ANALYSES

« Le président turc use et abuse du rapport de force »

Presse
8 juin 2022
Entretien avec Didier Billion, directeur adjoint de l'IRIS, pour le journal La Marseillaise.
Que doit-on savoir des relations entretenues par la Turquie avec la Russie pour comprendre sa place dans le conflit

Nous savons que depuis 2016, un véritable rapprochement s’est opéré entre Turcs et Russes. Cela s’est notamment manifesté sur le terrain syrien, en dépit de leur position initialement opposée : Poutine n’a jamais caché son soutien au président syrien Bachar Al-Assad et la Turquie a longuement soutenu les rebelles syriens. Pour autant, Ankara a largement évolué dans sa position. Elle a considéré que la question kurde devenait un danger existentiel, et sa position d’exiger le départ de Bachar Al-Assad devenait de plus en plus minoritaire parmi ses alliés, notamment occidentaux. Ces deux éléments expliquent pour partie le rapprochement avec Moscou.

Au niveau politique et économique, il existe une véritable fluidité entre les deux États, qui n’ont jamais cessé de dialoguer et qui sont toujours parvenus au compromis. Les relations énergétiques sont prégnantes. Les hydrocarbures importés par la Turquie proviennent à 45 % de Russie, et Moscou participe grandement à la construction d’une centrale nucléaire en Turquie. L’économie du tourisme est également très prospère.

Sur le plan international, Poutine et Erdogan ont un intérêt commun, mais pour des raisons qui diffèrent, d’entretenir de bonnes relations qui déplaisent à l’Otan. On ne peut toutefois parler d’alliance stratégique entre les deux pays. Aucun des deux ne souhaite s’engager dans une relation trop étroite. Fluidité, complémentarité et intérêts mutuels sont les éléments clefs qui permettent de comprendre la relation russo-turque.

Et quid de celles construites avec l’Ukraine ?

Concernant les relations avec l’Ukraine, gardons à l’esprit la venue du président ukrainien Volodymyr Zelensky en Turquie l’année dernière, accueilli en grande pompe par Erdogan. Des accords autour de la construction de matériels militaires conjoints, et de la livraison de drones turcs avaient été conclus à cette occasion. Le président turc avait également condamné l’annexion russe de la Crimée, et soutenait la candidature de l’Ukraine dans l’Otan. Avec tous ces dossiers – armements, intangibilité des frontières et Otan –Erdogan s’était fait le chantre des positions ukrainiennes, et n’avait pas hésité à adopter une ligne antinomique de celles de la Russie.

Comment la Turquie sort-elle renforcée du conflit russo-ukrainien ?

Avant le début du conflit, la Turquie entretenait des relations fluides avec les deux belligérants. Ceci explique la délicate position turque depuis le début de la guerre. Ankara s’est empressée de condamner l’invasion russe et a décidé de fermer les détroits du Bosphore et des Dardanelles aux navires militaires russes. Toutefois, la Turquie ne ferme pas son espace aérien aux avions russes et refuse d’appliquer les sanctions prises contre Moscou. Nous entendons souvent qu’il y a une duplicité de la Turquie dans le conflit, mais je ne pense pas que ça soit le cas. Ankara est dans une gestion plutôt fine du dossier russo-ukrainien, et tente de jouer une carte politique et diplomatique de médiation dans la résolution du conflit, en témoigne le sommet diplomatique organisé deux semaines après le début du conflit entre les ministres des affaires étrangères russes et ukrainiens.

Il faut savoir mesure garder, mais je pense que la Turquie se pose comme un interlocuteur incontournable, et sort donc renforcée de cette crise militaire. Elle montre à la communauté internationale que sans elle, il sera bien plus difficile de trouver une solution de paix.

Comment les occidentaux reconsidèrent-ils la place de la Turquie dans l’Otan ?

Durant plusieurs années, Ankara a connu plusieurs turbulences avec des pays membres de l’Otan. Lors de la dernière rencontre des membres de l’alliance atlantique le 24 mars à Bruxelles, Erdogan a été accueilli avec beaucoup de sympathie, y compris par Emmanuel Macron, dont on sait que ses relations avec le dirigeant turc ne sont pas des meilleures.

Mais cela n’empêche pas la persistance de certaines tensions, notamment autour des demandes de la Suède et de la Finlande d’adhérer à l’Otan, auxquelles s’oppose Erdogan. Ce refus tient principalement au fait que des dirigeants de l’organisation kurde du PKK disposent du statut de réfugié politique dans ces deux pays scandinaves. Des Suédois d’origine kurde sont également membres du parlement et ne cachent pas leur proximité avec cette organisation, considérée comme terroriste par la Turquie et par plusieurs pays occidentaux. Cette réalité est insupportable pour les dirigeants turcs.

Mais si une solution de compromis était proposée à Erdogan, il me semble qu’il serait susceptible de l’accepter. Erdogan ne tiendra pas cette posture d’intransigeance jusqu’au bout si on lui donne des contreparties. La levée par la Suède de son embargo sur les livraisons d’armes à la Turquie et le consentement des États-Unis à livrer des avions F-16 pourraient conduire Erdogan à reconsidérer les demandes d’adhésion des deux pays nordiques.

Existe-t-il un risque de voir le président Erdogan user de la place stratégique de son pays pour renforcer sa politique répressive à l’égard de ses opposants, notamment kurdes ?

Évidemment, c’est un risque permanent et il ne s’en prive pas. C’est un animal politique qui a un sens presque intuitif du rapport de force. Il en use et en abuse. Cela représente toute la difficulté de notre relation avec la Turquie. Il faut savoir faire preuve de réalisme et d’exigence, et les deux ne sont pas incompatibles. Je suis totalement opposé à toutes formes d’ostracisation du pays du fait de son statut de partenaire incontournable. Il est très difficile de maintenir une ligne ferme à l’égard de la Turquie sur nos principes de respect des droits démocratiques. Erdogan est un interlocuteur dur dans la négociation, et refuse toutes critiques sur sa politique intérieure. Il faut savoir poser un certain nombre exigences auprès d’Erdogan, mais on ne peut en aucun cas lui donner un blanc-seing et se détourner de la situation fortement dégradée des droits de l’Homme en Turquie. Mais une fois que cela est dit, on a toujours beaucoup de mal à se positionner avec des régimes autoritaires tels que celui de Monsieur Erdogan. Il est inutile de s’illusionner sur notre capacité à rétablir les droits démocratiques en Turquie.

Propos recueillis par Arnaud Deux pour La Marseillaise.
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