ANALYSES

Bilan stratégique pour la région du Moyen-Orient : 20 ans après le 11 septembre 2001 et l’invasion anglo‑saxonne de l’Irak de mars 2003

Plus de vingt ans après le tournant majeur constitué par les attentats du 11 septembre 2001 et l’un de ses dégâts géopolitiques collatéraux au Moyen-Orient avec la « guerre de choix » de Georges W. Bush contre l’Irak et le renversement du dictateur baathiste Saddam Hussein en mai 2003, les conséquences stratégiques de cette onde de choc se font encore sentir dans toute la région. Et ce, alors qu’une autre « guerre de choix », celle de la Russie autocratique de Vladimir Poutine contre l’Ukraine démocratique, inaugure sans doute une nouvelle séquence géostratégique bi-décennale avec le retour des conflits de haute intensité dans les relations internationales dont les attendus n’épargneront sans doute pas la région du Moyen-Orient, exposée qu’elle est au risque de la prolifération nucléaire sur fond de crise sur le nucléaire iranien. Cette région stratégique s’il en est, de par les réserves d’« Or noir » qu’elle recèle (plus de 60 % des « réserves mondiales prouvées ») et dans la mesure où transite quotidiennement par le détroit d’Ormuz quelque 20 mbj soit près de 20 % du pétrole mondial, est plongée, sans doute en partie pour cette raison, dans les affres de multiples conflits et guerres depuis le début du siècle dernier comme la sanglante guerre Iran-Irak (1980-1988) ou la première guerre du Golfe contre Saddam Hussein en Irak en 1991, suivie de la seconde guerre du Golfe de 2003, qui conduisit au renversement de ce même Saddam Hussein. Pour autant, cette région est-elle condamnée au fatum (en référence au mektub arabe) d’une instabilité belligène quasi-structurelle au sein de laquelle toute idée irénique relèverait d’un exercice proscrit par les tropismes internes délétères inhérents à la fitna et/ou les ingérences extérieures intéressées, notamment occidentales ?

Mise en perspective stratégique de la question

Il convient de décliner les différents points induits par la problématique formulée à l’heure d’un retrait relatif de la puissance américaine de la région entamé – après la chaotique séquence néo-conservatrice de l’invasion de l’Irak en 2003 -depuis les deux mandats du président Barack Obama (2005-2008 et 2009-2017) qui a lancé officiellement en octobre 2011 le fameux « pivot vers l’Asie » de l’Amérique pour relever le défi stratégique posé par la Chine. Un retrait poursuivi par son successeur républicain Donald Trump (2017-2021) qui n’avait pourtant de cesse de conspuer l’Administration qui avait précédé la sienne. La poursuite contrainte de l’engagement dans la coalition anti-Daech établie à partir de septembre 2013 par le président Barack Obama, n’a toutefois pas remis fondamentalement en cause cette tendance lourde d’un désengagement relatif des États-Unis de la région, renforcé à sa manière par le président Donald Trump et récemment confirmé par la nouvelle Administration démocrate du président Joe Biden avec le retrait officiel des « forces combattantes » américaines d’Irak fin décembre 2021 – avec néanmoins le maintien d’une présence militaire résiduelle pour la formation et l’assistance des forces irakiennes [1]. Ce retrait relatif des États-Unis a favorisé en creux une autonomisation inédite des puissances régionales – notamment celle des Émirats Arabes Unis [2] surnommés en 2014 la « petite Sparte » par l’ancien Secrétaire à la Défense James Mattis  –, par ailleurs en rivalité ouverte, dans laquelle la variable ethno-confessionnelle (arabo-perse/sunno-chiite) largement instrumentalisée a souvent tenu lieu de viatique géopolitique à travers la mobilisation de représentations géopolitiques opératoires comme celles opposant un « croissant chiite » – formulé par le roi Abdallah II de Jordanie au milieu des années 2000 – à un « arc sunnite » et qui sont constitutives d’axes d’alliances régionales structurantes. Ce retrait relatif des États-Unis de la région converge paradoxalement et non sans ironie avec la demande expresse de retrait exprimée de manière récurrente par l’Iran chiite qui n’a de cesse de stigmatiser le rôle régional déstabilisateur supposé de la puissance américaine. Et ce, en feignant en effet d’oublier le même reproche de déstabilisation qui lui est attribué depuis la révolution khomeyniste de 1979 par ses voisins arabes, au premier rang desquels son grand rival géopolitique qu’est l’Arabie saoudite, par ailleurs alliée historique des États-Unis depuis le fameux « Pacte du Quincy » du 14 février 1945.

Le légendaire « Pacte du Quincy » du 14 février 1945

L’expression de cette alliance tient dans ce qui est passé à la postérité comme le légendaire « Pacte du Quincy » scellé le 14 février 1945 entre le président américain de l’époque, Franklin Roosevelt (1933-1945), et le roi saoudien Abdelaziz ben Abderrahmane Al Saoud (1932-1953) lors d’une rencontre à bord du croiseur USS Quincy sur le lac Amer, à proximité du canal de Suez, sur la mer Rouge qui a donné lieu à un entretien dont n’existe aucun procès-verbal. Le Big deal sous-tendant cette alliance stratégique pouvait se résumer de la manière suivante : le monopole américain sur le pétrole saoudien en contrepartie de la sécurité militaire assurée par les États-Unis à la dynastie saoudienne. Il faut comprendre que la conférence de Yalta venait tout juste de s’achever (4-11 février 1945) et qu’il n’était pas question de permettre à l’Union soviétique de prendre pied dans une région recélant depuis la fin des années 1930 les plus grandes réserves pétrolières avérées de la planète. À cet égard, les déclarations des responsables américains sont instructives dans la constante qu’elles révèlent par-delà les diverses administrations américaines. Comme le déclara en juin 1948, le Secrétaire américain à la Défense de l’époque, John Forrestall : « L’Arabie doit désormais être considérée comme incluse dans la zone de défense de l’hémisphère occidental ». Avec le début de la Guerre froide, le nouveau président démocrate Harry Truman (1945-1952) se voulut plus explicite  encore dans une lettre adressée à Ibn Saoud en date du 31 octobre 1950 : « Aucune menace contre votre royaume ne pourra survenir sans constituer un sujet de préoccupation immédiate pour les États-Unis ». Le changement d’administration américaine avec le président républicain Dwight David Eisenhower (1952-1961) ne fit que confirmer ce grand deal. La « doctrine Ike » reposait plus que jamais sur l’idée cardinale selon laquelle on ne met pas en difficulté les alliés pétroliers du « Monde libre », ce qui revenait à leur assurer une sorte de garantie d’immunité, sinon d’impunité. Ces assurances américaines seront par la suite renouvelées par le président démocrate John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) dans une lettre adressée à son successeur le roi Faysal, en date du 25 octobre 1963 : « Les États-Unis apportent leur soutien inconditionnel au maintien de l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite ». La base de cette alliance stratégique était encore résumée en ces termes à la fin des années 1970 par Marshall Wylie, un diplomate américain : « Nous avons besoin de leur pétrole et eux de notre protection ». Cette alliance stratégique fut formalisée en ces termes par le président démocrate Jimmy Carter (1977-1981) dans son discours sur l’État de l’Union du 23 janvier 1980 : «Toute tentative, de la part de n’importe quelle puissance étrangère, de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique. Et cette attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ». On ne pouvait être plus clair. Cette alliance – stratégique s’il en est – a peu ou prou perduré jusqu’à aujourd’hui en dépit de sa mise à mal du fait des attentats du 11 septembre 2001, dont quinze des dix-neuf pirates de l’air kamikazes étaient de nationalité saoudienne. Elle est néanmoins moins étroite aujourd’hui malgré sa reconduction supposée en avril 2005, et ce d’autant moins que le développement des hydrocarbures non-conventionnels (les shale oil que sont le pétrole et le gaz de schiste) sont en passe d’assurer l’indépendance énergétique des États-Unis, ce qui dévalue stratégiquement l’alliance avec l’Arabie saoudite.

C’est une marge de liberté inédite, sur le plan stratégique, dont les Américains bénéficient et qui accentue leur logique de retrait de la région. De fait, le « pacte du Quincy » du 14 février 1945 – ce big deal qui avait lié pour le meilleur et pour le pire l’Arabie saoudite et les États-Unis – est devenu implicitement caduc. Cette nouvelle réalité semble avoir été été confirmée le 14 septembre 2019, lorsque la raffinerie d’Abqaïq et de Khurais a subi des bombardements de drones et de missiles de la part de groupes pro-iraniens ennemis. Suite à cette attaque, les États-Unis n’ont pas répondu militairement comme aurait pu l’espérer la gouvernance saoudienne. Ce fut donc un réel électrochoc, qui a confirmé les doutes sur la pérennité de cette alliance, bien que formellement, elle ne soit pas remise en cause.

Retour sur un demi-siècle d’hégémonie américaine au Moyen-Orient jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001

La politique de Washington s’était pourtant longtemps appuyée sur les deux puissances régionales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite. Il faut rappeler qu’après le retrait britannique dans la région d’Aden, fin 1967, puis des Émirats du Golfe (Émirats Arabes Unis et Qatar), fin 1971, les États-Unis cherchèrent à appuyer leur présence au Moyen-Orient. La politique américaine repose alors sur les twin pillars « les deux piliers » : le Président Richard Nixon (1969-1974) avait adoubé, dès 1973, l’Iran et l’Arabie saoudite et fait de ces deux pays les « gendarmes du Golfe ». Les deux nations devinrent alors les représentantes de la promotion des intérêts américains dans le Golfe, garantissant la sécurité de la fourniture en pétrole du monde occidental après le premier choc pétrolier d’octobre 1973. Une logique binaire de blocs prévalant contre l’expansionnisme soviétique vers les plus impor-tantes régions pétrolières de la planète.

La révolution islamique iranienne de 1979 bouleversa radicalement les termes de l’équation géopolitique régionale, sinon mondiale. En effet, concernant l’Iran du Shah, on a parfois tendance à l’oublier, les relations furent des plus étroites avec les États-Unis qui n’avaient pas hésité, via un coup d’État orchestré par la CIA à travers l’opération Ajax, à renverser le Premier ministre Mossadegh (1951-1953) parce qu’il avait nationalisé les réserves de pétrole du pays sans l’aval du Shah Mohammed Reza Pahlavi (1941-1979) avec lequel il était en rivalité politique. Une fois conforté dans son pouvoir, ce dernier allait devenir l’« obligé » des États-Unis, jusqu’à sa chute provoquée par la révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny. Le 4 novembre 1979, des révolutionnaires iraniens s’emparèrent de l’ambassade américaine à Téhéran et retinrent 52 Américains en otages durant 444 jours. En 1981, après la signature d’un accord avec le président Ronald Reagan (1981-1989), les otages furent libérés, mais, cette expérience traumatisante et humiliante pour les États-Unis donna le ton des relations irano-américaines, jusqu’à aujourd’hui « embolisées » par un énorme passif qui n’est toujours pas purgé des deux côtés. L’Arabie saoudite devint alors l’ultime rempart pour défendre les intérêts des États-Unis dans la région face à la menace inédite constituée par l’expansionnisme révolutionnaire de la République islamique d’Iran. Un mouvement qui débouchera sur la guerre Iran-Irak (1980-1988) lancée en septembre 1980 par le « baathiste » Saddam Hussein avec l’aval tacite des États-Unis et le soutien financier des pétromonarchies arabo-sunnites du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) opportunément créé en mai 1981, et tout particulièrement de l’Arabie saoudite, faisant figure de « banquier » du pétrole qui saura comme il se doit financier avec ses innombrables pétrodollars le djihad antisoviétique en Afghanistan entre 1979 et 1986.

D’une certaine manière la République islamique d’Iran allait, malgré elle, pérenniser une logique binaire en se substituant finalement à la menace soviétique qu’il s’agissait de contenir au niveau régional, sinon mondial. Mais le solde financier colossal de la guerre Iran-Irak et ses prolongements imprévus avec l’invasion du Koweït en août 1990, et la menace nouvelle représentée par l’Irak aguerri de Saddam Hussein pour la stabilité régionale, allait contraindre les États-Unis, – après la Première guerre du Golfe contre Saddam Hussein menée par Bush père qui décida de maintenir au pouvoir Saddam Hussein pour préserver l’équilibre géopolitique régional –, à développer à partir de mai 1993, une stratégie de dual contaiment (« double endiguement ») à l’encontre à la fois de l’Irak « baathiste » et de la République islamique d’Iran. Tous deux sont désormais considérés comme des Rogue states (« États voyous ») selon la terminologie établie en 1994 par Anthony Lake, le conseiller à la sécurité nationale américain du président Bill Clinton (1993-1996 et 1997-2001) les définissant littéralement comme des États qui « manifestent une incapacité chronique à traiter avec le monde extérieur ».

Le point de bascule des attentats du 11 septembre et les conséquences stricto sensu déstabilisatrices de la GWOT (Global War On Terror) au Moyen-Orient

Après les attentats du 11 septembre 2001 commis par les « islamikazes » d’Al-Qaïda, expression radicale d’un certain extrémisme sunnite, l’Administration « néo-conservatrice » de Bush fils, à savoir George W. Bush – après son fameux discours sur l’« Axe du Mal » devant le Congrès en date du 29 janvier 2002 visant explicitement l’Irak du dictateur « baathiste » Saddam Hussein, la République islamique d’Iran, auxquels était ajoutée la Corée du Nord communiste – entendait promouvoir un « Agenda démocratique » destiné à désamorcer le ressentiment à l’œuvre qui aurait provoqué les attentats du 11 septembre. Cet agenda de démocratisation s’inscrirait dans le cadre de la Greater Middle East Initiative/GMEI (« Initiative de Partenariat pour le Moyen-Orient »/IPMO) présentée le 12 décembre 2002. Une initiative ayant vocation à transformer en profondeur le paysage géopolitique d’un vaste ensemble hétérogène de près d’une trentaine de pays allant du Maghreb atlantique aux confins afghans de l’Hindou Kouch et dont le seul réel dénominateur commun était somme toute la culture musulmane. Près d’un an après le renversement de Saddam Hussein dans le cadre de l’Opération Iraqi Freedom de mars à mai 2003, le président George W. Bush définit sa « doctrine » dans un nouveau discours devant le Congrès le 24 janvier 2004, dans lequel il entend pratiquer une forme de « Wilsonisme botté » selon la formule imagée du spécialiste des relations internationales Pierre Hassner, pour imposer la démocratisation de ce vaste espace géopolitique. On reprocha rapidement à la « doctrine Bush » d’ignorer la complexité de ce vaste ensemble hétérogène et de vouloir exporter une « démocratisation imposée » sans tenir suffisamment compte des réalités spécifiques des différents pays qui le composent. Le plan initial fut reformaté sous une nouvelle appellation de Partnership for Progress and a Common Future with the Region of the Broader Middle East and North Africa (« Partenariat pour le progrès et un avenir commun avec le Moyen-Orient élargi et l’Afrique du Nord ») lors du sommet du G8 à Sea Island (8-10 juin 2004). Mais le fond du projet demeura. Il s’agissait pour l’Administration Bush de faire tomber les régimes autoritaires en s’appuyant sur la société civile. Mais ce projet de « démocratisation imposée » ne s’est finalement pas concrétisé et a conduit, dans le prolongement du renversement de Saddam Hussein en mai 2003, à une forme de déstabilisation profonde plongeant l’ensemble de la région en plein chaos, lequel avait pourtant eu vocation à être un « chaos constructif » selon la terminologie néo-conservatrice de Condoleeza Rice, conseillère à la sécurité nationale de George W. Bush au début des années 2000, en transposant du registre économique au registre géopolitique une vision schumpérienne de « destruction créatrice ». L’intervention anglo-saxonne de mars 2003 ayant renversé manu militari le régime sunnite du dictateur « baathiste » Saddam Hussein en Mésopotamie, a de fait durablement déstabilisé la région en faisant bouger une tectonique des plaques géopolitiques, avec des résultats paradoxaux sans doute insoupçonnés. Notamment à travers le renforcement de la puissance chiite iranienne qui a remarquablement tiré profit de la disparition de son principal ennemi sur sa frontière occidentale, après avoir été débarrassé fin 2001 par les mêmes Américains de son autre ennemi, à savoir les extrémistes sunnites talibans revenus au pouvoir – ironie de l’Histoire – en tant que néo-Talibans fin août 2021 à la faveur du départ américain par ailleurs demandé de longue date par Téhéran. Mais aussi avec, en parallèle, l’émergence de mouvements ultraradicaux – en contrepoint de l’échec des « Printemps arabes » de 2011 – sorte d’actualisation des attendus de démocratisation endogène promu par le discours du Caire du président Barack Obama en date du 4 juin 2009 – à travers une sorte d’« hiver islamiste » –, et notamment d’un avatar irako-syrien d’Al-Qaïda, en l’espèce Daech/« État islamique » dont le danger avait imprudemment été sous-estimé par le président Barack Obama lors d’un entretien en date de janvier 2014 accordée au New Yorker [3]. Ce qui l’obligea à réinvestir malgré lui les États-Unis au niveau régional en prenant le leadership d’une coalition anti-Daech établie le 15 juin 2014, en anticipant la proclamation officielle de l’« État islamique » effectuée le 29 juin 2014 par le Calife autoproclamé Abu Bakr Al-Baghdadi.

Parallèlement, après la tentative incertaine du président Barack Obama de mise en œuvre d’une stratégie dite d’Off-Shore Balancing (« équilibre à distance ») destinée à maintenir le leadership américain tout en gardant les États-Unis à distance des conflits et des jeux de pouvoirs régionaux et en favorisant notamment, avec la république islamique d’Iran, une dynamique dite à « double voie » mêlant sanctions renforcées et diplomatie pour négocier sur la question nucléaire avec Téhéran ce qui déboucha sur l’accord du JCPOA en date du 14 juillet 2015, son successeur Donald Trump entendit se présenter comme un président transgressif avec ses prédécesseurs, ce qu’il manifesta notamment avec la sortie unilatérale des États-Unis du JCPOA. Pour autant, il n’a fait qu’approfondir la logique de retrait de la région entamée par ces mêmes prédécesseurs avec la facture qui est la sienne, c’est-à-dire en enjoignant les alliés régionaux à s’organiser eux-mêmes.

Le projet inabouti du président Donald Trump pour la constitution d’une OTAN du Golfe

Les États-Unis ont affiché l’ambition de parvenir à la constitution d’un front uni anti-iranien, une idée caressée dès le déplacement du président Donald Trump en Arabie saoudite, le 22 mai 2017. Cette visite avait donné lieu à plusieurs réunions, outre la rencontre bilatérale entre le président américain et le roi saoudien, une deuxième avec les dirigeants des pays du Conseil de Coopération des États Arabes du Golfe (CCEAG), et une troisième avec les représentants des 55 États arabes et islamiques rassemblés pour l’occasion à Riyad.

Le 28 juillet 2018, des media comme The National [4], se faisaient l’écho du fait que le président américain Donald Trump envisageait de convier les pays arabes du Golfe à un sommet à Washington, pour la mi-octobre 2018, avec l’ambition de renforcer la coopération entre les dirigeants du Golfe et les États-Unis dans les domaines sécuritaire, militaire et politique pour faire pièce à l’Iran. Le sommet avait été initialement prévu pour le mois de mai, mais les réunions relatives à la Corée du Nord et l’impasse dans laquelle se trouvait le différend avec le Qatar l’avaient déjà retardé jusqu’en octobre 2018. Pour l’Administration américaine, cela devait être l’occasion d’annoncer la mise en place d’un cadre institutionnel intitulé The Middle East Strategic Alliance (MESA), sorte d’«  OTAN arabe  » destinée à constituer une alliance d’États du Moyen-Orient afin de contrecarrer ce qui était perçu comme l’expansionnisme de l’Iran dans la région. L’alliance en question ayant vocation à comprendre l’Égypte, la Jordanie et les six pays du Conseil de coopération du Golfe, aurait visé à encourager la coopération militaire entre les pays, notamment en matière de défense antimissile et de lutte contre le terrorisme. « Le MESA servira de rempart contre l’agression iranienne, le terrorisme, l’extrémisme et apportera la sta-bilité au Moyen-Orient », avait ainsi déclaré un porte-parole du Conseil national de sécurité des États-Unis. Des groupes de travail censés se réunir en août et septembre 2018 devaient en fixer l’ordre du jour.

Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. L’Administration Trump avait été contrainte de reporter à plusieurs reprises la tenue dudit sommet. En septembre 2018, le président américain l’avait repoussé pour la deuxième fois. Le retard, signalé d’abord par le site Al Monitor [5], devait reporter provisoirement le sommet au mois de janvier 2019. Le site d’informations avait attribué ce retard au « calendrier des voyages du président américain Donald Trump avant les élections de mi-mandat de novembre ». Cependant, certaines sources, parlant sous le sceau de l’anonymat, avaient déclaré à The National [6] que cela était lié au conflit au Qatar, même si l’Administration semblait convaincue qu’elle était en mesure de réunir les dirigeants du CCEAG et créer son format de Middle East Strategic Alliance (MESA), en faisant l’économie de la résolution du différend sur le Qatar.

L’une des principales raisons qui hypothéquèrent ce projet d’OTAN arabe résida sans doute largement dans l’incapacité de l’Administration Trump à mettre en place une stratégie cohérente pour l’ensemble de la région du Moyen-Orient avec la per-sistance de ces tensions entre le binôme Arabie saoudite-Émirats Arabes Unis d’un côté et le Qatar de l’autre. On peut rappeler que le président américain Donald Trump avait, dans un premier temps, offert un soutien public sans réserve au blocus décrété contre le petit émirat, tweetant, le 6 juin 2017, que « ce sera peut-être le début de la fin de l’horreur du terrorisme » alors même que son secrétaire d’État de l’époque, Rex Tillerson, appelait l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis à lever l’embargo sur le Qatar. Il se dit même aujourd’hui que son limogeage-surprise [7], le 13 mars 2018, ne serait pas étranger à cette « affaire qatarie ». Dans les mois suivant son départ, la presse américaine faisait état des pressions qui avaient été faites par l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis pour écarter Rex Tillerson, au motif qu’il s’efforçait de trouver un compromis dans le conflit avec le Qatar. Lors d’une rare apparition devant les caméras, Rex Tillerson avait même appelé, le 9 juin, les Saoudiens à « alléger » le blocus. Or, d’après le magazine en ligne The Intercept [8], la véritable raison sous-tendant cette défiance vis-à-vis de Rex Tillerson aurait en réalité tenu au fait qu’au cours de l’été 2017, il serait directement intervenu pour contrecarrer un plan secret initié par les Saoudiens et soutenu par les Émirats Arabes Unis pour rien moins qu’envahir le Qatar, selon des informations fournies par un membre actuel de la communauté du renseignement américaine et deux anciens fonctionnaires du département d’État, parlant sous couvert d’anonymat. Ce plan, qui était probablement à quelques semaines de sa mise en œuvre, prévoyait le franchissement de la frontière terrestre du Qatar par des troupes terrestres saoudi-ennes et, avec l’appui militaire des Émirats Arabes Unis comme lors de l’invasion de Bahreïn en mars 2011, une progression fulgurante vers Doha sur une centaine de kilomètres. Il semblerait que, dans les jours et les semaines ayant suivi la rupture des liens diplomatiques entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn avec le Qatar – une rupture concrétisée par la fermeture de leurs frontières terrestres, maritimes et aériennes avec l’émirat –, Rex Tillerson aurait passé une série d’appels téléphoniques pour exhorter les autorités saoudiennes à ne pas engager d’opération militaire contre ce pays [9]. Selon les sources de The Intercept, lors de ces appels, Rex Tillerson, qui entretenait des relations de longue date avec le Qatar en tant qu’ancien PDG d’Exxon Mobil (2006-2016) –  partenaire de l’émirat pour le développement du champ gazier de North Field – aurait exhorté le roi saoudien Salman bin Abdulaziz Al Saud mais surtout son fils, le prince héritier Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saud, dit MBS, ainsi que le ministre des Affaires étrangères saoudien Adel al-Jubeir à ne pas agresser militairement le Qatar. Rex Tillerson aurait également encouragé le secrétaire à la Défense américain de l’époque, James Mattis, à appeler ses homologues en Arabie saoudite pour leur faire comprendre que cela ne serait pas une idée opportune. Et ce, d’autant moins que le Qatar abritait le siège avancé de l’USCENTCOM avec quelque 13 000 militaires américains, notamment installés sur la base aérienne d’Al Udeid, près de la capitale Doha, laquelle base a servi de hub stratégique pour toutes les opérations américaines dans la région du Golfe, et même au-delà en couvrant la zone de Moyen-Orient et de l’Asie centrale. Les pressions exercées par Rex Tillerson avaient fait reculer Mohammed bin Salman bin Abdulaziz Al Saud, qui craignait sans doute qu’une invasion du Qatar ne portât atteinte aux relations à long terme entre l’Arabie saoudite et les États-Unis alors même qu’il devenait prince héritier le 21 juin suivant l’instauration de cette « mise au ban » du Qatar, laquelle n’a semble-t-il pas eu les objectifs escomptés compte tenu de la résilience dont le Qatar a su faire preuve depuis son ostracisation du Conseil de Coopération des États arabes du Golfe (CCEAG).

Toujours est-il qu’on voit mal comment un projet tel que The Middle East Strategic Alliance (MESA) pourrait voir le jour en l’absence du Qatar pour les raisons susmentionnées. Par-delà la question non-résolue du Qatar, la MESA aurait en tout état de cause vocation à se substituer aux autres dispositifs sécuritaires et politiques existant dans la région. Le plus ancien et le moins opératoire, se trouve être le Traité de défense commune et de coopération économique signé le 17 juin 1950 entre les membres de la Ligue arabe. Ce traité avait théoriquement pour objectif d’affirmer l’unité arabe en matière de défense dans le cas d’une nouvelle guerre liée à la question palestinienne. Un Conseil de défense avait été créé dont les décisions étaient exécutoires et prises à la majorité des 2/3. Mais ce Conseil est censé in fine être contrôlé par le Conseil de la Ligue arabe, lequel ne prend de décision qu’à la majorité des voix, ce qui réduit d’autant ses moyens d’action réelle. Mais ladite Middle East Strategic Alliance (MESA) devrait également conduire à la suppression du cadre opérationnel du CCEAG dit « Bouclier de la péninsule » ainsi que de l’Alliance militaire islamique pour combattre le terrorisme (AMICT) [10], deux pactes militaro-sécuritaires mis en place et financés par les dirigeants du Golfe, au premier rang desquels l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis. Enfin, last but not least, la question demeure posée du rôle que pourrait jouer Israël dans une telle architecture sécuritaire régionale face à la priorité de la menace iranienne pour l’ensemble des pays concernés, exception faite peut-être justement du Qatar même si un accord a récemment été signé, le 9 mars 2018, entre les États-Unis et le Qatar sur un mode d’action standard pour les forces de… l’OTAN au Qatar [11].

Et c’est là que les Accords de paix dits d’Abraham, signés à la Maison Blanche le 15  septembre 2020 entre Israël et à la fois les Émirats Arabes Unis et Bahreïn, prennent toute leur importance dans la mesure où, par-delà la « normalisation » (tatbi en arabe) de ces pays avec l’État hébreu – normalisation à laquelle s’est joint en octobre 2020 le royaume chérifien du Maroc -, ils prévoient également le développement d’un volet sécuritaire sinon militaire destiné à pallier ce qui est perçu comme la menace iranienne et notamment concrétisé par la signature d’un accord militaire en bonne et due forme entre Israël et Bahreïn le 3 février 2022. Une alliance militaire inédite contre l’Iran a même pris forme à la faveur d’une réunion quadripartite dans le désert du Neguev (Israël) le 28 mars 2022. Israël, les Émirats Arabes Unis, Bahreïn auxquels s’est associée l’Égypte du président Sissi entendent se coordonner pour développer une stratégie de dissuasion vis-à-vis de l’Iran par voie aérienne, maritime et même cyber. Ils ont décidé de préparer un système de communication commun permettant à chacun des partenaires de se prévenir en temps réel en cas de détection de drones de l’Iran ou de ses proxies régionaux. Cela préfigure une architecture de défense régionale, celle-là même souhaitée par les États-Unis ce qui leur permettrait de sous-traiter la sécurité du Moyen-Orient à ses alliés « sémitiques » régionaux.

Le Moyen-Orient, une région structurellement convulsive et parfois « au bord du gouffre »

La situation récente a connu, avec la fin du mandat de Donald Trump, une dangereuse montée des tensions entre les États-Unis et la République islamique d’Iran sur la question nucléaire. Cela est directement dû à la dénonciation unilatérale du traité du 14 juillet 2015, effectuée par le président Trump en mai 2018 et à la mise en œuvre d’une stratégie de « pression maximale » à travers la réimposition de sanctions inédites par leur dureté sur Téhéran, ce qui avait rendu la situation plus que jamais explosive. Et ce, dans tous les sens du terme, dans la mesure où la moindre étincelle induite par un dérapage accidentel était susceptible de déclencher un engrenage incontrôlable pour les États des deux rives du Golfe, dont l’étroitesse géographique est inversement proportionnelle à la potentielle onde de choc géopolitique qui découlerait d’un conflit ouvert, lequel n’épargnerait pas ces États riverains du Golfe, voire se propagerait bien au-delà.

On l’a vu avec le drone américain abattu par l’Iran dans le Golfe le 20 juin 2019, qui a failli dégénérer en une frappe de représailles américaines, avant que le président Donald Trump estime opportunément que cela relevait selon toute vraisemblance d’une erreur commise par quelqu’un de « stupide » du côté iranien pour surseoir à ladite frappe. La réponse du berger à la bergère était venue le 18 juillet suivant lorsque le président américain avait annoncé avoir fait abattre un drone iranien qui s’était approché dangereusement de l’USS Boxer. Les choses en étaient demeurées là, sans que la tension disparaisse pour autant, avant de connaître un sommet avec l’élimination, le 3 janvier 2020 à l’aéroport de Bagdad, du général Qassem Soleimani, chef de la Force Al-Qods, force de projection des Pasdarans dans la région. Le 8 janvier suivant, les Pasdarans avait lancé lors de l’opération Martyr Soleimani une salve calibrée d’une quinzaine de missiles balistiques sur la base aérienne américaine d’Ayn al-Asad dans le gouvernorat d’Al-Anbar, à l’Ouest de l’Irak ainsi que sur une autre base aérienne à Erbil, dans le Kurdistan irakien. Non sans en avoir informé préalablement le gouvernement irakien avant l’attaque, lequel avait transmis l’information à l’armée américaine pour éviter des pertes humaines trop importantes qui auraient alors obligé les Américains à se lancer dans un engrenage dangereux de représailles et de contre-représailles. Cela n’empêche pas l’Iran de considérer qu’il se réserve toujours de le faire y compris par-delà le changement d’Administration. À la veille de la commémoration de cette élimination, le 31 décembre 2021, le ministère iranien des Affaires étrangères estimait que « L’attaque terroriste […] a été orchestrée et exécutée de manière organisée par le gouvernement américain de l’époque et dont la Maison-Blanche est aujourd’hui responsable ». Et d’ajouter, selon les normes internationales et juridiques, que le gouvernement américain porte une « responsabilité internationale définitive » pour cet acte.

C’est bien cet enjeu majeur de dérapage incontrôlé qui préoccupe autant les États « extérieurs », pour certains partenaires stratégiques déclarés des principaux intéressés au niveau régional et manifestaient par ailleurs leur propension à une forme d’autonomisation de plus en plus marquée (comme c’est le cas des Émirats Arabes Unis situé en face de l’Iran). Cela est d’autant plus préoccupant que les parties concernées par les tensions induites par la remise en cause du JCPOA/PAGC signé le 14 juillet 2015 s’étaient retrouvées en quelque sorte « cornérisées » sur ce terrain d’affrontement  : les Iraniens parce qu’ils subissent le poids de sanctions qui les étranglent économiquement mais ne peuvent se résoudre à capituler ; les Américains qui ont en quelque sorte touché les limites de cette stratégie de « pression maximale  », laquelle non seulement n’a pas fait céder Téhéran  mais l’a, au contraire, conduit à s’affranchir depuis mai 2019 de la quasi-totalité de ses obligations relatives au JCPOA ; les Européens et plus particulièrement le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne, signataires de l’accord dit 5+1 (soit les 5 membres permanents du Conseil de Sécurité, plus l’Allemagne) en tant que groupe UE-3 qui se sont retrouvés, en dépit des efforts manifestés avec la tentative inaboutie d’établissement d’Instex – instrument destiné à préserver les relations commerciales avec Téhéran – dans l’incapacité de s’extraire de la redoutable logique d’extraterritorialité de la législation américaine ; enfin, les deux autres signataires que sont la Russie et la Chine qui stigmatisent à l’envi l’unilatéralisme sinon l’arbitraire américain, sans pour autant faire montre d’un grand engagement au profit de Téhéran sinon pour profiter de sa dépendance géopolitique, vis-à-vis de la Russie sur le théâtre syrien, et économique vis-à-vis de la Chine en matière commerciale. Après des mois de négociations infructueuses en 2021 qui ont pris l’allure de « montagnes russes », Téhéran a finalement décidé de relancer les négociations sur le nucléaire qui paraissent susceptibles de déboucher sur un nouvel accord, ce qui contribuerait largement à apaiser certaines tensions régionales même si tout serait loin d’être réglé compte tenu du passif hypothéquant la disparition du complexe conflictuel qui prévaut.

Dans ces conditions, la paix relève-t-elle d’un objectif illusoire ? Si le pire n’est jamais sûr, le risque demeure d’un dérapage accidentel aux conséquences systémiques pour l’heure incalculables. Paradoxalement, il existe tout de même quelques éléments « iréniques », par-delà la dynamique – diversement appréciée en fonction des acteurs régionaux – des « accords d’Abraham ».

La normalisation (tatbi en arabe) de plusieurs États arabes avec Israël : Un changement de paradigme pour le conflit israélo-palestinien.

Bien qu’entretenant depuis plusieurs décennies une coopération active dans de nombreux domaines, les deux Émirats arabes unis et Israël annoncèrent le futur établissement de leurs relations diplomatiques par un accord de paix conclu le 13 août 2020. Un mois plus tard, le 11 septembre, le président Trump rendit public un accord entre Israël et Bahreïn. Les accords dits d’Abraham sont les deux traités de paix entre Israël et les Émirats arabes unis d’une part, et entre Israël et Bahreïn d’autre part. Ils furent signés le 15 septembre 2020 à la Maison-Blanche à Washington, accompagnés d’une déclaration tripartite signée aussi par le président américain en tant que témoin. Ces accords témoignent d’une évolution stratégique des États du Golfe accentuant, dans le contexte géopolitique global du Moyen-Orient, la césure entre les États sunnites et l’Iran chiite, et traduisant la faiblesse des Palestiniens pour obtenir que se concrétise la solution à deux États – un État israélien et un État palestinien comprenant une partie de la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est – pourtant soutenue par la plus grande partie de la communauté internationale.

Les accords d’Abraham -–  du nom du patriarche des trois religions monothéistes  – regroupent  : une déclaration trilatérale entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn, nommée « Déclaration des Accords d’Abraham (Abraham Accords Declaration) » à laquelle le président américain Donald Trump apposa sa signature en tant que témoin ; un « traité de paix » bilatéral entre Israël et les Émirats arabes unis ; une « déclaration de paix » bilatérale entre Israël et Bahreïn. Ces accords ont été imprimés en trois langues : anglais, arabe et hébreu. La « Déclaration des Accords d’Abraham » promeut le dialogue interreligieux et interculturel entre les trois religions abrahamiques et toute l’humanité. Elle proclame la liberté de religion.

Après l’annonce de l’accord israélo-émirati, le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, remercia le président égyptien al-Sissi et les gouvernements d’Oman et de Bahreïn pour leur soutien à l’accord de paix historique. L’Autorité palestinienne dénonça pour sa part une «  trahison méprisable  » car il montrait que le retrait d’Israël de toute la Cisjordanie n’était plus un préalable à la reconnaissance d’Israël par les pays arabes. L’Europe et les États-Unis (le président Trump comme son opposant Joe Biden) saluèrent majoritairement cet accord que condamnèrent néanmoins, outre l’Autorité palestinienne et le Hamas, l’Iran et la Turquie.
Ces accords furent suivis le 24 octobre 2020 de l’annonce d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Soudan, en contrepartie de la sortie de ce pays de la « liste noire » américaine des États soutenant le terrorisme où il figurait depuis 1993, ainsi que de l’annonce par un tweet de Donald Trump, le 10 septembre 2020 d’un accord de normalisation des relations diplomatiques entre Israël et le Maroc en contrepartie de la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara espagnol, au grand dam de l’Algérie soutenant le Front Polisario. Tandis qu’une déclaration conjointe entre Israël, le Maroc et les États-Unis, prévoyant l’établissement de relations diplomatiques entre le Maroc et Israël et la réouverture des bureaux de liaison à Rabat et à Tel-Aviv, fut signée le 22 décembre 2020 à Rabat, l’accord de normalisation entre Israël et le Soudan est signé le 6 jan-vier 2021 à Khartoum.

D’autres pays pourraient suivre même si, pour l’heure, ce n’est pas encore le cas, notamment l’Arabie saoudite qui a validé la normalisation de Bahreïn – sorte de « poisson-pilote » de Riyad – n’a pas encore passé le pas nonobstant les velléités du Prince héritier. Cela tient au fait que le vieux roi Salman est historiquement attaché à la cause palestinienne ce qu’il a rappelé lors du 29e sommet de la ligue arabe qui s’était tenu le 15 avril 2018 en Arabie saoudite et qu’il s’estime comptable du « Plan Abdallah » établi lors du 14e sommet de la Ligue arabe de Beyrouth (27-28 maars 2002). Ce « Plan Abdallah » prévoyait la fin du boycott (al mouqataa) et une normalisation (tatbi) avec Israël après le règlement de la question palestinienne et la reconnaissance d’un État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale. Le 31 juillet 2018, le roi Salman avait encore réaffirmé cette ligne après une série d’articles suggérant que Riyad, dans un souci de rapprochement avec Israël et les États-Unis, pourrait lâcher le président palestinien Mahmoud Abbas sur cette question-clef. Et encore le 19 août 2020, le prince Faysal Ben Fahran, ministre des Affaires étrangères du royaume déclarait : « Il doit y avoir la paix entre Israël et les Palestiniens, en s’appuyant sur les bases internationales reconnues ». En ajoutant : « Quand ce sera atteint, alors tout sera possible ». Il s’agit donc d’un renversement de paradigme pour la région. Pour Oman, la situation est également complexe car le sultanat a toujours eu une position de médiation dans les conflits régionaux et entretient qui plus est de bonnes relations avec l’Iran qui s’est arrogé le monopole de la défense de la cause palestinienne. L’Iran qui a accusé les pays concernés de « trahison » de la cause palestinienne, de fait stratégiquement « dévaluée » au regard d’autres impé-ratifs sécuritaires régionaux comme celui renvoyant à la représentation commune d’une supposée « menace iranienne largement à l’origine de cette dynamique de « normalisation ». Il s’agit de faire « front commun » avec la puissance militaire israélienne face à cette menace renforcée par l’évolution récente de la région.

Deux pays pourraient en tout cas se présenter comme des «  inhibiteurs  » de conflictualité par la situation singulière qu’ils occupent aujourd’hui sur l’échiquier régional. Il s’agit d’une part de l’Irak post-Saddam, c’est-à-dire d’un Irak qui demeure arabe mais qui a renoué avec sa culture chiite après la chute de Saddam Hussein en 2003 et qui bénéficie de deux « protecteurs » simultanés, qui se trouvent être par ailleurs des adversaires déclarés, en l’occurrence les États-Unis – qui y disposent encore d’une grande base militaire, celle d’Al Asad dans la province d’An-Anbar – et l’Iran dont les liens confessionnels avec Bagdad n’ont plus besoin d’être démontrés. Il s’agit d’autre part, du Qatar qui héberge le CENTCOM américain [12], c’est-à-dire rien moins que le Commandement central couvrant l’ensemble du Moyen-Orient et l’Asie centrale, qui a notamment planifié à partir du 15 juin 2014 l’Opération Inherent Resolve (« Détermination absolue ») contre Daech en Irak et en Syrie avec l’assistance objective au sol – nolens volens pour les deux parties en présence – des milices chiites longtemps encadrées par feu le proconsul iranien le général Qassem Soleimani, éliminé le 3 janvier 2020 sur ordre express du président Donald Trump. Or le Qatar entretient par ailleurs par intérêt bien compris des relations non-conflictuelles avec l’Iran puisque les deux États partagent le plus grand champ gazier du monde (North Dôme du côté qatari et South Pars du côté iranien) [13]. Pour des raisons qui ne sont pas identiques, mais en sachant qu’une même cause produit peu ou prou les mêmes effets, l’Irak et le Qatar sont susceptibles de favoriser une logique plus irénique en servant d’« inhibiteurs » de conflictualité et en relativisant une logique binaire de blocs qui opposerait irrémédiablement un bloc « arabo-sunnite » (« arc sunnite ») à un bloc « persano-chiite » (« croissant chiite »).

Cela s’est manifesté depuis sous deux formes, d’abord avec le rôle « central » tenu par Doha lors du retrait américain d’Afghanistan en août 2021, puis avec la médiation de l’actuel Premier ministre irakien chiite Mustafa al-Khadimi (entré en fonction depuis le 7 mai 2020) entre Riyad et Téhéran initiée à partir d’avril 2021 et toujours en cours. Entamés l’an dernier en Irak, quatre cycles de pourparlers ont d’ores et déjà été organisés grâce à l’entregent de Muqstafa al-Khadimi – qui peut se prévaloir de son amitié personnelle avec le prince héritier Mohamamed Ben Salmane et de ses relations contraintes par la pression des milices pro-iraniennes des Hachd al Chaabi mais, de fait étroites, avec le « parrain » iranien puisqu’il fut le chef de l’Iraqi National Intelligence Service (services de renseignement de l’Irak de 2016 à 2020 – entre des responsables des deux pays sans jamais aboutir à un accord. Les dernières négociations remontent à septembre 2021. Un nouveau cycle de négociations est à l’ordre du jour. Le président iranien Ebrahim Raïssi a salué le 5 février 2022 les efforts de l’Irak pour renforcer la sécurité et la stabilité de la région, en référence au parrainage des cycles de négociations entre l’Iran et l’Arabie saoudite par Bagdad. Le président iranien a également noté que son pays est prêt à poursuivre les pourparlers avec le royaume wahhabite si Riyad est « disposé à poursuivre les pourparlers dans une atmosphère de compréhension et de respect mutuels ». Evoquant la sécurité et à la stabilité régionales, Ebrahim Raïssi a aussi noté que les problèmes de la région peuvent être résolus pour peu que les puissances extra-régionales cessent d’intervenir dans les affaires régionales, un viatique de Téhéran. Son propos est intervenu un jour après que le ministre irakien des Affaires étrangères Fouad Hussein ait discuté avec son homologue iranien Hossein Amir Abdollahian des efforts pour organiser le cinquième cycle de pourparlers entre l’Iran et l’Arabie saoudite à Bagdad, a enfin indiqué un communiqué du ministère irakien des Affaires étrangères.

Un autre État se présente comme un intermédiaire potentiel entre Riyad et Téhéran. Il s’agit du Qatar, sorti de sa mise en quarantaine du CCG remontant au 5 juin 2017. Doha n’est plus le paria ostracisé par le CCG puisqu’une récon-ciliation de façade est intervenue le 5 janvier 2021 entre Ryad et Doha. Il entend désormais se retrouver au centre du jeu diplomatique régional et se rêve peut-être d’autres ambitions médiatrices avec le riverain du Golfe qu’est l’Iran, en pleine négociation sur le nucléaire. Le ministre qatari des Affaires étrangères, le cheikh Mohammed ben  Abdelrahmane al-Thani, s’était ainsi rendu en Iran le 27 jan-vier 2022, quelques jours avant que l’émir du Qatar ne tienne des pourparlers à Washington à un moment crucial pour les efforts de Téhéran et des grandes puis-sances visant à relancer le pacte nucléaire de 2015. Avec l’assentiment tacite de la nouvelle Administration démocrate à Washington auprès de laquelle il est rentré en grâce en contrepoint de l’Administration précédente le Qatar avait de fait été osten-siblement remercié par le Secrétaire d’État américain Anthony Blinken pour son rôle de médiateur avec les Talibans. Peu avant son arrivée à Doha le 6 septembre 2021, il avait déclaré : « Nous sommes reconnaissants pour l’étroite collaboration du Qatar concernant l’Afghanistan et son soutien indispensable pour aider le transfert de citoyens américains, du personnel de l’ambassade de Kaboul, d’Afghans menacés [par les Talibans] et d’autres personnes évacuées d’Afghanistan via le Qatar ». Une fois sur place, il avait renouvelé « la gratitude de son pays pour sa contribution au sauvetage de milliers de vies en Afghanistan », soulignant que « l’évacuation n’aurait pas été accomplie sans le Qatar  ». Et lors de la conférence de presse à laquelle avaient assisté les ministres des Affaires étrangères et de la Défense respectivement du Qatar et des États-Unis dans la capitale qatarie, Doha, pour discuter des derniers développements en Afghanistan, Anthony Blinken avait précisé : « Washington est profondément reconnaissant au Qatar pour sa contribution au sauvetage de milliers de vies en Afghanistan, sans lequel nous n’aurions pas pu procéder à l’évacuation ». C’est cette aptitude à faire office de go-between qui confère aujourd’hui au Qatar, comme à l’Irak sur un autre registre, un rôle potentiel de médiateur utile pour les parties en présence dans cette configuration régionale antagoniste.

Conclusion

De fait, le renversement de Saddam Hussein en mai 2003 aurait constitué, par-delà le chaos géopolitique avéré qui en fut la conséquence immédiate sur la décennie suivante, un tournant aux conséquences peut-être insoupçonnées, comme une ruse de l’Histoire, en faisant dialectiquement passer – au sens hégélien du terme – d’unelogique binaire à une logique ternaire, laquelle n’est pas nécessairement synonyme de davantage d’instabilité dès lors que l’on garde à l’esprit que, mythologiquement autant que physiquement parlant, le trépied est une structure potentiellement sus-ceptible d’assurer une stabilité accrue par l’équilibre contraint qu’elle instaure.

 

Une tribune publiée par l’Académie géopolitique de Paris.

 

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[1] Relatif car les États-Unis ne peuvent pas se permettre de se retirer autant qu’ils le souhaiteraient de la région – la géopolitique à horreur du vide, comme en physique – pour ne pas laisser la Chine s’y installer en poussant ses pions à travers la BRI (Belt and Road Initiative) formulée en 2013 par Xi Jinping, qui débouche précisément sur l’Asie du Sud-Ouest.

[2] Cela vient de se vérifier avec la position des Émirats Arabes Unis prise lors du vote, le 25 février à l’ONU, d’un projet de résolution du Conseil de Sécurité censé condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui avait conduit Abu Dhabi à s’abstenir avec la Chine et l’Inde, à la surprise des États-Unis. Il s’agissait peut-être de manifester son mécontentement par rapport à un soutien jugé insuffisant lors de la frappe de drones tirés, le 17 janvier 2022, par les rebelles houthis depuis le Yémen sur Abu Dhabi et ayant fait trois morts. Un autre élément allant dans ce sens réside dans la remise en cause potentielle du contrat d’achat pour 23 milliards de dollars d’une cinquantaine de F-35 américains signé le 15 décembre 2021, avec des velléités évoquées, le 25 février 2022, de se tourner désormais vers la Chine pour lui acheter une douzaine de L-15 Falcon, voire de 36 autres par la suite. Les liens avec Pékin en matière d’armement ne sont pas nouveaux puisqu’Abu Dhabi avait déjà acheté à la Chine ces dernières années des drones Wing Loong II.

[3] Dans cet entretien, il considérait que si une équipe de basket de Jayvee [équipe junior de basket, NDA] revêtait le maillot des Lakers [équipe de basket de Los Angeles championne la plus titrée de l’histoire de la NBA], cela ne faisait pas d’elle l’équipe de Kobe Bryant  [star des Lakers, NDA] ». Cf. David Remnick, « Going the Distance : On and Off the Road with Barack Obama », in The New Yorker, 19 janvier 2014 (https://www.newyorker.com/magazine/2014/01/27/going-the-distance-david-remnick).

[4] Cf. « Exclusive : US plans to host GCC summit in October », on The National, 28 juillet 2018 (https://www.thenational.ae/world/exclusive-us-plans-to-host-gcc-summit-in-october-1.754648).

[5] Cf. Jack Detsch, « Trump Shelves Gulf talks until next year », on Al Monitor, 6 septembre 2018 (https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2018/09/trump-shelves-gulf-gcc-talks-iran.html).

[6] Cf. « Donald Trump to support plan for ‘Arab Nato’ », on Al Monitor, 22 septembre 2018 (https://www.thenational.ae/world/gcc/donald-trump-to-support-plan-for-arab-nato-1.772804).

[7] Cf. Alex Simmons, « Saudi Arabie Planned To Invade Qatar Last Summer. Rex Tillerson’s Efforts To Stop It May Have Cost Him His Job  », in The Intercept, 1 août 2018 (https://theintercept. com/2018/08/01/rex-tillerson-qatar-saudi-uae/).

[8] Cf. Ibidem.

[9] Cf. Gardiner Harris, « State Depart. Lashes Out at Gulf Countries Over Qatar Embargo », in The New York Times, 20 juin 2017 (https://www.nytimes.com/2017/06/20/world/middleeast/qatar-saudi-arabia-trump-tillerson.html).

[10] L’Alliance militaire islamique pour combattre le terrorisme (AMICT) est le nom d’une coalition politico-militaire formée à l’initiative de l’Arabie saoudite en décembre 2015. Cette alliance militaire islamo-sunnite a été ébauchée par la coopération militaire entre plusieurs pays du CCEAG tels que l’Arabie saoudite, Bahreïn, le Koweït, le Qatar, les Émirats Arabes Unis, mais aussi d’autres pays arabes tels que l’Égypte, la Jordanie, le Soudan, le Maroc, ainsi que des pays non arabes musulmans sunnites comme le Pakistan, pour le lancement de l’opération militaire au Yémen.

[11] L’accord a été signé à Bruxelles, le 9 mars 2018, par le vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères qatari, Cheikh Mohammed Bin Abdulrahman Bin Jassim Al-Thani et le secrétaire général-adjoint de l’OTAN, Rose Gottemoeller. L’accord est censé permettre aux forces et au personnel de l’OTAN de transiter au Qatar et d’utiliser la base aérienne d’Al-Udeid. « Cela facilitera les missions et les opérations de l’OTAN dans la région, y compris la mission Resolute Support en Afghanistan », a indiqué l’agence QNA en citant le service de presse de l’OTAN.

[12] Il est notable que dès 2012, au plus fort des tensions avec Téhéran avant la signature du JCPOA, le Premier ministre d’alors, Cheikh Hamad Ben Jassem Al Thani avait déclaré le 28 mars 2012 dans un entretien accordé à Al Jazeera que son pays s’opposerait à toute attaque militaire contre l’Iran : «  Les Iraniens et les Américains savent que le Qatar est opposé à toute attaque militaire contre l’Iran ». Et Cheikh Hamad, également ministre des Affaires étrangères avait affirmé que son pays n’autoriserait pas que son territoire soit utilisé pour une attaque contre l’Iran : « Nous n’accepterons pas, et cela est très clair, aucun acte d’agression contre l’Iran à partir du Qatar ».

[13] Il faut rappeler que la richesse du Qatar provient à la fois du pétrole et du gaz, mais surtout de ce dernier puisqu’il est assis sur 14 % des réserves mondiales de gaz naturel, dont il est à la fois le troisième détenteur (soit environ 26 milliards de m3) et le troisième producteur, après la Russie et l’Iran de l’autre côté du Golfe, avec lequel le Qatar partage l’un des plus grands gisements off-shore du monde, appelé North Dome du côté qatari, et South Pars du côté iranien, soit 9 700 km2 dans le golfe Persique, qui court de part et d’autre de la limite des eaux territoriales des deux pays. Le Qatar a donc toujours veillé à garder de bonnes relations avec l’Iran. En effet, le Qatar est par la force des choses – la géologie en l’occurrence – contraint de prendre langue avec Téhéran, même si cela indispose fortement les autres membres du CCG. Le positionnement du Qatar sur le plan géopolitique et diplomatique est assez inédit : il est à la fois membre du CCG, mis en place en 1981, pour faire pièce à ce qui est perçu comme la menace iranienne, et en même temps, le Qatar est un interlocuteur obligé des Iraniens, ce qui déplait fortement à l’Arabie saoudite. L’effet paradoxal de la mise au ban du Qatar le 5 juin 2017 résidait dans le fait que cela n’avait fait qu’actualiser un rapprochement entre Doha et Téhéran. L’Iran avait, de fait, immédiatement envoyé des avions de produits alimentaires au Qatar à la suite de l’embargo imposé à cet émirat par l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis et Bahreïn. Par ailleurs, l’Iran avait en outre annoncé qu’il allait permettre au Qatar d’utiliser trois de ses ports pour faciliter les importations de nourriture dont l’émirat était dépendant. Mais ces relations ne relèvent pas seulement d’un intérêt bien compris. En réalité, les dirigeants du Qatar et de l’Iran n’ont d’ailleurs jamais cessé de se rencontrer. Et Téhéran crédite la famille régnante al-Thani au pouvoir à Doha, lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988), d’avoir observé une certaine neutralité, au grand dam de ses homologues koweïtis et saoudiens. Les pétromonarchies soutenaient en effet fermement Saddam Hussein, garant du containment de l’Iran, sauf le Qatar, qui était resté relativement neutre. Le positionnement du Qatar, on le voit, est donc assez spécifique dès cette époque, et cela s’est renforcé par la suite. Faisant preuve de compréhension à l’égard de Téhéran, le Qatar avait été le seul des quinze membres du Conseil de Sécurité de l’ONU à ne pas voter la résolution 1969 du 31 juillet 2006 menaçant de sanctions Téhéran si l’Iran ne se conformait pas aux demandes répétées de l’ONU de cesser l’enrichissement de l’uranium.
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