ANALYSES

Souveraineté militaire : la crise en Ukraine, un test pour l’Europe

Presse
4 février 2022
Interview de Jean-Pierre Maulny - Les Echos
Par Jean-Pierre Maulny, directeur-adjoint de l’IRIS et Claudia Major, directrice du groupe de recherche « Sécurité Internationale » au sein du think tank allemand SWP (Institut allemand pour la politique internationale et de sécurité).

La crise ukrainienne fait planer la menace d’une guerre en Europe – mais l’Union européenne, qui se veut une puissance géopolitique, ne semble pas jouer un rôle majeur. Pourtant, ce qui est en jeu, ce sont les intérêts et valeurs européennes et d’éviter une guerre, un mot que nous avons oublié depuis 1945 notamment grâce à la réconciliation franco-allemande, la création de l’Union européenne et l’Otan. La crise actuelle constitue donc un test grandeur nature pour la capacité de l’Europe de compter sur la scène internationale – autrement dit affirmer son autonomie stratégique.


Ce concept a beau être ancré dans les documents officiels européens, nombre de pays européens le perçoivent toujours comme un concept français visant à obliger l’Europe à divorcer des Américains. Peu importe que l’accusation soit justifiée. L’important, c’est le ressenti. L’Europe n’existera que si elle veut partager un destin commun et qu’elle a le même rêve de ce destin. Il faut trouver les arguments pour convaincre et non se replier en se plaignant que les autres ont tort.


Décider de son propre sort : c’est ça, l’autonomie stratégique. Face à la Russie, la Chine, face aux effets de l’extraterritorialité des lois américaines ou aux enjeux des ruptures technologiques, l’Europe doit décider : veut-elle se soumettre aux règles définies par les autres ou définir les siennes ? Veut-elle être un sujet de la politique internationale, ou un objet dont le sort est décidé ailleurs ? L’Union pèse 18% du PIB mondial, plus de 30 % des échanges mondiaux, elle est le deuxième exportateur après la Chine. Mais elle est vue comme un nain politique. Effectivement, jusqu’à maintenant l’Europe a surtout parlé mais peu investi dans la mise en œuvre de son ambition. Pour façonner son environnement, l’Union européenne a besoin d’une capacité d’agir dans tous les domaines : le commerce, l’énergie, l’industrie, les hautes technologies, la défense.


L’objectif n’est pas d’être indépendant de quelqu’un mais d’avoir la liberté de faire ses propres choix et d’avoir les outils (militaires, économiques, politiques) de les mettre en œuvre, seule ou avec des partenaires comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis. Afin d’être un acteur crédible de la sécurité et de la défense, l’Europe doit d’abord renforcer son effort dans ce domaine. Cela consolidera la sécurité européenne et per mettra de rééquilibrer le dialogue transatlantique. L’Union européenne ne représente que 20 % des dépenses de l’Otan : difficile d’être écouté dans ces conditions.


Cela inclut aussi d’éviter les situations de dépendance ou subordination non souhaitables et non contrôlées : il faut donc développer une véritable politique de gestion des risques en matière de dépendances cri tiques. La crise du Covid-19 nous aura révélé le danger. Le domaine de la défense ne peut échapper à cette réflexion : notre survie est en jeu.


L’UE ne comptera sur la scène internationale que si elle parle d’une seule voix. Ce qu’elle fait en matière de commerce quand elle lance une procédure devant l’OMC pour défendre la Lituanie contre la Chine. Dans le monde moderne, la compétition entre les puissances a quitté le seul domaine militaire.

La défense de nos intérêts passera ainsi par notre puissance économique, commerciale technologique et régulatrice, notre capacité à exporter notre modèle culturel, le tout accompagné de capacités militaires crédibles. Ces dernières sont nécessaires même si elles ne peuvent être le cœur de notre puissance.

La crise ukrainienne constitue une épreuve décisive pour l’Europe et souligne sa faiblesse : à cause de notre incapacité à promouvoir une architecture de sécurité européenne crédible prenant en compte tous les aspects (maîtrise des armements, règlement des conflits, structure de sécurité paneuropéenne, dissuasion), la Russie préfère s’adresser aux États-Unis.

Que faire alors ? L’Europe est déjà bien équipée dans le domaine des moyens non militaires comme les sanctions. Mais elle doit être plus crédible militairement (que ce soit dans l’Otan, dans l’UE ou dans les coalitions ad hoc). Elle doit également être libre d’agir, ce qui sup pose de s’affranchir des dépendances (militaires ou non). Mais tous
ces outils n’auront un impact que si une Europe unie les utilise.

Si l’Europe ne s’affirme pas dans cette crise, celle-ci risque de donner le coup de grâce à l’idée que l’UE puisse devenir un acteur mondial.

Une tribune publiée dans Les Echos.
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