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Cessez-le-feu au Yémen : « L’Arabie saoudite sait que cette guerre est une impasse stratégique »

Presse
21 avril 2022
Comment analysez-vous le cessez-le-feu de deux mois acté au Yémen, le 2 avril dernier ?

C’est la première fois qu’il y a une trêve nationale qui pourrait durer puisqu’elle est programmée sur deux mois et que son prolongement est envisagé. Cette trêve est importante car elle a été négociée par l’ONU. Initialement, elle était annoncée à la fois par les Houthis et à l’occasion du sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à Riyad, censé accueillir des pourparlers, auxquels les Houthis n’ont évidemment pas participé car l’Arabie Saoudite est le principal belligérant du conflit. Les trêves précédentes n’avaient jamais tenu sur le terrain à cause des violations répétées, mais là, les deux partis semblent s’être entendus. Manifestement, les belligérants sont un peu fatigués de ces sept années de guerre. L’ONU veut se saisir de cette occasion.

Est-ce que cette trêve est respectée sur le terrain ?

Il y a toujours des accusations de violations de part et d’autre, mais il semble qu’elle soit plutôt respectée. L’enjeu est de savoir si elle peut devenir permanente, c’est ce qu’aimerait obtenir l’ONU. La condition soulevée par les Houthis est de lever le blocus maritime et le blocus aérien de l’aéroport de Sanaa. L’enjeu est de permettre une entrée plus facile au port d’Hodeidah, qui constitue la porte d’entrée principale des ravitaillements et de toute l’aide humanitaire dans le pays. Pour l’aéroport de Sanaa, les seuls vols autorisés sont ceux de l’ONU, l’enjeu est de rouvrir certains vols commerciaux très encadrés car l’Arabie Saoudite ne veut pas que ce soit une source d’alimentation d’aide de l’Iran au profit des Houthis. Cela pourrait constituer une base solide pour une trêve, mais nous n’en sommes pas là.

Le rapport de force est-il toujours favorable aux Houthis, notamment à l’Ouest ?

Ce n’est plus tout à fait vrai. Il y a eu plusieurs phases dans la guerre : au début, le rapport de force était plutôt favorable à la coalition arabe, menée par Riyad, qui s’est massivement engagé sur le plan aérien alors que les Émirats Arabes Unis œuvraient au sol. À partir de février 2021, la nouvelle administration Biden a sorti les Houthis de la liste noire des organisations terroristes, inscrit par Trump avant la fin de son mandat. Les Américains avaient l’espoir de créer une dynamique vertueuse en comptant sur la bonne volonté des Houthis. Paradoxalement, au même moment, les Houthis ont mis une pression énorme sur Marib. La ville était jugée comme un potentiel point de bascule, c’était le dernier fief politique et pétrolier du gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi. Mais les Houthis n’ont pas réussi à faire la différence au sol parce qu’il y a eu une remobilisation de la coalition. Les Émirats Arabes Unis, qui s’étaient retirés en 2021, ont restructuré avec succès la « brigade des Géants », des milices pro gouvernementales, autour de Marib pour empêcher la ville de chuter. Aujourd’hui, il y a une forme de statu quo militaire, c’est peut-être ce qui pousse à envisager une trêve et la perspective de négociations sérieuses.

Ce cessez-le-feu est-il une « aubaine » pour l’Arabie Saoudite, qui souhaite sortir du conflit, ou plutôt l’aveu de l’échec de son intervention qui dure depuis sept années ?

Peut-être les deux. L’Arabie Saoudite sait que cette guerre est une impasse stratégique. La solution ne peut être que politique, pas militaire. Et la bataille de Marib l’a prouvé, pour les deux côtés par ailleurs. Les Saoudiens souhaitent sortir la tête haute de ce conflit, imprudemment lancé en mars 2015 par Mohammed Ben Salmane. Le soutien iranien aux Houthis a été l’argument qui l’a poussé à s’engager. De ce point de vue, on peut considérer que c’est un échec car les Houthis sont toujours là et le front n’a quasiment pas bougé depuis 2016. Au bout de sept ans de guerre, c’est aussi un désastre humanitaire : il y a 380 000 morts et 80 % de la population est dépendante de l’aide humanitaire dont 5 millions en situation proche de la famine. En terme d’image c’est catastrophique pour Riyad, et en termes financiers, cela représente un coût mensuel de plusieurs milliards de dollars. La difficulté de ces négociations, c’est de déterminer où mettre le curseur : qui est prêt à faire des concessions pour pérenniser ce cessez-le-feu, un armistice puis un accord en bonne et due forme ?

Riyad ne voulait pas d’un mouvement chiite soutenu par l’Iran à sa frontière sud, c’est pourtant le cas ?

L’obsession Saoudienne est que cette communauté chiite devienne un relais potentiel de l’Iran sur le flan méridional de son royaume. En intervenant, l’Arabie Saoudite a conforté ce statut, ce qui fait qu’aujourd’hui les Houthis sont considérés comme une sorte de Hezbollah bis. Au début, les Houthis ont bénéficié d’un soutien discret de Téhéran, maintenant avéré et important sur le plan politique et militaire. On rentre là dans le jeu régional. C’est dans ce contexte que s’esquissent ces derniers mois des tentatives de rapprochement entre Téhéran et Riyad, avec une normalisation souhaitée des deux parts. Mais ces discussions butent sur la question yéménite : les Saoudiens voudraient que l’Iran fasse pression sur les Houthis pour sortir de l’impasse de la guerre. La variable Houthis, yéménite, s’intègre finalement à des prolongements régionaux car il y a une projection au Yémen des acteurs extra-yéménites.

Quelles sont les revendications Houthis en cas de futures négociations ?

Les rebelles veulent obtenir des gains politiques. Cette milice confessionnelle sectaire a pris le pouvoir à Sanaa en septembre 2014 et a expulsé le gouvernement de Hadi, exilé à Aden puis à Riyad. Mais les Houthis ont leur propre agenda, qui ne coïncide pas totalement à l’agenda régional de l’Iran. Leurs intérêts tiennent uniquement à l’échiquier yéménite. L’enjeu est de savoir quelle place les Houthis et les Zaydites peuvent avoir dans le processus politique réformé du pays. C’était l’objet d’une réforme fédérale envisagée fin 2013 qui ambitionnait de regrouper les vingt-deux gouvernorats actuels en six provinces. S’il y a un redécoupage provincial, les Houthis souhaiteraient un accès à la Mer rouge, ce qu’ils n’ont jamais eu dans leur fief de Saada.

Au-delà des Houthis, il y a également des revendications sécessionnistes au sud du pays…

Cette guerre a fait resurgir la blessure de la guerre civile de 1994, après une réunification au forceps par l’ancien président Ali Abdullah Saleh, au profit du Nord. Or, les deux Yémen ont longtemps été séparés : l’ancienne république démocratique populaire du Yémen du Sud était plutôt Marxiste-léniniste (1967-1990), alors que le Nord demeurait largement tribal, Zaydiste. Au sud du Yémen, il y a un tropisme autonomiste, sinon sécessionniste instrumentalisé par les Émirats Arabes Unis. Ils ne veulent plus être soumis au Yémen du Nord, ils ont eu le sentiment d’avoir été humiliés et d’avoir trop perdu à l’unification. C’est pour eux un moyen de reprendre leurs billes. Pour les Émirats Arabes Unis, l’objectif est de sécuriser un « collier de perles » maritime au niveau du littoral du Yémen sud avec la ville d’Aden et l’île de Socotra qui lui fait face, avant le détroit de Bab el Mandeb. Cela illustre bien la superposition des intérêts : les ingérences géopolitiques externes interfèrent avec les agendas internes du Yémen.

 

Propos recueillis par Lilian RIPERT pour Ouest France.
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