ANALYSES

Qatargate : « Les Européens sont dans une situation schizophrénique »

Presse
20 décembre 2022
Le dimanche 18 décembre, un communiqué d’un diplomate qatari a mis en garde contre « l’impact négatif » des mesures prises par le Parlement européen sur les discussions en cours sur la « sécurité énergétique mondiale ». Le Qatar, fournisseur de gaz pour l’Europe, menace-t-il de couper le robinet ?

Couper l’approvisionnement brutalement, non. Le Qatar n’a jusqu’à présent jamais souhaité « politiser » ses contrats gaziers. De fait, même lorsqu’il était sous embargo de la part de l’Arabie saoudite ou des Emirats Arabes Unis entre juin 2017 et janvier 2021, le pays n’a paradoxalement jamais fermé le robinet du pipeline sous-marin Dolphin, fournissant notamment du gaz à Abou Dhabi (Emirats Arabes Unis) son ennemi déclaré. Mais ce communiqué doit tout de même être pris au sérieux pour ce qu’il traduit d’indisposition à l’égard des Européens. Même si l’Union européenne n’est pas expressément nommée, c’est une menace sybilline adressée à l’encontre de l’Europe en général, il n’y a pas de doute.

Dans le message du diplomate Qatari, on voit d’abord que le Qatar veut se dédouaner quant à l’affaire qui secoue le Parlement européen mais aussi qu’il tente d’enfoncer un coin dans les institutions européennes (Conseil européen, Commission et Parlement européen) et de diviser la solidarité énergétique que les Européens tentent de consolider depuis plusieurs mois.

De fait, l’Allemagne d’Olaf Scholtz vient de signer un contrat de GNL pour 15 ans avec Doha. Et de stigmatiser dans le même temps la Belgique. Alors que l’investigation judiciaire du juge d’instruction financière Michel Claise est menée à Bruxelles, Doha rappelle que « le Qatar est un important fournisseur de GNL pour [ce pays] » et se dit déçu que le gouvernement belge « n’ait fait aucun effort pour dialoguer ».

Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ?

Après les premières révélations et les arrestations liées à ce qu’on appelle désormais le Qatargate, les eurodéputés ont voté pour suspendre les titres d’accès des représentants d’intérêts qatariens accrédités à l’enceinte du parlement au moins le temps de l’enquête [même si la décision revient à la présidente du Parlement, Roberta Metsola, ndlr]. Une mesure jugée vexatoire par le diplomate qatari précité : « La décision d’imposer au Qatar une restriction aussi discriminatoire, limitant le dialogue et la coopération avant la fin de la procédure judiciaire aura un impact négatif sur la coopération régionale et mondiale en matière de sécurité ainsi que sur les discussions en cours sur la rareté et la sécurité énergétiques mondiales ». CQFD.

Le vote sur l’exonération de visa pour les Qataris souhaitant entrer dans l’Union européenne a également été suspendu sine die. Diplomatiquement c’est tout de même compliqué pour l’image du Qatar qui se retrouve affectée sur la scène internationale, d’autant qu’elle avait déjà pris un coup avec les scandales qui avaient ressurgi autour de la Coupe du monde de football notamment en matière de droits de l’Homme.

Économiquement, cela ne va pas véritablement impacter le Qatar car il ne manque pas de clients potentiels pour le GNL, mais en termes de soft power, sur lequel les Qataris misent beaucoup, c’est plus compliqué. Doha argue aussi du fait qu’il est, pour l’instant, l’unique pays dont on veut exclure les représentants alors qu’il n’est pas le seul Etat mis en cause puisque l’on évoque maintenant également le Maroc.

Pourquoi sommes-nous si dépendants du Qatar ?

Avec le début de la guerre en Ukraine en février 2022 et les sanctions prises à l’encontre de la Russie, les Européens ont tenté de diversifier leurs approvisionnements en gaz naturel. Si la Norvège est le premier fournisseur de gaz à l’Europe à la place de la Russie, le gaz naturel liquéfié (GNL) s’est imposé en Europe comme une alternative non négligeable qui représente près de 40 % des importations de gaz de l’Europe, contre 22 % en 2021. Bien que les investissements en termes d’infrastructures soient très importants et coûteux, stratégiquement cela permet de se passer des gazoducs et donc de ne pas dépendre d’un transit terrestre par des pays peu fiables géopolitiquement parlant.

Le Qatar s’est positionné comme un acteur incontournable pour réduire la dépendance à l’énergie russe. En 2022, il représentait 16 % des exportations de GNL ce qui en fait le deuxième fournisseur pour les Européens derrière les Etats-Unis dont la part de ses exportations a encore augmenté.

Si le Qatar n’est sans doute pas en mesure de remplacer unilatéralement les exportations de gaz vers l’Europe, cette dernière doit aussi faire avec un nombre limité de producteurs et ne peut pas s’offrir le luxe de « snober » le Qatar qui entend s’imposer comme le premier exportateur mondial du GNL en portant sa production de 80 millions de tonnes par an fin 2018 à quelque 100 millions de tonnes par an. Une production qui lui garantit une première place pour les 20 à 25 prochaines années.

Est-ce que cela veut dire que l’Union européenne ne pourra pas prendre de sanctions dans le cas où les soupçons de corruption sont fondés ?

Les Européens sont dans une situation à certains égards schizophrénique entre ce qu’il se passe au Parlement et à l’extérieur. Au Parlement européen, une réforme des procédures apparaît inéluctable. Il s’agirait de renforcer la transparence en révisant le règlement intérieur du Parlement européen qui prévoit déjà, depuis décembre 2019, que les « acteurs clés » du processus législatif – comme les vice-présidents(e) s du Parlement – doivent obligatoirement publier en ligne « toutes les réunions avec des représentants d’intérêts inscrits au registre européen de transparence » mais qui ne concerne pas les eurodéputés qui ne sont d’ailleurs pas tenus de signaler leurs prises de contacts en dehors de l’enceinte parlementaire. En contrepoint les procédures de transparence sont extrêmement strictes au niveau de la Commission elle-même et des hauts fonctionnaires qui y sont rattachés.

Toujours est-il qu’à la faveur de ce Qatargate et du choc constitué par ces révélations pour le centre de gravité de la démocratie européenne, la présidente du Parlement Roberta Metsola a déclaré avoir eu « deux rencontres avec des représentants du gouvernement qatari à Bruxelles » et avoir « refusé » la demande du pays du Golfe de s’adresser directement au Parlement européen. Elle avait aussi indiqué avoir préalablement décliné une invitation du Qatar à assister à la Coupe du monde de football, invoquant ses « préoccupations à propos de ce pays ».

Propos recueillis par Clara Robert-Motta pour Public Sénat.
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