionnel au service de la volonté politique qui recourt à la violence pour s’imposer. Plus il entretient l’ignorance adverse, meilleur le résultat. Du moins, jusqu’à ce que la bombe semble réduire le rôle de la stratégie à une alternative binaire : lancer ou pas et abolisse l’idée de gain que sous-tend tout conflit armé. Et, pendant des siècles, ‘dissuader’ signifiait simplement faire savoir à un éventuel agresseur que l’on possédait des forces (et une volonté de les utiliser) suffisantes pour que le prix de l’agression à payer en termes de représailles rende l’avantage de l’offensive et du premier mouvement négligeable ou négatif.
Le fait que l’arme commande à la stratégie et non l’inverse qu’elle ne soit plus le moyen mais l’achèvement de la guerre transforme toutes ces
règles.

L’imprévisibilité relative de l’action adverse, alpha et oméga de la pensée tactique, cède alors le pas à l’exhibition des panoplies corrigées par un facteur psychologique : le pari secret sur le for intérieur de l’adversaire. Du coup, la nature des informations militaires susceptibles d’être confidentielles change : une part de la stratégie consiste à convaincre l’adversaire de la réalité des armes que l’on possède, à persuader l’opinion de faire confiance aux détenteurs des secrets atomiques, et enfin à rendre notoire ses hypothèses stratégiques, seule façon de continuer le dialogue avec l’autre joueur. La part de la dissimulation porte moins sur une connaissance technique que sur le fonctionnement de l’ensemble technique (les projets industriels à long terme, la coordination du système d’observation de transmission et de frappe), moins sur les intentions réelles (comme lorsqu’il établissait un plan d’invasion) que sur la nature réelle du processus de décision, qui autorise et qui décide quoi, qui réagit comment dans les quelques secondes de la décision cruciale. Toute stratégie, affrontement de deux intelligences, est un jeu à information imparfaite. L’époque nucléaire en a fait un jeu à secret imparfait.

En s’appuyant sur le principe de la dissuasion, la Guerre Froide invente la figure du grand bluffeur. Au jeu de l’Apocalypse il joue autant sur les différences psychologiques que techniques entre les adversaires. Sur ce qu’ils ont et croient en commun autant que sur ce qui les différencie. La guerre perd le statut d’épreuve concrète et aléatoire de la volonté politique pour acquérir celui d’un objet ambigu dont l’horreur paralyse la pensée et semble rendre la réalisation invraisemblable. En même temps sa virtualité stimule le calcul rationnel. Plus la catastrophe nucléaire est décrite comme la tragédie où tout le monde perd, plus elle se prête à des jeux au sens presque mathématique ou logique : les coups y sont joués par usage d’information et de dissimulation, en fonction de ce que saura, croira ou feindra la partie adverse.

C’est une situation d’autant plus difficile à comprendre que les règles évoluent. Leur première étape est celle de la destruction mutuelle assurée : le grand tout ou rien, notion qui s’impose lorsque les Soviétiques reprennent un temps d’avance, dans la course à l’espace, cette fois, en lançant Spoutnik en 1957. À partir du moment où il est possible de mettre des fusées sur orbite, aucune zone n’est plus à l’abri. La simple dissuasion reposait sur le présupposé que les Américains, ayant la supériorité dans le domaine des bombardiers et sous-marin, la probabilité que leur territoire soit atteint par des engins soviétiques était faible. La nouvelle configuration suppose un raisonnement symétrique et en terme d’échelle : jusqu’où peut-on aller (ou refuser de reculer) sans amener l’adversaire à appuyer sur le bouton, décision irrationnelle puisque le vainqueur d’une guerre nucléaire souffrirait autant que le vaincu, mais néanmoins envisageable ? La bizarre stratégie qui consiste à brandir un pistolet qui tire dans les deux sens suppose déjà une redéfinition de l’arme.

Cela mène à des raisonnements déments illustré par le film de Stanley Kubrick, docteur Folamour : le meilleur moyen d’assurer la paix est de se retirer la possibilité de céder à la menace et de renoncer à toute autonomie de riposte. Donc de se doter d’un système automatique qui déclenche le suicide nucléaire au cas où l’autre tirerait un seul missile…
De se lier les mains. Et bien sûr d’en informer l’adversaire !
Ce que Kissinger nommait la ‘stratégie ésotérique’ de l’équilibre de la terreur engendre bientôt d’autres modes de raisonnement. Dont celui de la France, à savoir qu’il fallait rendre le prix de la conquête ou de la destruction de notre ‘petit’ pays insupportable en termes de pertes à un agresseur plus puissant. Ou encore le traité SALT 1, négocié entre 1969 et 1972 et signé par Nixon et Brejnev. Il met en relief la façon dont les adversaires construisent des règles du jeu de plus en plus complexe, notamment avec les notions de première et de seconde frappe et s’accordent paradoxalement pour estimer leur propre puissance excessive. Les Strategic Arms Limitation Talks de l’ère de la détente tentent d’une part de limiter les armements offensifs, en excluant, il est vrai, les bombardiers et les systèmes avancés, mais surtout les armements défensifs. Dans la logique folle du nucléaire, le bouclier est plus dangereux que l’épée et il est plus urgent d’abaisser sa défense antimissile ( Anti Ballistic Missile ) que de restreindre sa capacité de faire sauter la planète. Le raisonnement est le suivant : si A possède des moyens de protéger ses villes et ses armes offensives en arrêtant un certain nombre de missiles adverses, il augmente ses chances de survivre, sinon à une première frappe, du moins à la riposte qui suivrait sa propre offensive, la seconde frappe. Du coup, A est tenté de frapper B avant que l’autre ne se dote d’un système imperméable. Conclusion : mieux vaut offrir à l’adversaire un maximum de ses propres civils comme victimes potentielles, car, plus il vous sait vulnérable, moins il risque de vous attaquer… Le tout repose sur un postulat : A et B reconnaissent implicitement qu’ils s’espionnent, que leurs satellites s’observent et qu’ils ne peuvent plus techniquement avoir de secret durable l’un envers l’autre.

Les accords Salt I sont vite dépassés et par les réalités techniques comme les missiles à tête multiples ou la bombe à neutron, et par les réalités politiques de l’après-Nixon, des nouvelles négociations de Salt II, etc.. La théorie évolue encore et les postulats qui semblaient les plus assurés changent rapidement. À partir de 1974 la doctrine américaine dite Schlesinger du nom du Secrétaire d’État à la Défense introduit des éléments nouveaux dont on verra les conséquences sous Carter et Reagan. C’est la révolution de la précision et du dosage qui intervient dans le domaine de la pensée stratégique et rend pensable l’impensable : un conflit nucléaire gérable. Les missiles permettent de frapper des cités ou des objectifs militaires, leur précision augmentant, les moyens de défense, il devient possible de penser des dosages soit dans l’escalade des destructions en oubliant l’alternative de l’holocauste ou de la paix, soit dans l’usage géographique de la frappe atomique qui serait limitée à l’Europe. Le mouvement s’accélère : à la fin des années 70 on discute sérieusement l’éventualité d’une frappe ‘supportable’ qui ne tuerait ‘que’ le dixième de l’humanité ou les scénarios où des frappes plus précises sur les moyens offensifs adverses permettant de se préserver raisonnablement de sa riposte. Quant à la crise des euromissiles, elle révèle qu’à partir du moment où les missiles soviétiques à moyenne portée sont installés, un guerre limitée au théâtre européen est pensable ; l’automaticité de la riposte américaine n’est plus garantie et le seul moyen de protéger l’Europe de l’Ouest est d’y installer des armes de moyenne portée et d’amener les Américains à subir un risque insupportable en cas de défaite de leurs alliés. Les paradoxes de l’arme faible plus effrayante que l’arme forte ou de la nécessité d’organiser sa propre vulnérabilité engendrent une confusion d’autant plus grande que le réalisme d’une guerre limitée est contesté sur le plan technique.

Le denier grand coup qui transforme des règles à peine établies est l’Initiative de Défense Stratégique, mieux connue sous le nom de Guerre des Étoiles. Le 23 Mars 1983 Ronald Reagan annonce que son intention est “d’éliminer la menace des missiles ennemis au-dessus des États-Unis’. L’impensable, à savoir arrêter les missiles adverses pendant les quelques minutes de leur vol deviendrait possible grâce à des armes de science-fiction : stations sur orbite, lasers, armes à énergie dirigée, etc.. La sanctuarisation du territoire américain repose sur la perfection des instruments d’observation et de calcul : les temps de réaction deviennent si brefs qu’il faut aller plus vite que la décision humaine pour que les missiles à peine lancés soient frappés par des armes hypermodernes. Elles sont toujours à concevoir et, par définition, ne peuvent être soumise à une expérimentation réaliste. Non seulement, les parties doivent parier sur des armes ultra-précises et rapides, reposant sur des technologies encore à concrétiser, mais aussi supposer une capacité de réaction infaillible. Les experts doutent de réalité d’un tel programme. Les plus pessimistes annoncent le déclenchement d’une guerre nucléaire préventive par l’U.R.S.S. qui doit nécessairement saisir sa dernière chance de frapper avant que son adversaire devienne invulnérable. Trop sophistiquée, trop chère, la guerre des étoiles a maintenant été abandonnée.

Entre-temps ses conséquences diplomatiques ont été spectaculaires. Sous l’ère Gorbatchev, c’est le retrait des missiles de 1 000 à 5 000 km (option zéro) et de ceux de 500 à 1 000 km option double zéro. Les négociations S.T.A.R.T. ( Strategic Arms Reduction Talks ), qui prennent la suite des S.A.L.T., sont ouvertes avec pour objectif, la réduction de moitié des arsenaux stratégiques. La chute du communisme rendra cette tentative obsolète. Au profit, il est vrai du seul scénario que personne n’avait prévu. La seule donnée qu’aucun scénario ne remettait en cause à savoir le nombre de joueurs est devenue fausse. Il n’y a plus deux superpuissances mais une puissance dominante face à la prolifération de l’arme nucléaire, voire disent certains à sa privatisation entre les mains de mafias ou organisations terroristes capables demain d’acquérir une bombe du pauvre.

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