ANALYSES

L’OTAN est-elle vraiment sortie de son état de mort cérébrale ?

Presse
24 mars 2022
Un sommet de l’Otan se tient actuellement à Bruxelles. On se souvient que lorsqu’Emmanuel Macron a déclaré que l’Otan était en état de mort cérébrale, beaucoup ont réagi, certains confirmant le diagnostic, d’autres le critiquant. Interrogé sur ces propos au vu de la situation en Ukraine, Emmanuel Macron a dit que le déclenchement de la guerre par la Russie avait été un électrochoc. Jugez-vous qu’effectivement, l’Otan est sortie de son état de mort cérébrale à l’occasion de cette crise ?

Ce n’est que dans la durée qu’il sera possible de dresser un bilan de ce côté. Nous sommes actuellement dans le temps de l’émotion et de la riposte face à l’agression que subissent les Ukrainiens. Et dans ce temps, l’unité est souvent privilégiée, comme une évidence. Or, une fois que la crise est passée, démarre le temps de la réflexion. On se souvient de l’unité face au terrorisme et le soutien à Washington après les attentats du 11 septembre 2001, qui une fois l’émotion passée avait laissé place à des positionnements plus nuancés, et même critiques de la politique étrangère américaine, comme ce fut le cas à l’occasion de la guerre d’Irak 18 mois plus tard. Lors de la guerre du Kosovo, l’émotion face aux flots de réfugiés et à l’épuration ethnique avait créé ce sentiment d’unité, et une fois la guerre terminée – la première guerre conduite par l’Otan – les critiques s’étaient accumulées, notamment aux Etats-Unis (au Congrès en particulier). Dans la situation actuelle, il est normal que l’Otan soit « réveillée » et présentée comme la principale architecture de sécurité en Europe, ce qu’elle est d’ailleurs. Mais une fois que la crise sera passée, les Alliés seront-ils toujours aussi unanimes et enthousiastes? On peut en douter. Ajoutons à cela que l’Otan est présentée, à juste titre, comme un rempart, mais elle se refuse catégoriquement à prendre part au conflit, ce que l’Ukraine reproche d’ailleurs. D’une certaine manière, Zelensky considère qu’à ses yeux, l’Otan est morte dès lors qu’elle n’intervient pas dans un conflit à ses frontières… Il faut donc éviter de s’emballer en expliquant, comme on le voit depuis trois semaines, que cette guerre donne un nouveau souffle à l’Otan, car c’est également ce qu’on en disait lors de la guerre du Kosovo en 1999… Il faut aussi rappeler que les propos très commentés d’Emmanuel Macron avaient précisément pour objectif de provoquer un électrochoc. Il est dommage de devoir passer par une nouvelle guerre en Europe pour s’interroger à nouveau sur l’architecture de sécurité en Europe, mais c’est bien ce que nous observons.

L’Otan en tant qu’alliance politique, ce qu’elle est au-delà du simple fait militaire, a-t-elle encore une cohérence idéologique ? Ses membres partagent-ils suffisamment la même vision du monde et de l’Occident pour agir de concert, et notamment la Turquie ?

Tout dépend de l’utilisation que l’on prête à l’Otan. Si on la voit de manière exclusive comme une organisation de défense en Europe (de ses Etats membres, pour être plus précis), ce qu’elle est, alors la cohérence est réelle, et l’Otan conserve toute sa légitimité, et le sommet de Bruxelles pour répondre de manière cohérente et collective à la crise en est la preuve, de même que le sentiment dans des pays non membres comme la Suède ou la Finlande qui repensent aujourd’hui le rapport à l’Alliance. Si on estime, comme c’est souvent le cas depuis la fin de la Guerre froide, que les objectifs de l’Otan sont plus que militaires, et incarneraient une forme de communauté de valeurs – on parle souvent de communauté transatlantique – c’est plus discutable. La « vision du monde » des Etats membres n’est clairement pas partagée. Ou alors cela signifierait que le Canada, la France ou encore l’Allemagne, par exemple, partageraient les mêmes valeurs que la Turquie d’Erdogan… Soyons sérieux. Il n’y a pas de vision partagée au sein de l’Otan, et c’est tout son problème, problème qui se traduit par l’inaction et l’engourdissement de l’Alliance, justifiant les propos d’Emmanuel Macron. Est-ce que la crise en Ukraine règle cette question et offre à l’Otan cette vision du monde partagée? La réponse est évidemment non. En conséquence, soit l’Alliance se cantonne à son rôle de sécurité en Europe et elle a encore un bel avenir, soit elle poursuit l’objectif de créer une communauté de valeurs et elle accumulera les déconvenues jusqu’à prolonger son état de mort cérébrale. Répondre à la guerre en la condamnant et en apportant un soutien à l’Ukraine est légitime et nécessaire, mais ce n’est pas une vision du monde. C’est une fois que la paix sera revenue qu’on pourra mesurer si cette vision existe et est partagée par les Etats membres, et on peut être très sceptique.

L’Europe a réalisé avec le conflit en Ukraine qu’elle avait toujours besoin de se défendre. Est-ce que cela veut dire qu’elle doit persévérer dans l’Otan et essayer de lui redonner du sens ou chercher une autre voie ?

C’est aux pays de l’UE d’y répondre, en toute indépendance. L’Otan est une machine remarquable qui a contributé de la plus éclatante des façons au maintien de la sécurité pendant la Guerre froide. Avec la fin de la bipolarité, la question de sa pertinence a été légitimement posée, et la réponse a toujours été de voir plus loin, de définir de nouvelles ambitions, de nouveaux objectifs. Mais était-ce la bonne approche? On voit avec la crise actuelle que si l’Otan reste indispensable, c’est avant tout parce qu’il n’existe pas d’alternative, pas d’initiative propre aux Européens. Elle reste donc à inventer, pour que les Européens soient à nouveaux maîtres de leur propre sécurité, et moins dépendants des grandes puissances. Cela ne signifie pas qu’une aliance doit nécessairement chasser l’autre, et que l’Otan doit disparaître au profit d’une sécurité européenne, car le lien transatlantique demeure essentiel. Mais cette crise démontre une nouvelle fois qu’une Europe mieux structurée sur les questions de défense sera une Europe plus forte et plus crédible. Dans notre rapport aux crises, à notre voisin qu’est la Russie et à notre partenaire que sont les Etats-Unis, c’est indispensable.

 

Propos recueillis par Atlantico.
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