ANALYSES

Afghanistan : nouvelle approche américaine vis-à-vis des Taliban

Tribune
13 octobre 2009
En effet, le jeudi 8 octobre, deux déclarations des responsables de l’administration viennent en apporter la preuve, calmant vraisemblablement l’ardeur de ceux qui tablent toujours sur une victoire militaire contre les Taliban. Dans une conférence de presse, Robert Gibbs, le porte-parole du président américain établit une distinction entre Al-Qaeda et les Taliban. Le même jour, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton n’exclut pas que des Taliban puissent participer au prochain gouvernement afghan.

Dès lors la question est de savoir qui sont les Taliban et que distinguent ces derniers d’Al-Qaeda ?

Les Taliban sont apparus sur la scène politique et militaire afghane en septembre 1994 en réaction au chaos qui s’était installé en Afghanistan après la prise du pouvoir par les Moudjahidine en 1992 et la guerre sanglante qui s’en est suivie entre eux. C’est la raison pour laquelle, les Taliban ont été acclamés à leur arrivée par la population, notamment dans les régions pachtounes du Sud dont ils sont originaires. Si la plupart des dirigeants et responsables du mouvement étaient des ex-moudjahidine, des jeunes étudiants en religion recrutés dans les madressas (écoles religieuses) pakistanaises avec le soutien du Pakistan, de l’Arabie saoudite et des Emirats Arabes Unis (qui ont été les seuls à reconnaître par la suite le régime des Taliban), composaient l’essentiel de ses combattants. A l’époque, ni les Etats-Unis ni les pays européens ne se sont inquiétés de l’arrivée des Taliban au pouvoir, y voyant même plutôt une occasion de rétablir la sécurité et l’ordre en Afghanistan.

Adeptes d’un islam rigoriste, les Taliban formaient également un mouvement ethnique appartenant à l’ethnie pachtoune majoritaire et qui ont fondé, en 1787, l’Afghanistan actuel. Avec la prise du pouvoir par les moudjahidine majoritairement non pachtounes, les Taliban perdent alors pour la première fois le pouvoir en Afghanistan, et cultivent dès lors un désir de revanche.
L’intervention américaine en novembre 2001 a permis l’élargissement du mouvement des Taliban dans la province du Nord-est du Pakistan et dans les zones tribales. La conjonction entre des éléments étrangers liés aux djihadistes internationaux d’Al-Qaeda et les Taliban a ainsi amplifié la radicalisation idéologique. Dans cette région, l’homogénéité ethnique des insurgés explique en grande partie la nature, la dimension ethnique et tribale et l’ampleur de l’insurrection en Afghanistan et au Pakistan.

L’erreur stratégique des Etats-Unis sur le plan militaire – en donnant la priorité à la capture des dirigeants d’Al-Qaeda d’une part et à la guerre en Irak d’autre part –, a permis aux Talibans de regagner leurs régions d’origine ou les zones tribales pakistanaises et de se réorganiser. Cette tâche dévolue aux soldats engagés dans l’opération « liberté immuable », distincte de celle de la Force Internationale pour Assurer la sécurité (FIAS) commandée par l’OTAN, a été couronnée d’un plus grand succès que celle de la lutte contre les Taliban. Et on constate aujourd’hui qu’Al-Qaeda est très affaibli en Afghanistan et que l’étau s’est resserré autour de ses combattants dans les zones tribales pakistanaises.

Contrairement à une idée reçue, Al-Qaeda et les Taliban ne composent pas un seul mouvement. Il est vrai que Al-Qaeda est né en Afghanistan sous le régime des Taliban. Ben Laden et ses compagnons s’y sont implantés à partir du début des années 1980, avec l’encouragement des Etats-Unis de Ronald Reagan qui facilitèrent leur arrivée en Afghanistan, après avoir compris que les Afghans n’accepteraient pas facilement la domination d’une puissance étrangère (l’URSS). A ce moment, Oussama Ben Laden était chargé de leur recrutement. L’influence des wahhabites, déjà perceptible sous le régime des Taliban, n’a cessé de se renforcer après l’intervention américaine dans le pays. Cette radicalisation idéologique, notamment dans les zones tribales pakistanaises, a abouti à la création, en décembre 2006, du Mouvement des Taliban pakistanais (TTP).

Al-Qaeda (littérairement la base en arabe) ou le djihadisme international faisant des zones turbulentes et irrédentistes pachtounes du Pakistan sa « base territoriale », a un agenda mondial : abolir les frontières des Etats pour recréer un grand Califat qui abriterait la Ummah, la communauté des croyants. Cet agenda doit passer par la destruction du pouvoir central et la modification des frontières. A cet égard, l’engagement de l’Islam radical wahhabite et salafiste en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak et ailleurs relève de cette vision idéologique. Et l’Afghanistan et le Pakistan représentent aujourd’hui le terrain rêvé pour établir la grande « base territoriale ».

Le mouvement des Taliban afghans, tout en étant très rigoriste et rétrograde, définit son agenda essentiellement dans un cadre national : l’Afghanistan. Il n’y a d’ailleurs pas d’homogénéité idéologique entre les trois grandes composantes de l’insurrection afghane qu’on résume, à tort, uniquement aux Taliban.
La première composante de cette insurrection est le Hezb-i-Islami de Gulbuddin Hekmatyar, très influent dans l’Est du pays, notamment dans la région du Kunar, du Laghman, du Kapisa et de Saroubi. Ce sont les combattants du Hezb-i-Islami qui sont à l’origine de l’embuscade qui a coûté la vie à onze soldats français, le 18 août 2008 dans la vallée d’Uzbin à l’Est de Kaboul. Issue du mouvement des frères musulmans, comme le commandant Ahmad Shah Massoud, Gulbuddin Hekmatyar était un opposant au régime monarchique et militait pour la création d’une république islamique. Il s’est réfugié au Pakistan quand le général Mohamad Daoud a renversé, en juillet 1973, son cousin, le roi Mohamad Zaher shah, et a fondé la première république en Afghanistan. Après l’invasion soviétique, Hekmatyar est devenu l’interlocuteur privilégié du puissant service pakistanais ISI (Inter-Services Intelligence) et de la CIA, devenant le principal bénéficiaire de l’aide américaine au cours de la guerre anti-soviétique. Il a dirigé d’une main de fer son parti, Hezb-i-Islami , seul parti djihadiste organisé de la résistance afghane. Cependant, il a échoué dans sa tentative de prendre Kaboul après la débâcle du régime communiste en 1991. Il n’a jamais pu occuper son poste de Premier ministre dans le gouvernement des Moudjahiddine sous la présidence de Burhanuddin Rabbani et il fut en grande partie à l’origine de la guerre civile qui s’en est suivie. Lorsque Kaboul est tombé aux mains des Taliban, Hekmatyar s’est réfugié en Iran. Après l’intervention américaine contre les Taliban, l’Iran a expulsé Gulbuddin Hekmatyar qui est revenu dans l’Est de l’Afghanistan. Si d’éventuelles négociations devaient avoir lieu entre la coalition et les talibans, Hekmatyar aurait une place importante. Certains membres du Hezb-i-Islami occupent déjà des postes ministériels et Hamed Karzaï ne cesse d’envoyer des messages de réconciliation à ses « chers frères », Hekmatyar et mollah Omar. Le chef du parti islamique a pris récemment quelques distances avec les Taliban en ne réclamant pas le retrait préalable des troupes étrangères comme condition au dialogue, mais simplement l’établissement d’un calendrier du retrait.

La deuxième composante englobe les réseaux de Jallaluddin Haqquani. Ce dernier est un ancien héros de la guerre contre l’armée soviétique, ancien ministre des Affaires tribales du régime des Taliban et proche conseiller de mollah Omar. Il s’est radicalisé après être entré en contact avec des militants wahhabistes et salafistes d’Al-Qaeda présents dans la ceinture pachtoune, notamment du Pakistan. Appartenant à la tribu Zadran, présente, comme la plupart des tribus, de part et d’autre de la frontière, Haqqani est très influent dans les provinces de Paktya et de Paktika, limitrophes des zones tribales pakistanaises où il est implanté depuis le début des années 80. Il serait aussi à l’origine de la plupart des attentats suicides sanglants commis à Kaboul. Vieux combattant, ce sont ses fils, plus particulièrement l’un d’entre eux, Sarajuddin Haqquani surnommé « Khalifa », qui dirigent les opérations de son organisation. Le clan des Haqquanis est la cible privilégiée des forces américaines.

La troisième composante, de loin la plus importante, est constituée des Taliban « originels » présents avant les attentats du 11 septembre 2001, fidèles au mollah Omar, le chef suprême du régime des Taliban, et défendent, comme en 1994, un agenda politique largement fondé sur le nationalisme pachtoune doublé d’une vision très conservatrice de l’Islam. Il consiste à « chasser les occupants étrangers » et réinstaller l’émirat des Taliban à Kaboul. Un dialogue entre eux et le gouvernement de Kaboul impliquant leur participation au prochain gouvernement afghan ne semble plus constituer un obstacle pour les Etats-Unis, l’ONU et l’Union européenne. Toujours est-il que quelques changements sont perceptibles du côté des Taliban dans leurs dernières déclarations. Certes, ils demandent toujours le départ des troupes de l’OTAN en déclarant même garantir leur sécurité pendant le temps du retrait, mais ils s’adressent désormais, ce qui est inhabituel, à l’ONU, aux organisations internationales et même à l’opinion publique américaine et européenne.

La question est de savoir jusqu’où les Taliban pourraient modérer leur conception et pratique du pouvoir inacceptable, quoi qu’il arrive, pour une partie importante de la population afghane. Ceci n’est pas une question idéologique mais la garantie d’un équilibre visant à faire cesser la guerre civile.