ANALYSES

La « stratégie des trois piliers » de l’administration Obama

Tribune
23 janvier 2009
Si l’on prend l’image du pilier pour parler d’objectif, on peut distinguer le pilier économique (géré par des démocrates centristes), le pilier défense (géré par un mélange de républicains modérés et de démocrates centristes), et le pilier social (géré par des progressistes). Cet exercice d’équilibrisme dans le cantonnement pourrait porter le nom de « stratégie des 3 piliers ». Obama la met en branle dès le début, sans passer par une phase radicale et idéologique. La méthode Obama est donc née.

La tradition des premières équipes

Habituellement, le premier Cabinet (qui équivaut peu ou prou au Conseil des ministres en France) reflète l’idéologie du nouveau président, et ne dure que 2 ou 4 ans. Les Cabinets suivants, que nous appellerons de « 2ème phase », marquent une concession à la modération, au pragmatisme et à la voie moyenne, particulièrement en diplomatie et en affaires sociales.
Ainsi, George W. Bush, et avant lui Bill Clinton, avaient entamé leur double mandat avec des Cabinets comprenant quelques ministres fortement idéologiques. Clinton avait son épouse comme quasi-ministre sans portefeuille, toute entière braquée contre les industries pharmaceutique, hospitalière et d’assurance-maladie privée. En économie, quelques conseillers étaient vaguement gauchistes. Et dans le cas de G. W. Bush, la présence de Donald Rumsfeld à la Défense, et de John Ashcroft à la Justice, marquait un genre de droitisme républicano-conservateur. Ainsi, la première phase pour chacun était le moment idéologique.
Obama va innover quant à lui, puisque l’idéologie est évacuée dès la première phase. Il a nommé dès le début des personnalités aux positions connues aux postes de niveau ministériel. Connues dans le monde politique et médiatique, mais loin d’être des radicaux. Seulement quelques personnages d’un niveau sous-ministériel sont issues d’un vivier idéologique, ou du moins “engagé”, c’est-à-dire du monde des ONG , des groupes de pression, ou des instituts de recherche. Certains de ces personnages, nommés à des postes de conseillers des diverses instances consultatives dans le social notamment, sont les seuls progressistes dans la constellation gouvernementale.

Les trois piliers de l’action présidentielle: économique, défense, social

S’il est vrai qu’aucun des ministres actuels n’est idéologue, il est néanmoins possible de les placer dans des tribus bien définies. Ils sont tous LISIBLES car leurs positionnements sont connus. En rapportant cette lecture au programme Obama, il est ensuite possible de conjuguer ces personnes les unes avec les autres, car elles se compensent et s’équilibrent.

Le pilier économique
Un net avantage se présente à Obama : la route économique à suivre fait l’objet d’un vaste consensus entre les trois-quarts des Démocrates et une bonne moitié des Républicains. Le Big Business est trop déstabilisé pour protester. Dans ce contexte, quelles personnalités démocrates fallait-il nommer ministres ? Le parti démocrate ayant des liens avec les progressistes, on aurait pu s’attendre à l’arrivée de personnalités de cette tendance-là. Mais, comme nous l’avons signalé plus haut, il n’en est rien ; les personnes nommées sont toutes issues de l’ère Clinton, et étaient toutes à divers degrés des apôtres de la libéralisation. Ainsi, les personnes mêmes qui sont appelées à résoudre les actuelles débâcles financière et immobilière ne sont pas des Cassandre réhabilités, à la possible exception de Tim Geithner – membre périphérique du cercle de Robert Rubin, ancien ministre de l’Economie et des Finances de Bill Clinton et grand prêtre de la libéralisation à la sauce démocrate.
Les artisans du pilier économique ont donc deux fonctions :
– réparer l’économie et reconstruire les règles du système bancaire qu’ils connaissent bien pour en avoir amorcé l’allègement avant que de voir les hommes de George W. Bush les abolir presque entièrement, avec le résultat catastrophique que l’on sait ;
– éviter une chasse aux sorcières. Les financiers et leurs alliés politiques, dont les imprudences ont provoqué la crise, n’ont rien à craindre, et les dénonciations personnelles sont quasiment terminées avant même d’avoir commencé. Comment les hommes de Robert Rubin – lui-même passé à l’infortunée banque Citigroup – pourraient-ils juger les députés et lobbyistes de droite, dont le gros tort est d’être allé plus loin qu’eux? En plus, les banquiers, courtiers, gestionnaires de fonds et autres opérateurs ont contribué, pécuniairement, autant sinon plus à la campagne de Barack Obama qu’à celle de Hillary Clinton ou de John McCain, comme le montrent les études du Pew Center. Curieusement, ces gens ont une conscience sociale qui commence là où se termine leur métier de financier.

Dès lors, le pilier économique s’occupera de réparer l’économie sans chercher de responsables, se contentant de réfréner la cupidité des cadres supérieurs encore à leurs postes qui cherchent à transformer l’aide des banques en primes de Noël ou de départ.

La défense

Ici, les contradictions entre Obama l’élu et Obama le président sont saisissantes. Pourfendeur de la première heure de l’intervention en Irak, Obama se retrouve avec Robert Gates comme ministre de la défense, le même Gates de la 2ème phase – la phase pragmatique – de George W. Bush. Le politicien Obama a sans doute compris, début 2008, que les opérations en Irak tournaient à l’avantage de la politique américaine. L’accalmie irakienne a crédibilisé le Rapport Baker-Hamilton, dont le principal artisan était Robert Gates lui-même. Ce plan, annonçant un retrait graduel et partiel hors d’Irak, a fait consensus entre Républicains et Démocrates, mais qui risquait d’insupporter les progressistes. Le président a du récemment faire mine de vouloir accélérer le retrait de quelques mois, sans doute pour amadouer ces progressistes.

Le complexe militaro-industriel, et les députés va-t-en guerre, sont néanmoins rassurés : un plan de retrait graduel est en marche, le débat sur le bien-fondé de la poursuite de la guerre s’évapore, et le grand jugement des responsables de la guerre n’aura pas lieu dans l’immédiat. Le président Obama ne se verra pas en lutte avec les Forces armées comme l’avait été Bill Clinton dès les premières heures de son premier mandat. Le complexe ne lui cherchera pas de noises.

Tous les autres postes de la défense sont attribués à des personnalités professionnelles, de l’aile centre-droite démocrate (Michèle Flournoy comme sous-ministre chargé de la planification stratégique) ou des personnalités politiquement neutre (le général de Marines Jim Jones comme Conseiller de Sécurité nationale). En un mot : pas de vague gauchiste sur les forces armées, pas de dénonciation de l’industrie de l’armement, pas de procès. Seule exception : la torture ne sera pas pardonnée ; le ministre de la justice Eric Holder, et le nouveau chef de la CIA Leon Panetta y veilleront. D’ailleurs les militaires ne sont pas uniformément favorables à la torture. Quelques procès pourront débuter, sans précipitation toutefois.

L’avenir comporte cependant un danger : Obama devra endosser la guerre réactivée d’Afghanistan, dont il s’est fait le partisan afin de mieux dénoncer celle d’Irak. Heureusement pour lui, les progressistes mettront du temps à passer de l’Irak à l’Afghanistan – guerre bien moins impopulaire -, ce qui donne une petite marge au président.

Le social, vaste lot de consolation des progressistes

Après tous ces reculs par rapport à sa rhétorique de campagne, Barack Obama ne peut satisfaire les progressistes que dans 3 domaines :
– la révolution verte, ce qui sera facile car l’industrie verte sera financée par le plan de relance et donc obtiendra le soutien de tous les secteurs, y compris automobile ;
– l’assurance-maladie universelle ;
– l’éducation à prix abordable.

Les progressistes pourront mener ces 2 chantiers lourds : une couverture médicale universelle, et l’éducation de qualité pour tous, voilà des avantages sociaux bien utiles en période de récession. Or les ennemis potentiels de Barack Obama – les militaires et industriels de la défense et les financiers en tout genre – seront trop soulagés par tant de continuité et de pragmatisme, tant sur le front de guerre que sur le front de la relance, pour s’opposer aux progressistes sur ces points. Plus à droite, les compagnies pharmaceutiques, le lobby de l’assurance-maladie, et les idéologues anti-fédéralistes attaqueront le pilier social et les progressistes. Cette bataille drainera toute l’énergie des progressistes qui délaisseront quelque peu les dossiers défense et finance.

Il est trop tôt pour voir pleinement quels seront les hommes clé de ce pilier social, mais déjà le ministre compétent, grand démocrate à conscience sociale, Tom Daschle, assurera la jonction entre progressistes et démocrates centristes, évitant un éparpillement des forces comme l’avait connu Bill Clinton.

La méthode Obama : neutraliser la capacité de nuisance de chacun

Ainsi, avec ses trois piliers Obama neutralise ses principaux ennemis potentiels – complexe militaro-industriel et le monde du Big Business et de la finance – et met au travail ses alliés. Et c’est sans oublier qu’en nommant Hillary Clinton secrétaire d’Etat, Barack Obama neutralise Bill Clinton qui pouvait encore se montrer nuisible par sa mauvaise grâce affichée à l’égard de Barack Obama (nonobstant les rabibochages publics de dernière minute). Car Bill Clinton ne pourra plus accepter, pour le compte de sa fondation privée, de financements de la part de gouvernants et de personnes influentes étrangers, pour cause de conflits d’intérêts ; et il ne pourra plus critiquer l’administration Obama.
Ainsi, Barack Obama panache non seulement les personnes, mais les fonctions inhérentes au pilier. Il atteint un nouveau pic de sophistication dans l’art de débuter un mandat présidentiel.