ANALYSES

Pour les États-Unis, l’heure de la vraie facture du retrait afghan a sonné et elle se joue bien loin de Kaboul

Presse
3 février 2022
Après le retrait de ses troupes d’Afghanistan, la position des États-Unis en tant que super puissance est à nouveau remise en question. Et que cela soit avec son engagement afghan, irakien ou bien avec son abandon du traité sur le nucléaire iranien, l’engagement international du pays a pris du plomb dans l’aile. À l’heure où les États-Unis tentent de peser de tout leur poids sur la crise ukrainienne sont-ils encore crédibles pour ses alliés comme pour ses adversaires ?

La crédibilité des Etats-Unis sur la scène internationale stratégique repose sur deux facteurs. Le premier est capacitaire. Sur ce point, Washington conserve un avantage gigantesque sur les autres puissances, comme en témoigne son budget de défense, la qualité de ses équipements, l’expérience accumulée par un statut de « guerre permanente » sur des théâtres extérieurs depuis des décennies, ses innombrables bases disséminées sur tous les continents, où les systèmes d’alliances qui lui garantissent des soutiens décisifs. Sinon s’en tient aux chiffres, la crédibilité des Etats-Unis et sa capacité à peser sur le règlement des crises reste entière.

Cependant, les capacités ne suffisent pas. Le deuxième facteur servant la crédibilité de Washington est lié à la nature et l’intensité de son engagement. Il est donc politico-stratégique. Le retrait d’Afghanistan n’est pas lié à une incapacité à maintenir la sécurité dans ce pays, mais à une difficulté de plus en plus grande à justifier un engagement long de vingt ans. Un syndrome vietnamien, en quelque sorte. Si les Etats-Unis, pour des raisons qui reposent sur une multitude de facteurs internes et externes, juge préférable de ne pas s’impliquer à grande échelle, leur crédibilité peut être affectée. On le voit de nos jours dans le regard que portent les pays asiatiques sur Washington, associant volonté de maintenir un partenariat fort permettant de les protéger d’un hegemon chinois au cœur de toutes les inquiétudes, et fatalité quant à la solidité de ce partenariat qui n’apporte pas de garantie sécuritaire solide. On retrouve le même problème en Europe. Pour ses alliés, Washington reste un géant capacitaire incontournable, et dans le même temps suscité des inquiétudes quant à son engagement réel. Et s’il s’agit d’inquiétudes pour ses alliés, cela se traduit potentiellement pas des opportunités pour ses compétiteurs comme Moscou ou Pékin.

Face à cela les adversaires de l’Amérique vont-ils tenter de prendre la place du pays sur la scène internationale ? Dans quelle mesure la Russie ou la Chine profitent-elles de la situation pour placer leur pion sur le grand jeu diplomatique ?

Nous sommes entrés dans une ère de compétition entre grandes puissances, après des années post-Guerre froide qui avaient promis un nouvel ordre mondial pérenne. Dans ce nouveau paradigme, chacun cherche à renforcer son influence sur la scène internationale en faisant usage de multiples attributs de puissance, militaire, économique, diplomatique ou culturelle. La « vacance » du leadership mondial de Washington, à la fois volontaire – le retrait d’Afghanistan est une décision américaine, pas le résultat d’un échec militaire rendant impossible le maintien d’une présence militaire dans ce pays – et conséquence d’un rééquilibrage des grandes puissances, ne laisse pas indifférente ceux qui souhaite retrouver une place (Russie) ou accéder au statut de première puissance mondiale (Chine). Attention toutefois à ne pas tomber dans un binarisme déplacé. Ces puissances mettent en avant des attributs différents, et s’appuient sur une méthode très différente, tant dans les domaines d’exercice de la puissance que dans la temporalité ou l’espace. En clair, la Chine et la Russie profitent logiquement d’une situation qui leur est profitable, mais chacune à sa manière.

Biden a fait campagne sur le thème de « L’Amérique est de retour », est-ce déjà trop tard pour que le pays conserve sa place et rattrape ses erreurs  ?

Le slogan de campagne de Joe Biden était à la fois un appel au retour des institutions américaines sur la scène intérieure, après une présidence Trump critiquée par les Démocrates comme un délitement du lien population – pouvoirs publics, et sur la scène internationale, avec une diplomatie plus engagée visant là aussi à « effacer » un isolationnisme présumé des années Trump. Si le bilan est très largement critiquable sur les deux points après un an de présidence Biden, cela n’est pas tant dû à une mauvaise gestion des affairs qu’à une incapacité à comprendre les tendances profondes qui, depuis au moins deux décennies, expliquent ce « départ » de l’Amérique. En d’autres termes, on ne peut pas diriger les Etats-Unis en 2022 comme on le faisant en 1992, au lendemain de la Guerre froide et quand le leadership américain était non seulement irrésistible mais aussi loué aux quatre coins du monde. En annonçant un « pivot vers l’Asie », Barack Obama a pensé renforcer le poids de Washington dans une région ou sa présence n’était plus nécessaire, sur le terrain économique surtout. En prônant des guerres commerciales contre la Chine, Donald Trump à mené une guerre déjà perdue depuis plus d’une décennie. En rejouant la Guerre froide, Joe Biden se lance dans une croisade anachronique. Ces trois présidents américains ont, chacun à sa manière, cherche à rattraper les erreurs. Mais en niant la réalité des rapports de forces actuels, et donc en se rêvant à la tête d’un pays appartenant à un passé (les années 1990 en l’occurrence) ils ne parviennent pas à endiguer et risquent même d’accentuer le déclin, relatif mais réel, des Etats-Unis.

 

Propos recueillis par Atlantico.
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