ANALYSES

La Russie n’a aucune envie de conquérir le Donbass

Presse
25 décembre 2021
Interview de Pascal Boniface - L'Echo


Si vous devez épingler un sujet géopolitique qui doit nous préoccuper plus que les autres pour l’année qui vient, quel serait-il ?




C’est la rivalité sino-américaine, qui s’est encore durcie cette année: entre Biden et Trump, il y a beaucoup de différences, mais pas celle-là. La rivalité entre Pékin et Washington est devenue le facteur stratégique le plus important, qui détermine l’ensemble des autres facteurs stratégiques. Même le retrait de Kaboul, et la débâcle que les États-Unis y ont connu, doit se lire à travers le prisme de la compétition sino-américaine, puisque les États-Unis ont déterminé que l’Afghanistan n’était pas un théâtre stratégique prioritaire et qu’il fallait s’en débarrasser pour concentrer les efforts sur la rivalité avec la Chine.




Et on voit bien qu’ils veulent y enrôler les autres pays, et notamment les Européens. Biden a fait campagne sur les critères démocratiques, et c’est en fonction de cela qu’il vient plaider, auprès des pays européens comme de ses alliés asiatiques, pour les embarquer dans ce grand duel qu’il veut mener à Pékin.


Pourtant son alliance avec l’Australie et le Royaume-Uni (AUKUS) s’est faite au prix d’une trahison du principal acteur militaire européen, la France, sur un important contrat de sous-marins. N’y a-t-il pas là une contradiction ?




Cet exemple est particulièrement significatif: les Américains ont réfléchi en ne prenant en considération que la dimension chinoise. Ils n’ont à aucun moment considéré que cela pouvait être désagréable pour les Français ou les Européens. La priorité que les Américains donnent à la Chine leur fait oublier les autres dimensions.


La menace chinoise la plus concrète désignée par les États-Unis en début d’année, c’est celle d’une invasion de Taïwan vers 2027 : est-elle crédible?




Alors que jusqu’ici les dirigeants chinois ne voulaient pas exclure une éventuelle réunification par la force, Xi Jinping a lui-même parlé de réunification pacifique. En même temps, on sait qu’il y a de nombreuses provocations militaires chinoises, des survols de l’espace aérien, des tentatives d’intrusion, etc. Mais rationnellement, on ne voit pas ce qui pourrait pousser Pékin à envahir Taïwan. Le Parti communiste chinois ne serait pas certain de gagner la guerre, et il détruirait un partenaire économique important, ce qui porterait un coup énorme à l’économie chinoise. Il ne faut pas oublier que le PCC tient en grande partie sa légitimité de la réussite économique de la Chine : si la situation économique se dégradait en raison d’une guerre, cela pourrait se retourner contre lui. Donc il y a trop d’inconnues dans cette hypothèse pour que Pékin veuille la mettre en avant.


Les États-Unis ont annoncé un boycott « diplomatique » des JO d’hiver de Pékin pour protester contre le sort que la Chine réserve aux Ouïghours. Emmanuel Macron a parlé d’une mesure insignifiante: c’est le signe que Joe Biden ne parvient pas à entraîner les Européens avec lui dans ses initiatives contre la Chine ?




Oui, et on l’avait vu dès le sommet de l’Otan et le sommet du G7 en juin, où Emmanuel Macron avait dit que pour lui l’Océan pacifique ne faisait pas partie de l’Atlantique, et qu’il était pour le moins curieux de vouloir placer la Chine au centre des conversations d’une alliance militaire atlantique. Les Allemands aussi étaient réticents. Ce qui motive avant tout les États-Unis, c’est la lutte pour la suprématie mondiale: les droits de l’Homme étaient aussi problématiques en Chine il y a deux ou trois ans, à un moment où les Américains n’en parlaient pas. En fait, le pacte entre les États-Unis et la Chine a été brisé: depuis Deng Xiaoping, les Chinois ne contestaient pas la suprématie mondiale américaine, et ceux-ci n’évoquaient pas la nature du régime chinois. Avec Xi Jinping, qui revendique haut et fort la première place sur l’échiquier mondial, le pacte a été brisé, et du coup les Américains se sentent autorisés à évoquer comme un moyen de communication la nature du régime chinois – qui une fois encore était la même auparavant et qu’ils évoquaient nettement moins.





Vous n’avez pas choisi la Russie comme premier sujet de préoccupation. Des dizaines de milliers de soldats russes aux frontières de l’Ukraine, les États-Unis qui disent s’attendre à une incursion début 2022: ce n’est pas pour l’Europe un sujet de préoccupation aussi grave que celui de la rivalité sino-américaine?




Non, d’une part parce que la Russie n’a pas les moyens de la Chine, et d’autre part, parce qu’il y a une sorte d’hystérisation de la politique américaine à l’égard de Moscou. Qu’il y ait des soldats russes massés à la frontière, ça n’est pas nouveau. La Russie n’a aucune envie de conquérir le Donbass, dont elle ne saurait pas faire grand-chose. Par contre, elle a très envie de maintenir des pressions sur l’Ukraine pour l’amener à des concessions dans l’application des accords de Minsk.


On peut penser pour les Américains, mettre en avant le danger russe est une façon de resserrer les rangs après la débâcle de Kaboul, qui a été très douloureusement ressentie par les pays européens comme un abandon en rase campagne. Les dépenses militaires russes, c’est 60 milliards de dollars par an. Les pays européens font des dépenses de 240 milliards de dollars, on voit bien qu’il y a une exagération de la menace. Même si bien sûr rien n’est certain, tout peut déraper.




La Belgique pourrait envoyer 250 militaires dans la mission Takuba, des forces spéciales européennes au Mali. Mais on voit bien que la France s’interroge sur sa présence dans ce pays: comment voyez-vous évoluer cet engagement ?




C’est clair qu’il y a une interrogation, et que les évolutions récentes du régime malien l’appuie. L’intervention française était très populaire dans la région au départ, elle l’est nettement moins. Les Français pensent que c’est dû à des manipulations de l’information de la part des Russes et du régime, mais il n’y a pas que ça. Ici comme ailleurs, qu’une présence militaire qui se prolonge un peu trop perd de sa légitimité.




Les mercenaires russes de Wagner pourraient-ils finir par remplacer la présence européenne au Mali ?




On ne peut pas partir uniquement parce que Wagner arrive, mais je pense que l’on peut réexaminer le dispositif. Cela dit, je ne suis pas sûr que Wagner soit capable d’apporter un ensemble de solutions aux défis du Mali, singulièrement en matière de développement et de constitution d’un État de droit et de services régaliens sur l’ensemble du pays. Mais on voit qu’il y a une avancée russe très forte. Wagner avance avec l’exemple syrien, en disant: regardez, nous on n’abandonne pas nos alliés lorsqu’il y a un coup dur. C’est effectivement populaire pour certains régimes.




Assiste-t-on à l’émergence d’une Europe stratège ?




Il y a une prise de conscience de l’Union européenne, cette affirmation de la vocation « géopolitique » de la Commission. Et les pays européens traditionnellement les plus atlantistes ont bien vu que même avec Biden il y a une volonté américaine de se désengager. L’Europe est contrainte de plus s’imaginer par elle-même. Mais il y a des gens qui craignent toujours que si on s’engage de trop, on va précipiter ce que l’on craint: un lâchage américain. Donc on voit que les choses bougent, mais lentement.







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