ANALYSES

« Une intervention militaire extérieure doit être de courte durée »

Presse
14 mai 2022
Interview de Serge Michailof - La Croix

Vous tirez douze leçons de l’échec de l’intervention occidentale en Afghanistan, que vous préconisez d’appliquer au Sahel. Quel est le risque si elles n’y sont pas mises en œuvre ?


Il est déjà trop tard pour certaines de ces leçons. L’une d’elles est de privilégier les interventions militaires de très courte durée et de définir des stratégies de sortie claires. Or, cela fait plus de neuf ans que les opérations Serval puis Barkhane ont commencé ! Elles débouchent finalement sur un échec, d’ailleurs plus diplomatique que militaire : un scénario à l’afghane est déjà en train de se réaliser au Mali. Une junte militaire a pris le pouvoir. L’insécurité y est générale, la société déstructurée, la corruption gangrène l’administration de façon éhontée, les insurgés revendiquent un islam rigoriste… La situation est également grave au Burkina et au Niger. Il faut maintenant empêcher que la tache d’huile du terrorisme ne gagne le nord de la Côte d’Ivoire, l’est du Sénégal ou la Guinée.

Comment la France et ses partenaires auraient-ils pu éviter la propagation des maux que vous relevez au Mali, où ils étaient déjà en germe avant leur intervention ?


En 2013, l’opération Serval a été remarquablement conduite par l’armée française : les différentes katibas (unités de combat, NDLR) djihadistesdescendues vers le sud et menaçant Bamako avec une aisance improbable ont été dispersées, détruites ou se sont repliées dans les montagnes. Mais Serval a pris fin en août 2014. Il eût été préférable de retirer l’essentiel de nos forces sur place pour apporter un soutien à l’armée malienne de façon très discrète, une armée étrangère étant vite perçue comme une armée d’occupation. C’est d’ailleurs le cas désormais… On prête à la France des objectifs absurdes de recolonisation ou de scission du Mali pour profiter d’illusoires richesses du Nord. Le soutien populaire initial a sombré sous les opérations de désinformation organisées par les Russes. Mais au lieu d’une présence restreinte et discrète, on a préféré monter, avec Barkhane, une opération importante sans stratégie de sortie claire et avec un objectif on ne peut plus flou : lutter contre le terrorisme. Or, on ne lutte pas contre un mode d’action, mais contre des ennemis bien identifiés.

Parmi vos leçons, vous préconisez d’« éviter de soutenir des équipes à gouvernance déplorable ». Mais n’est-ce pas précisément ce type d’« équipes » qui a besoin de soutien militaire face à la menace terroriste ?


On peut venir en aide à un gouvernement, quel qu’il soit, s’il est menacé. Mais une intervention militaire extérieure doit être de courte durée. Il est impossible de résoudre par la force la masse très complexe de problèmes qui sous-tendent ces conflits, au Sahel comme en Afghanistan : la démographie galopante, la densité excessive de population dans des zones arides à pluviométrie aléatoire, les tensions entre des sociétés extraordinairement variées… Ces problèmes ne sont pas de nature militaire. Certes, une armée extérieure peut tenter de réduire par la force certains groupes qui ont pris les armes contre un gouvernement à la légitimité fragile. Mais l’environnement humain et géographique fait que si les groupes armés se dissimulent dans la population rurale, comme c’est le cas en Afghanistan et maintenant au Mali, il est extrêmement difficile de les réduire. Le travail de renseignement et de police exigé ne peut être assuré que par des services de sécurité nationaux.

Le rôle d’une armée extérieure ne peut donc être que limité.


Oui. L’armée extérieure devrait se focaliser sur la réforme des services de sécurité et éviter la tentation d’intervenir seule, comme le fit Barkhane au début et comme l’ont fait trop longtemps les Américains en Afghanistan. Mais la reconstruction des institutions publiques nationales suppose une implication totale des responsables politiques locaux, a priori loin d’être acquise, car ces réformes mettent en péril les rentes indues et la corruption qui règne en général dans ces institutions.

Selon vous, s’interdire toute négociation avec les insurgés est « absurde ». Pourquoi ?


Les motivations et les objectifs des différents groupes armés sont très variés. Il est possible de passer des accords avec certains, ceux qui ont des objectifs financiers ou visent la défense d’un groupe ethnique notamment. Quant aux irréductibles, on peut tenter de limiter leur taille, de les isoler, de faire du renseignement… Il est temps de reconnaître les limites de la force armée.

 


Propos recueillis par Marianne Meunier pour La Croix.
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