ANALYSES

« La politique d’influence française, davantage des mots qu’une réalité »

Tribune
2 juin 2009
Oui, c’est un problème. Mais il n’est pas nouveau. Le fossé entre les ambitions internationales de la France et l’exiguïté de son tissu de think tanks est ancien. Il faut remonter aux sources de la Ve République pour le comprendre et à la tradition régalienne française. Lorsque se met en place la politique étrangère de la Ve République, faite de volontarisme étatique, le pouvoir se méfie de l’expertise extérieure. Elle lui semble politisée, prosoviétique ou pro-américaine. En termes d’apport de connaissance et d’expertise, l’État estime qu’il possède en interne tout ce dont il a besoin par le biais de ses ministères et agences. L’extérieur ne peut être qu’une source inutile ou dangereuse de contestation. Par ailleurs les relations internationales existent peu à l’Université, c’est une spécialité éclatée entre plusieurs disciplines, ce qui ne permet donc pas de vraies carrières universitaires. À la méfiance du pouvoir répond un repli sur soi sur les questions théoriques, loin du ‘policy oriented’ – assimilé à du journalisme et donc honni par l’Université. Le réel, l’actualité sont perçus comme antiscientifiques.
L’État ne va donc pas s’occuper de la recherche, et la tradition étatique française fait que le privé n’a pas d’espace ni de motivations (fiscales notamment) pour le faire. À la fin des années 1970, sous l’impulsion de Raymond Barre et de son conseiller, Jean-Claude Casanova , qui scrute ce qui se passe aux États-Unis, l’ IFRI (Institut français des relations internationales) est créé, mais l’État ne veut pas aller au-delà. Résultat, l’écart est béant non seulement avec les États-Unis, mais aussi avec l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou des pays plus modestes dans leur politique internationale comme les Pays-Bas. Cette situation, déjà gênante auparavant, l’est encore plus à l’heure de la mondialisation où le débat d’idées, les luttes d’influence, le soft power sont des enjeux essentiels. La politique d’influence française, c’est davantage des mots qu’une réalité.

L’institut que vous dirigez, l’IRIS, est l’un des gros centres de recherche français. Jugez-vous convenable la place (47e) que vous accorde cette étude ?

L’ IRIS est traditionnellement considéré en France comme l’un des quatre plus importants think tanks français sur les questions stratégiques – avec l’IFRI, la FRS (Fondation pour la recherche stratégique) et le CERI (Centre d’études et recherches internationales) . Il est le seul à avoir été créé par une initiative privée, et à l’époque, nous sommes partis avec une subvention de 20.000 francs (3.000 euros) en 1991. Nous avons toujours conservé une très grande indépendance dans l’expression des différents points de vue, y compris quand nous étions en désaccord avec les positions officielles ou avec certains pouvoirs ou groupes de pression. C’est à la fois notre force et notre faiblesse ! Notre disparition a été annoncée à plusieurs reprises. Quand un chercheur de chez nous se voit offrir un salaire de moitié supérieur à celui qui est le sien à l’IRIS par un autre think tank (qui dans l’espèce fait appel à un cabinet de chasseurs de têtes, ce qui peut apparaître comme aussi dispendieux qu’inutile), je ne peux pas lui en vouloir de partir, mais je trouve dommage de ne pas pouvoir lutter à armes égales. Alors honnêtement, se retrouver à la 47e place mondiale avec un budget bien plus limité (1,8 million d’euros) que celui de nos homologues, et selon un classement fait par un centre étranger, ce ne peut être qu’une source de satisfaction. Cela montre que nos méthodes de travail et notre esprit d’équipe produisent des résultats et une reconnaissance internationale

Dans une note consacrée à cette étude, le CAP (Centre d’analyses et de prévisions) du quai d’Orsay estime que l’influence des think tanks français ‘reste cantonnée à la formulation d’idées pour les courants politiques locaux’. Est-ce juste ?

Je trouve le reproche du CAP un peu injuste. S’il était exact, il se retournerait d’ailleurs contre lui et serait une marque d’échec partiel du CAP dont l’un des rôles est d’animer le débat d’idées en France sur ces thèmes ! Le CAP a-t-il évoqué le sujet, lancé un débat ou une consultation avec les think tanks concernés ? Le problème pour les think tanks c’est que, s’ils prennent des positions originales ou indépendantes, ils sont moins aidés, quand ils ne sont pas tout simplement tenus un peu en lisière. Le choix du confort est effectivement de faire des travaux consensuels, qui ne prennent personne à rebrousse-poil. Toutefois, ici il y a l’accusation de localisme. L’État se plaint de n’avoir pas un réseau efficace de think tanks, mais n’a pas de réflexion globale sur une stratégie d’influence à l’étranger. Il y a pour ces raisons un très fort volontarisme un peu anarchique et de forts moyens pour l’audiovisuel extérieur, mais pas pour les think tanks. En tous les cas, quand je fais le compte des entretiens avec la presse étrangère, des symposiums ou colloques à l’étranger ou ceux organisés en France avec des étrangers, auxquels je participe ou auxquels participent les chercheurs de l’IRIS, je n’ai pas l’impression d’être dans le localisme.

Cette même note juge que votre institut et les autres confondriez ‘le travail de synthèse, ou de reformulation, avec la véritable recherche’. Est-ce exact ?

On retombe sur le reproche précédent. Certains chercheurs (trop d’entre eux) se demandent avant de s’exprimer si leurs vues seront conformes à celles du gouvernement, s’ils ne vont pas froisser tel intérêt industriel ou telle source de financement. Certains sont plus dans la communication institutionnelle que dans la recherche. Mais il me paraît difficile de mettre tout le monde dans le même panier.

L’un des problèmes des think tanks français n’est-il pas qu’ils vivent beaucoup de subventions publiques, davantage que leurs homologues américains ?

À l’IRIS, les trois quarts de nos financements viennent du privé (individus, entreprises, ONG organisations internationales) et seulement le quart de l’État. Les financements qui viennent du Quai d’Orsay ont été réduits de presque les trois quarts depuis 2002. La Délégation aux Affaires stratégiques du ministère de la Défense qui, financièrement, est le principal partenaire public des centres de recherche français, s’est vu imposer, contre son gré par Bercy un système mettant fin aux conventions globales avec lesdits centres alors même que cela donnait une certaine visibilité pour des contrats au cas par cas et lourds à gérer. Dans ces conditions, je pense que ce que nous recevons de l’État est bien utilisé et que le rendement des moyens qui nous sont alloués est supérieur à ce qui se passe ailleurs. Le ratio entre nos activités publiques et nos financements publics est certainement le plus performant. Mais apparemment ce n’est pas encore le critère retenu pour la détermination des financements !