ANALYSES

INDE : entre décroissance, terrorisme et mondialisation, la « plus grande démocratie du monde » se rend aux urnes

Tribune
3 mai 2009
Ces élections générales constituent-elles une échéance importante en Inde ?

Oui, à maints égards. Tout d’abord, sans discontinuité depuis son indépendance (15 août 1947) au lendemain de la 2e Guerre mondiale, la République indienne se prête au jeu de la démocratie, en accepte les verdicts sans remettre en cause le succès des vainqueurs. Ces six dernières décennies, dans ce pays accueillant la seconde démographie contemporaine et à la différence de ses voisins immédiats d’Asie méridionale (Pakistan, Bangladesh), point de place au coup d’Etat militaire ou aux révolutions de palais (Népal). On a coutume de dire des Indiens qu’il n’y a qu’une élection politique pour leur faire oublier, quelques jours durant, la fascination tout particulière du cricket, sport national fétiche, legs insolite des Britanniques. Ces élections qui désigneront la 15e Lok Sabha (Assemblée nationale) n’échappent pas à la règle. Ce, d’autant que l’on demeure, à mi-chemin du processus, dans une incertitude complète quant aux futurs vainqueurs de cet atypique scrutin.

Pour quelles raisons ce scrutin s’étire-t-il sur cinq semaines ?

Pour des raisons évidentes de bon sens… et des considérants liés à la sécurité et à la logistique. Les 714 millions d’Indiens inscrits sur les listes électorales, attendus dans plus de 828 000 bureaux de vote, constituent une masse démographique considérable – sans égale dans le monde – dont la gestion impose une prise en mains particulière. Tout spécialement dans un pays immense (3,3 millions de km²) qui, tout émergent qu’il soit, demeure exposé à un large spectre de contingences et de carences (matériels ; personnel). A cela s’ajoute la dimension sécuritaire ; afin que le scrutin se déroule dans des conditions de sécurité « satisfaisantes », la présence de forces de l’ordre doit être garantie, à plus forte raison dans les régions notoirement sensibles (Cachemire, Nord-Est ; districts où la guérilla maoïste est active). Plus de 6 millions de soldats, policiers et fonctionnaires sont mobilisés pour l’occasion (!). Aussi, pour maximiser cette imposante présence encadrante et dissuader d’éventuels fauteurs de trouble, le principe de la succession des échéances (en 5 phases : 16, 23 et 30 avril ; 7 et 13 mai) et de la rotation / concentration des effectifs police-armée est traditionnellement retenu. Une organisation administrative et policière que la kyrielle d’attentats terroristes ayant balafré l’Inde ces deux dernières années n’aura évidemment pas remis en cause.

Quel est le principal enjeu de ce rendez-vous politique quinquennal ?

Maintien au pouvoir de la coalition gouvernementale sortante ( United Progressive Alliance – UPA ; sous la houlette du Parti du Congrès) du 1er ministre Manmohan Singh, en place depuis 2004 ? Alternance gouvernementale et retour à New Delhi de l’opposition emmenée par le Bharatiya Janata Party (BJP ; nationaliste hindou ; au pouvoir entre 1998 et 2004) ? ou encore succès singulier d’un « 3e Front », coalition de partis de gauche (Communist Party of India ; Janata Dal Secular ; etc.) et de formations régionales (cf. AIADMK) ?
Alors que les 3 premières phases du scrutin se sont déroulées jusqu’alors dans une relative bonhommie générale (1), la principale interrogation tourne autour de l’issue de cette échéance politique quinquennale, les projections les plus diverses brillant par leur indécision et leurs conclusions opposées : victoire du parti du Congrès et de ses alliés et maintien au pouvoir pour les uns, retour aux affaires du BJP à la tête là encore d’une coalition bigarrée pour les autres. Peu de certitudes chez les éditorialistes et les observateurs, une grande prudence dans les états-majors respectifs, mélange de réserve et d’agressivité dans les discours des principaux leaders politiques (2), le scénario de l’après-scrutin ne se dessine pas encore clairement.
Arguant d’un bilan politique et économique (croissance spectaculaire depuis 5 ans) satisfaisant, d’une insertion dans la globalisation graduelle et saluée (pas par tout le monde, certes…), le gouvernement Singh compte sur les bénéfices de son action depuis 2004 pour emporter la décision. Cela suffira-t-il seulement ?

Quelles sont les idées fortes au centre de la campagne électorale ?

La menace protéiforme du terrorisme planant sur tout le territoire, de New Delhi à Srinagar, de Bangalore à Jaipur, d’Hyderabad à Guwahati, les relations complexes et heurtées avec le Pakistan, les conséquences en Inde de la crise financière internationale et de la récession ébranlant l’Asie, l’extension préoccupante du « péril maoïste » à travers l’Union indienne, le nouveau format des relations bilatérales avec les Etats-Unis, la situation au Cachemire ou encore la place de l’Inde dans la matrice de la mondialisation ont chacune à leur niveau, variant en fonction de la région et de la sensibilité de l’électorat, intégré le cadre électoral des dernières semaines.
Le ralentissement économique prévu en 2009 (3), la situation difficile des petits paysans et fermiers (cf. sécheresse, détresse et suicides), la scène sécuritaire de l’après-Mumbai (4), la place dévolue aux basses castes et aux « intouchables », les conséquences en Inde du conflit cinghalo-tamoul au Sri Lanka, les sensibles relations intercommunautaires (hindous-musulmans ; hindous-chrétiens) ou encore l’opportunité des projets de zones économiques spéciales (ZES) et de l’indemnisation (souvent insuffisante) des paysans dépossédés, figurent également parmi les grands thèmes animant la campagne 2009.

Quel qu’il soit, à quels dossiers prioritaires devra s’atteler le prochain gouvernement ?

Avant d’entrevoir le fond, esquissons la forme. Que l’on retrouve fin mai aux commandes de la nation un gouvernement dirigé par le Congrès, par son rival du BJP ou encore emmené par un « challenger » du Third Front , il est fort peu de chances que ce dernier se passe de la formule de la coalition. A l’image de la coalition gouvernementale sortante (UPA et ses … 14 membres) ou de celle pilotée par le BJP entre 1998 et 2004 (13 membres), le prochain cabinet issu de la 15e Lok Sabha jouera nécessairement avec la matrice composite, reflet de la fragmentation de la vie politique indienne ces 15 dernières années. Partis politiques sans assise nationale, représentants de castes et formations régionales « mineures » négocieront, additionneront leurs forces et leurs élus aux piliers plus pérennes qu’incarnent le Congrès, le BJP ou encore, dans une moindre mesure, le Communist Party of India (CPI).

Quelle que soit sa couleur, son homogénéité et le charisme de sa figure de proue, la prochaine équipe gouvernementale sera très vite attendue au tournant par l’électorat sur une batterie de dossiers prioritaires, sur lesquels son expertise et sa volonté seront en un rien de temps jaugées :
– la réponse (forte, décisive) à apporter toute affaire cessante à la menace terroriste, d’inspiration domestique ou extérieure ;
– la reprise du « dialogue composite » avec le Pakistan, au point mort depuis les attentats de Mumbai de novembre 2008 ;
– la préservation de l’activité économique nationale face au ralentissement mondial ;
– le sempiternel dossier (volatile s’il en est en Inde) du Cachemire ;
– enfin, la place de l’Inde dans le monde et plus particulièrement, le juste équilibre à trouver entre insertion en douceur dans la globalisation, rapports plus étroits avec les Etats-Unis d’Amérique et l’indépendance – chère aux citoyens indiens – de la politique étrangère nationale.

Une « feuille de route » qui, qu’elle échoie in fine dans les mains de l’opposition (BJP et consorts) ou demeure l’apanage d’un gouvernement polarisé autour du Congrès, s’avèrera certes non rédhibitoire en tant que telle, mais tout de même d’une belle densité et d’une évidente complexité.



(1)On déplora ces deux dernières semaines divers incidents, tels ces attaques de la guérilla maoïste dans les Etats du Jharkhand, de l’Orissa, du Chhattisgarh et du Bihar.
(2)A l’instar des inhabituelles volées de mots doux échangées entre le leader du BJP, L.K. Advani et le 1er ministre Manmohan Singh, généralement, l’un comme l’autre, plus mesuré dans leurs remarques et critiques.
(3) Croissance du PIB + 9,3% en 2007, + 7,3% en 2008 ; projections entre 5 et 5,5% pour 2009.
(4) cf. attentats / prises d’otages des 26-28 novembre 2008, le « 11 septembre indien » (170 victimes).