ANALYSES

La France est-elle une puissance technologique ?

Presse
8 décembre 2022

En 2021, la France occupe le 11e rang mondial des pays les plus innovants au monde, en progression constante depuis sa 16e place de 2019 et sa 12e place de 2020. La France est-elle toujours un pays d’innovation et comment expliquer cette progression ?


Il faut se méfier de ce genre de classement. Je ne me risquerai pas à le commenter sans enquêter un minimum sur son auteur, sa trajectoire sociale et professionnelle, les intérêts qu’il défend ou auxquels il est objectivement lié, la méthode employée, la documentation mobilisée… dont j’ignore tout. Il est certain que l’« innovation » est devenue un topos commode chez nos gouvernants pour désigner leur inscription dans la « modernité », indépendamment des innovations réalisées in concreto. Autrement dit, s’il est un nomos aujourd’hui de l’action publique, on pourrait bien le ramasser en une formule du type « l’innovation pour l’innovation » ; qu’importe ce qui est « innové », il faut coller au signifiant et promouvoir l’innovation partout, fût-ce pour se délecter de la création d’une nouvelle startup spécialisée dans les cartes Panini dématérialisées… Comme telle, la recherche de l’innovation n’a aucun sens si elle suit cette logique auto-référentielle et devient sa propre fin sans que jamais l’on interroge les objectifs auxquels elle est assignée. L’innovation doit être mise au service d’objectifs clairement définis.


L’usage des classements internationaux — et la publicité qui en est faite — est d’ailleurs devenu une pratique courante des gouvernements successifs. En creux, ils mettent au jour des considérations plus communicationnelles qu’un sens de l’intérêt général. L’exemple le plus frappant est sans doute le domaine de la santé. Est-il vraiment raisonnable d’investir dans l’innovation des techniques médicales, aussi enviables soient-elles, alors que les conditions de soin les plus élémentaires ne sont plus réunies du fait de sous-investissements chroniques ? Les deux aspects doivent être envisagés ensemble, or on tend à autonomiser l’innovation du reste de l’action publique, ce qui donne cette impression d’une politique quelque peu « hors sol ».


En octobre 2021, le président Macron annonçait le lancement de « France 2030 », un plan d’investissement massif visant à développer la compétitivité et les technologies d’avenir du pays. Quels sont l’enjeu et l’ambition de ce plan ?


« France 2030 » est en effet un plan d’investissement, comme on en a tant connus par le passé. Il suffit de songer aux « investissements d’avenir » consécutifs à la crise de 2008 ou, plus loin encore, au « Plan Calcul » adopté en 1966 pour développer l’industrie informatique. S’il se distingue, c’est par la relative nouveauté des technologies concernées (hydrogène, petits réacteurs nucléaires modulaires…) et l’importance accordée à la lutte contre le changement climatique. Au plan historique, la communication qui entoure ce plan tend à marquer une rupture d’ordre axiologique : à la « concurrence libre et non faussée » semblent se substituer l’indépendance et la souveraineté comme priorités d’action publique ; l’État retrouve une certaine légitimité à intervenir dans l’économie, autrement que par la régulation et la politique fiscale ; l’industrie n’est plus un gros mot (fini le règne du « fabless ») ; et la « mondialisation heureuse » cède modestement la place aux impératifs (exprimés comme tels) de « maîtrise » et de « sécurisation » des chaînes d’approvisionnement en matières premières, composants et technologies diverses…




L’objectif affiché est de « développer la compétitivité industrielle et les technologies d’avenir ». L’idée, bien connue, est la suivante : le chômage et la faible croissance en France sont fonction de son « retard » et du manque de compétitivité de ses entreprises, entravées dans des secteurs rétrogrades (non « disruptifs ») par manque de créativité et une pression fiscale et réglementaire trop encombrante. Pour renverser la situation, il s’agit d’investir dans des « secteurs d’avenir », censés renfermer les principales perspectives de croissance, et « libérer les énergies » (baisse de la fiscalité, affaiblissement des normes et réduction de la masse salariale), étant entendu que les gains de productivité ainsi générés finiront par irriguer l’ensemble du corps social… 


Mais sera-ce suffisant ? La méthode semble peu « innovante » : des appels à projet, qui avantagent les acteurs installés et capables de répondre à ces processus bureaucratiques, alors qu’il serait peut-être plus intéressant d’en confier la gestion à des acteurs qui ne sont pas les opérateurs traditionnels de l’État.


Est-ce suffisant pour faire face à la concurrence étrangère ?


Avant de penser en termes d’avantages comparatifs, de compétitivité et d’innovation, il faut examiner sur quelles bases la concurrence étrangère s’épanouit en France et en Europe, et pourquoi les deux grands pôles économiques mondiaux — les États-Unis et la Chine — en sont davantage préservés. L’un des (sinon le) facteurs structurants est la possibilité même laissée à cette concurrence de s’épanouir. Lorsqu’un pays ou une organisation intergouvernementale (telle que l’Europe) se fixe pour cahier des charges l’application scrupuleuse des principes de libre-échange, de concurrence libre et non faussée, de rigueur budgétaire, alors que ses principaux rivaux ont une politique fondamentalement protectionniste, surplombée par un État interventionniste (et carrément dirigiste dans le cas de la Chine), le jeu est perdu d’avance. Fût-elle née en France, la startup la plus innovante et la plus compétitive au monde n’aurait aucune chance de se développer au point de devenir un acteur dominant sur la scène internationale sans un État prêt à engager sa puissance diplomatique, économique et militaire pour la défendre et un marché de référence qui soit continental pour bénéficier des économies d’échelle — souvent essentiel dans le domaine technologique. Pour paraphraser le linguiste Max Weinreich, une firme dominante, c’est une startup avec une armée et une marine.


Si la France semble être une puissance innovante, est-ce pour autant une puissance technologique, alors que l’ensemble du continent européen semble à la traîne sur un certain nombre de technologies stratégiques ?


Je ne pense pas qu’on puisse dire de la France qu’elle est une « puissance innovante » ou une « puissance technologique ». Parmi les nouvelles technologies, où la France est-elle en mesure d’imposer les standards (de droit, techniques ou de fait) les plus profitables à ses entreprises ? Il est vrai, néanmoins, que l’enseignement supérieur et la recherche français ont fortement essaimé aux quatre coins du monde. On retrouve des Français à la tête d’unités de recherche, en intelligence artificielle par exemple, chez Facebook et Google. Mais cela suffit-il pour autant à faire de la France une puissance technologique et innovante ? Non, bien évidemment.


Au reste, plus largement, la France est-elle une puissance ? Est-elle en mesure d’infléchir le raisonnement et les pratiques d’autres acteurs étatiques à son avantage ? Sans doute pas autant qu’au XIXe siècle ou dans la première moitié du XXe — apogée de son empire colonial —, et encore moins en direction d’acteurs tels que les États-Unis ou la Chine. C’est bien là le nœud du « problème » (si tant est qu’il en soit un) : la puissance technologique est indissociable de la puissance tout court. Or, le statut de grande puissance, puisque c’est de cela qu’il est question, est hors de portée de la France. Le voudrait-elle, il s’en faudrait de beaucoup qu’elle réunisse les conditions suffisantes de ce saut qualitatif. Et, de fait, il n’est pas du tout certain que nos responsables politiques veuillent faire de la France une puissance. Pour ce faire, il faudrait, par exemple, revenir à l’ordre des priorités politiques qui avaient cours jusqu’aux années 1970, lorsque le pouvoir gaullien subordonnait le développement isotrope de l’économie à la « grandeur nationale ». La perspective était alors diamétralement différente, clairement nationaliste, et, partant, compatible avec l’idée de puissance. Dès lors que l’objectif premier devient la croissance économique, quels qu’en soient les acteurs à l’origine, le passage à la puissance devient non seulement impossible mais, de surcroît, impensable, puisqu’il implique un État interventionniste et particulièrement discriminatoire, au détriment des acteurs les moins aptes à correspondre à sa stratégie, au premier rang desquels les entreprises étrangères.




De plus, les Européens ont tendance à être dans une logique de « rattrapage » et à disperser les fonds publics en conséquence, sans réelle cohérence visible. Explorer de nouvelles voies dans le spatial et les semi-conducteurs, et plus généralement, les technologies susceptibles — fût-ce a priori — d’offrir quelques pistes de solutions aux enjeux environnementaux ou sanitaires, semble être plutôt une voie à privilégier.




Thierry Breton, le commissaire européen au Marché intérieur, rappelait le 27 juillet 2021 que « nous sommes entrés dans une course mondiale dans laquelle la maîtrise des technologie est centrale », et que c’est « grâce aux technologies novatrices que l’Europe pourra s’engager pleinement dans sa double transition verte et numérique tout en garantissant sa résilience et son autonomie ». L’avenir technologique de la France passe-t-il forcément par l’Europe ?




Si l’Europe peut théoriquement constituer un « levier d’Archimède », pour reprendre la formule du général de Gaulle, il ne faut pas perdre de vue que l’Union européenne est une organisation intergouvernementale où les décisions déterminantes sont prises à l’unanimité. L’État membre demeure la pierre d’angle du bon fonctionnement de l’Union. Or, les 27 États membres sont plus prompts à montrer leurs antagonismes, leurs rivalités, leurs différents tropismes géopolitiques (atlantistes pour les uns, slaves pour d’autres, sinisants pour certains…) que leur unité. De fait, il n’est guère aisé d’obtenir d’un pays comme l’Irlande, dont une part significative de l’économie se fonde sur l’activité d’entreprises du numérique états-uniennes, qu’elle soit un acteur diligent de la souveraineté numérique, pour ne prendre que cet exemple. Et que penser de nos voisins, en pleine effervescence industrialo-militaire, qui privilégient les F-35 états-uniens aux chasseurs français ? Même dans un domaine (et dans un contexte) où l’on s’attend à un regain d’unité, les intérêts nationaux se subrogent à l’intérêt européen.


Le marché unique reste encore un mythe dans de nombreux domaines technologiques (santé, énergie, cybersécurité…), les stratégies nationales s’accumulent (27 plans intelligence artificielle, nombreux plans hydrogène, quantique…), le tout couronné par un marché unique des capitaux qui reste balbutiant, après des années de mise en place.


La question est donc : comment (re)créer du consensus et de l’unité en Europe ? Il est bien des perspectives juridiques qui fleurissent dans le débat public (fédéralisme, vote à la majorité qualifiée…), mais le fond du problème demeure : des intérêts nationaux divergents et un paradigme économique antinomique d’une stratégie de puissance, fût-elle seulement technologique.


 

Propos recueillis par Thomas Delage le 20 septembre 2022 pour Areion 24 news. Article paru dans la revue Les Grands Dossiers de Diplomatie n°70, « Géopolitique et technologies : puissance, souveraineté, défense… », Octobre-Novembre 2022.



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