ANALYSES

La refonte des frontières d’Abyei : une rupture symbolique et définitive du lien Nord-Sud ?

Tribune
24 juillet 2009
C’est une satisfaction relative, mais effective, qui est entretenue aujourd’hui par la plupart des observateurs des évolutions soudanaises. La Cour permanente d’arbitrage de La Haye vient en effet de préciser – et de modifier – les contours de la province pétrolifère d’Abyei, située au centre du pays, dans le Kordofan occidental. Cette décision n’est évidemment pas née d’une initiative directe de cette instance, qui doit être saisie avant de pouvoir statuer sur les affaires relevant de sa compétence. Tout remonte à mai 2008 en effet, lorsque des affrontements violents prirent le risque d’embraser la province. Le parti du Congrès national d’Omar al-Béchir, et son « frère ennemi » du pouvoir soudanais, le Mouvement pour la Libération du Peuple du Soudan (Sudan People Liberation Movement, SPLM), voyant les limites de leur intervention, décidèrent de recourir à la Cour de La Haye, dès le mois de décembre suivant, afin d’entrevoir une issue à leur différend. Il faut cependant insister sur le fait que cet affrontement n’était en rien singulier ; il tombait dans le droit fil des 22 ans de guerre de type civil que le pays avait connu précédemment (la fameuse Seconde guerre civile, qui dura de 1983 à 2005). Qui plus est, il demeurait révélateur d’un fait primordial. A savoir que, si Omar al-Béchir et ses rivaux du SPLM avaient réussi à se mettre d’accord sur une formule de gouvernement d’union nationale suite aux accords de Naivasha (2005), cela ne signifiait pas pour autant que l’ensemble des Soudanais, aux niveaux des tribus comme des formations politiques, allaient dorénavant pouvoir partir vers des perspectives sereines.

L’arbitrage de La Haye et son contexte

Avec l’arbitrage de La Haye, on assiste aujourd’hui à une modification des frontières de la province administrative d’Abyei. La surface de celle-ci en ressort réduite ; 10 000 km2, contre 18500 précédemment. Mais là n’est pas le plus important, comme le montre d’ailleurs la satisfaction respective – quoique beaucoup moins prononcée du côté du SPLM – affichée par les détenteurs du pouvoir central vis-à-vis de cette décision.
Les tensions maintenues ces dernières années à Abyei puisaient en effet une partie de leur explication dans des enjeux de type hydraulique, et surtout pétrolier. Cela n’allait cependant pas sans la présence de pierres d’achoppement d’ordres territorial et domanial (quelle part de la superficie territoriale pour qui ?), tribal (opposant notamment les Dinga-Ngok, Africains pro-SPLM, aux Massiriya, Arabes en phase avec le Congrès National), provincial (quelles frontières éventuelles convenait-il de prévoir pour Abyei ?) et évidemment plus largement national (quels impacts aurait eu une autonomisation du Sud-Soudan sur l’avenir de cette province ?).

La province d’Abyei répond en effet, à l’instar du Darfour ou de la province du Nil Bleu, à une situation tendue, anarchique même. Les forces du Nord, représentées par le gouvernement de Omar al-Béchir, et celles du Sud, représentées par le SPLM, ont ainsi souvent eu matière à affrontements, soulignant un fait en particulier : la manière par laquelle certaines provinces et zones du Soudan échappent à tout contrôle et autorité dignes de ce nom. Au Darfour, on ne compte ainsi plus le nombre de formations autoproclamées qui affichent une attitude de défi vis-à-vis de tout acteur extérieur à leurs frontières et zones d’influence revendiquées ; dans la province du Nil Bleu, fondamentale pour l’alimentation du débit du fleuve du Nil, les perspectives sont telles que ni le Congrès National, ni le SPLM n’arrivent à confirmer leur autorité ; et, évidemment, à Abyei, c’est plutôt à un bras de fer entre ces deux formations principales et leurs relais locaux auquel on a pu assister jusqu’ici.

L’échéancier de tous les dangers ?

Evidemment, une interprétation première laisse supposer que le découpage de La Haye renforcera les conditions d’accès « du Nord » au pétrole de l’ « ex-province », le Sud tirant pour sa part bénéfice des eaux du Bahr-el-Ghazal. Pas pour autant de quoi démunir entièrement les Massiiya en la matière, ceux-ci se voyant reconnaître un droit de circulation et d’accès à cette même étendue. Mais cela peut-il pour autant rassurer sur l’avenir d’Abyei et du Soudan à la fois ? La réponse à cette question ne peut qu’être nuancée.

Les échéances les plus importantes pour l’avenir du Soudan ne sont en effet en rien derrière nous ; il est même assez sensé de penser que le pire pourrait être à venir. Les accords de Naivasha (2005) ont en effet, dans leur souci de réduire l’envenimement des relations entre Congrès National et le SPLM, prévu l’organisation de deux référendums en 2011 : l’un, organisé à Abyei, verra les ressortissants de cette province décider s’ils préfèrent dépendre du Nord ou du Sud du Soudan à l’avenir, question qui n’a plus vraiment de sens avec ce redécoupage de La Haye ; l’autre, dans la partie méridionale du pays, permettra aux habitants du Sud de décider de leur éventuelle indépendance. Dans l’affirmative, on se dirigerait évidemment vers la scission du Soudan en deux parties (voire plus, eu égard aux revendications centrifuges apparues par-ci par-là ces dernières années) : un Etat du Nord, à côté d’un Etat du Sud, que tout ou presque opposerait. Qui plus est, on peut d’ores et déjà prévoir, dans cette éventualité les ravages de type essentialiste pouvant découler d’une telle situation : média et gouvernements occidentaux ont en effet quasi-exclusivement envisagé, jusqu’ici, les perspectives inter-soudanaises en opposant les « bons » chrétiens et animistes du Sud aux « méchants » musulmans du Nord. On voit mal pourquoi cette tendance changerait à l’avenir.

La désagrégation n’est pas la solution

Et c’est là que l’on comprend que la décision de justice de La Haye concernant Abyei ne vient rien résoudre sur le fond. Le Soudan demeure en effet toujours aussi menacé par la désagrégation progressive de sa cacochyme structuration institutionnelle, et les revendications localisées, tribales soient-elles, ethniques, claniques et/ou confessionnelles, s’affichant par-ci par-là n’augurent rien de bon pour l’avenir du pays.
En montrant sa relative satisfaction devant la décision de La Haye, le Congrès National vient en effet affirmer par-dessus tout sa satisfaction de se voir reconnaître un accès à une riche zone pétrolifère ; en dissimulant ses critiques implicites, le SPLM table pour sa part à la fois sur la possibilité pour lui de découvrir des gisements pétroliers insoupçonnés dans la zone relevant de sa sphère d’influence, et sur l’éventualité pour ce découpage de clarifier les limites du projet indépendantiste qu’il escompte au départ des référendums de 2011. Cela étant dit, outre le fait que les chaotiques évolutions inter-soudanaises ont souvent été liées à l’agenda politique d’Etats étrangers ces dernières années (Etats-Unis, Israël, Ouganda, Tchad, Ethiopie…), on ne saurait assez insister sur la part de risques portée par la situation prévalant aujourd’hui dans le pays. Au départ d’une scission potentielle du Soudan, c’est tout simplement, outre l’émiettement supplémentaire d’un tissu social soudanais déjà extrêmement complexe, l’avenir hydraulique du monde nilotique, et partant les conditions d’affirmation et d’affaiblissement respectifs de l’Ethiopie et de l’Egypte, qui pointent. C’est pourquoi Abyei devrait plutôt être l’occasion de faire le bilan des évolutions inter-soudanaises et de leurs conséquences potentielles, et non celle de se rallier à une vision angélique qui consiste à penser que tout ou presque pourra maintenant rentrer dans l’ordre. Le long de ces dernières années, on a en effet trop souvent interprété les évolutions du Soudan à la quasi-exclusive lumière des atrocités du Darfour… sans d’ailleurs se poser pour autant les bonnes questions, ni même chercher à recourir à une/des grille(s) d’analyse adéquate(s). La responsabilité de la dite « communauté internationale » devant l’inquiétante évolution inter-soudanaise n’est pourtant pas nulle ; elle pêche par un ensemble de faits. A commencer par la trop facile tendance qu’ont beaucoup d’Occidentaux à considérer que la désagrégation des Etats-nations contemporains reste supportable dans le cas de pays ne défendant pas pleinement leurs intérêts. Soit un jeu particulièrement dangereux, à un moment en particulier où tous les conflits africains expriment, à l’instar du Moyen-Orient, les limites patentes que trouvent les Occidentaux dans leurs éventuelles tentatives déployées pour essayer de recoller les morceaux.