ANALYSES

Tirs de missiles : « Le régime nord-coréen est très rationnel et pragmatique »

Presse
3 novembre 2022

Les tirs de missiles ont atteint une ampleur inédite entre les deux Corées. Il semble même que Kim Jong-un en ait tiré davantage en une journée, mercredi, que son père en une vie. Comment l’expliquer ?


On est entré dans un nouveau de cycle de tension, après une période de discussion, comme c’est régulièrement le cas. La Corée du Nord se rappelle au bon souvenir de la communauté internationale, et notamment des États-Unis et de ses alliés japonais et sud-coréens. C’était assez prévisible, et il y a plusieurs explications à cela, à mon sens. D’abord, ces exercices interviennent au sortir de la crise du Covid-19, après que les pires rumeurs ont circulé sur l’état du régime et de sa population. C’est une manière de montrer que les capacités de tirs n’ont pas été entamées par cette période, que le système militaire reste opérationnel et même qu’il s’est amélioré, puisque jamais la Corée du Nord n’avait tiré de telles salves de missiles.


Dans le même temps, les grandes manœuvres d’entraînement militaires des États-Unis et de la Corée du Sud ont repris. On sait que Pyongyang interprète clairement ces exercices comme la répétition d’une tentative d’invasion. La Corée du Nord doit donc maintenir son programme balistique et nucléaire à un niveau opérationnel pour être dissuasive. Il est donc assez logique que le pays reprenne ses exercices pour faire la preuve de ses capacités.


Cette crainte d’une invasion américaine n’est-elle pas irrationnelle dès lors que les États-Unis sont déjà présents sur le front européen et que les tensions s’accroissent autour de Taïwan ?


Il y a un sentiment d’insécurité profondément ancré au sein du régime. Il y a tout un effort de propagande pour accentuer la menace américaine et légitimer les investissements dans le secteur militaire, qui se font depuis vingt ans au détriment de la santé de la population. Ces investissements impliquent beaucoup de sacrifices. Le régime ne peut donc pas les abandonner et devrait même continuer à renforcer ses capacités.


Et en même temps, la menace est réelle puisque les États-Unis ont un contingent de 27 000 hommes déployés en permanence à quelques kilomètres de la frontière, des chasseurs bombardiers de haute technologie et des capacités de missiles importantes. Cette présence est justifiée par le traité de sécurité signé à la fin de la guerre de Corée, en 1953, pour protéger Séoul contre une attaque du Nord. On est toujours dans cette situation figée, avec une tension d’un côté et de l’autre.


Il est à noter que la Corée du Sud a répliqué en tirant elle aussi des missiles en mer. Le risque d’un affrontement est-il accru ?


Cette forme de réciprocité, jamais vue jusqu’ici, ajoute à l’aspect inquiétant de cette crise. On peut craindre un dérapage, qui ne viendrait pas uniquement d’une fausse manœuvre de la Corée du Nord, mais aussi du côté américano-sud-coréen et aussi du Japon. L’une de ces parties pourrait se sentir vulnérable et surréagir. Il est probable que personne ne prendra l’initiative d’une montée aux extrêmes. Mais on est sur une ligne de crête très fragile et beaucoup plus alarmante que dans le passé.


Autre élément inquiétant, l’imminence probable d’un nouvel essai nucléaire en Corée du Nord. Où en est le programme nucléaire de Pyongyang ?


Il est clair que les moyens militaires conventionnels de la Corée du Nord sont dépassés. Ses avions ne volent plus par exemple. Tout leur objectif est donc de mettre en place un niveau de dissuasion nucléaire minimal, de manière à assurer la survie du régime et de la nation. Lors des précédents exercices, on a pu avoir accès à des enregistrements du niveau de puissance des détonations, qui montrent qu’elles sont croissantes. Le pays a aussi continué ses activités en matière d’enrichissement.


Selon les services de renseignements occidentaux et l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), ils auraient les moyens de fabriquer vingt bombes nucléaires. Malgré tout, il leur reste quelques étapes à franchir, notamment sur le montage des ogives sur les missiles. Mais même sans l’arme atomique, il ne faut pas oublier que Séoul n’est qu’à une soixantaine de kilomètres de la frontière, où sont disposées des batteries d’artillerie. Des salves de tirs suffiraient largement à créer un niveau de panique important.


Dans quelle mesure le contexte global, marqué par la guerre en Ukraine et les tensions entre la Chine et les États-Unis, influe sur la position de la Corée du Nord ?


Cela semble désinhiber la Corée du Nord, qui pense sûrement que les États-Unis sont trop mobilisés par la guerre en Ukraine pour pouvoir riposter. On peut aussi penser que dans ce contexte, Pékin et Moscou seront davantage enclins à se sentir déliés du droit international et donc à contourner l’embargo imposé à la Corée du Nord. À l’ONU, Pyongyang a voté contre la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Selon les services de renseignements américains, le pays fournit aussi des munitions à Moscou, peut-être contre du pétrole, du gaz ou de la nourriture.


La Chine redoute probablement un dérapage. Mais paradoxalement, elle doit observer avec satisfaction les États-Unis gérer plusieurs fronts potentiels avec l’Ukraine, Taïwan et la Corée du Nord. Pour les Américains, cela fait beaucoup en même temps. D’autant que Joe Biden est confronté à un problème épineux avec les élections de mi-mandat. En réalité, le régime nord-coréen est très rationnel et pragmatique. Il comprend tous les avantages qu’il peut retirer de toutes ces complications. D’une certaine manière, Kim Jong-un a tout à gagner dans cette situation. Son pays est susceptible de recevoir un soutien plus marqué, devenir un maillon plus important que ce qu’elle paraît, en aidant la Chine et la Russie dans leur rivalité avec les États-Unis et le bloc occidental.


 

Propos recueillis par Pierre Lann pour Marianne.
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