ANALYSES

Quand Nancy Pelosi sculpte sa propre statue

Correspondances new-yorkaises
11 septembre 2024


Nancy Pelosi, une figure incontournable – et inamovible – du paysage politique américain, vient de faire paraître chez Simon & Schuster ses mémoires, The Art of Power : My Story as America’s First Woman, un récit destiné à consolider son image de combattante infatigable. Ce livre, dans lequel elle revient sur ses décennies de vie publique, ressemble à un dernier coup de pinceau sur un tableau déjà bien chargé de louanges. Il est indéniable que Pelosi a marqué l’histoire : première femme à occuper le poste de présidente de la Chambre des représentants, chef de file du Parti démocrate à de nombreuses reprises, et adversaire redoutée de Donald Trump. Pourtant, la lecture de ces mémoires ne peut empêcher de soulever quelques interrogations. Derrière les hommages appuyés et les anecdotes soigneusement choisies, ne passe-t-elle pas un peu vite sur certains épisodes plus nuancés de sa carrière ?

Le livre débute avec les souvenirs de son enfance à Baltimore, dans une famille profondément impliquée en politique. On pourrait presque croire que Pelosi était destinée dès sa naissance à gravir les échelons du pouvoir, un destin qui, nous assure-t-elle, est celui d’une vie de sacrifices. Mais cette rhétorique de l’inéluctabilité finit par faire sourire. Après tout, on imagine mal Pelosi décrire son parcours autrement que comme celui d’une héroïne, déterminée à braver toutes les tempêtes pour servir son pays. Certes, elle a affronté de nombreux défis, et personne ne peut nier ses accomplissements, mais la façon dont elle raconte ses succès laisse parfois une impression de réécriture de l’histoire, où les échecs et les compromis semblent avoir été soigneusement gommés.

L’un des passages les plus attendus du livre est sans doute son récit des batailles législatives majeures. Pelosi revient, par exemple, sur l’adoption de l’Obamacare, un moment qu’elle présente comme une victoire personnelle arrachée à la force de ses poings. Ce triomphalisme devient presque une signature dans l’ouvrage, oubliant quelque peu ce que l’Affordable Care Act (ACA) doit au président Obama… De même, les conflits avec Donald Trump sont dépeints de manière assez manichéenne : Nancy, la résistante intrépide, face à un Donald impulsif et imprévisible. Certes, certains moments resteront gravés dans la mémoire collective (notamment le geste largement partagé sur les réseaux sociaux où, en 2020, elle déchire publiquement le texte du discours de Trump alors qu’il prononce son allocution sur l’état de l’Union). Pourtant, on regrette que son récit n’aille pas plus loin, notamment dans l’analyse des tensions internes au sein de son propre parti, notamment entre l’aile droite qu’elle incarnait et l’aile progressiste représentée par des figures comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, dont les positions plus radicales ont souvent suscité sa frustration.

Le thème du genre est également omniprésent dans ces mémoires. Pelosi rappelle à juste titre combien il a été difficile pour une femme de s’imposer dans un univers politique dominé par les hommes. Le sexisme qu’elle a dû affronter est indéniable, mais, là encore, l’exercice d’autocélébration semble un peu trop appuyé. Certes, elle a brisé des plafonds de verre, mais le livre semble éluder une question plus fondamentale : quel modèle de leadership a-t-elle véritablement incarné pour les femmes en politique ? Le style Pelosi, marqué par un pragmatisme rigide et des calculs minutieux, qui ne sont pas sans rappeler celui de Margaret Thatcher, a-t-il vraiment ouvert la voie à une nouvelle génération de leaders féminines, ou bien a-t-il simplement consolidé les pratiques du vieux monde sous un nouveau visage ? La question reste ouverte, même si l’ouvrage préfère ne pas s’y attarder.

En parcourant les dernières pages du livre, on ne peut s’empêcher de sourire en observant la façon dont Nancy Pelosi envisage l’avenir. Elle se présente toujours comme une force motrice, prête à guider l’Amérique vers de nouveaux sommets. Pourtant, à 84 ans, on pourrait penser que le moment est venu de laisser place à d’autres figures, peut-être moins polarisantes et plus en phase avec les enjeux actuels. Mais non, Pelosi semble résolue à rester dans l’arène, et l’idée que ses mémoires puissent marquer ses adieux à la politique est balayée d’un revers de main. Elle conclut sur une note d’optimisme presque déconcertante, appelant les jeunes générations à suivre son exemple, comme si son approche du pouvoir, façonnée dans un autre siècle, pouvait encore correspondre aux aspirations de l’Amérique contemporaine.

In fine, ces mémoires sont bien à l’image de leur autrice : pleines d’un esprit de résilience, percutantes, mais bien trop contrôlées. L’ironie de cet ouvrage réside dans son objectif, qui semble plus orienté vers la consolidation d’un héritage que vers l’exploration des nuances de la réalité. Pelosi y apparaît comme la maîtresse absolue de sa propre narration, contrôlant chaque mot, chaque détail, comme elle a longtemps contrôlé les débats au Congrès. Une lecture captivante, sans doute, mais aussi un exercice de style où l’autocritique est laissée à la porte.

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Romuald Sciora dirige l’Observatoire politique et géostratégique des États-Unis de l’IRIS, où il est chercheur associé. Essayiste et politologue franco-américain, il est l’auteur de nombreux ouvrages, articles et documentaires et intervient régulièrement dans les médias internationaux afin de commenter l’actualité. Il vit à New York.
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