ANALYSES

La Chine scellera-t-elle une alliance avec le monde musulman ?

Presse
5 novembre 2021
Interview de Emmanuel Lincot - FigaroVox

Avant d’interagir avec l’Islam à l’étranger, c’est surtout chez elle que la Chine est en contact avec le monde musulman, en particulier au Xinjiang. Quels sont les enjeux qui traversent cette région dans l’histoire des relations sino-musulmanes ?


Le Xinjiang est un champ de forces opposant, au XIXe siècle, les puissances impériales russe, anglaise et chinoise dans le contexte du «Grand Jeu». Signifiant littéralement la «nouvelle frontière», cette région est pour Pékin un front pionnier.


Dès l’époque des Han (IIe siècle avant notre ère), elle est convoitée car elle ouvre la Chine à la fois vers l’Asie centrale et le monde indien. Elle reste à ce jour peuplée par une majorité turcophone et ouïgoure. L’histoire de ce peuple est prestigieuse et son rayonnement coïncide au haut Moyen-Âge avec un affaiblissement des puissances arabo-persane (dynastie des Abbasides) et chinoise (dynastie T’ang). Cette région aura vu naître une dynastie turque impériale, celle des Qarakhanides, la première à se convertir à l’islam au XIIe siècle. Leur capitale, Kachgar, en conservait la mémoire. Le gouvernement chinois l’a délibérément détruite. Cette destruction participe d’une sinisation à marche forcée de la région.


Voie de passage, le Xinjiang, longtemps appelé le Turkestan par les Européens, est – on l’aura compris – une région carrefour entre les civilisations. Bien avant les invasions arabo-musulmanes, elle est traversée par les marchands sogdiens et avant eux les Kouchans qui vont transmettre depuis l’Inde et vers le monde chinois les fondements de la doctrine bouddhiste et de ses arts. C’est évidemment par ces mêmes itinéraires que transiteront missionnaires et marchands convertis à l’islam en pénétrant les points névralgiques de la Chine, et notamment Chang’an (actuelle Xi’an), capitale de l’empire pendant un millénaire.


Aujourd’hui, le Xinjiang constitue l’axe-pivot des intérêts stratégiques chinois. Sa sécurisation s’avère cruciale pour le développement du projet des Nouvelles Routes de la Soie et pour maintenir les échanges économiques avec l’Union Européenne, son premier partenaire commercial. Cette province trouve son prolongement à travers le corridor stratégique sino-pakistanais, établi depuis 2015, et reliant via le port de Gwadar à Kachgar par un réseau de pipe-lines la connectant au Moyen-Orient et ses hydrocarbures (Arabie Saoudite et Iran). C’est là une réponse chinoise au dilemme de Malacca et aux risques de blocus auxquels la Chine pourrait être confrontée. Ce corridor suit un cours parallèle à celui reliant, plusieurs milliers de kilomètres plus à l’est, la Chine au golfe du Bengale via la Birmanie, lequel ménage par ailleurs à la Chine une profondeur stratégique dans toute une partie de l’océan Indien.


Vous pointez un paradoxe dans le livre : l’islam est aujourd’hui majoritairement asiatique alors que ses mythologies politiques sont inspirées d’un creuset arabo-musulman à forte dimension identitaire…


Nos préjugés nous conduisent souvent à associer l’islam au seul monde arabe. Or l’islam est aujourd’hui majoritairement asiatique. La Chine est donc tout particulièrement concernée par ce phénomène aussi bien sur son propre territoire qu’à l’étranger.


Protéiforme, l’islam ne véhicule pas moins un certain nombre de référents linguistiques et mythologiques que partagent l’ensemble des peuples convertis. À commencer par l’arabe. Langue de la Révélation, langue du Coran, l’arabe structure car elle est la langue de la foi mais elle place aussi tout croyant non arabe en une sorte d’exil chez soi, au plus proche. Être un étranger chez soi : un impossible séjour, pourtant bien réel.


Cette situation dit aussi une condition de l’homme moderne. Car, que l’on soit Ouïgour, Pachtoune ou Pendjabi c’est-à-dire issu d’un islam asiatique aujourd’hui en effet majoritaire, les «mythologies politiques» – au sens où les définissaient Raoul Girardet – et auxquels l’on adhère sont inspirées d’un creuset arabo-musulman qui s’est forgé pour le Prophète et ses compagnons dans l’épreuve. Celle d’une exclusion et, pour les membres de la communauté comme les États musulmans s’y référant, cet acte fondateur reste un marqueur identitaire. C’est notamment l’épisode de l’Hégire et de l’exil à Médine où se formera à son instigation la première théocratie islamique. C’est aussi l’un des mythes fondateurs les plus importants de la pensée politique musulmane à partir duquel se rejouera d’ailleurs le destin des peuples pakistanais et palestinien (exil des Mohajirs (1947) pour les premiers, Nakba, un an plus tard, pour les seconds). C’est en cela que réside la force de l’islam que de parler à tous d’une histoire commune qui est pourtant vécue par chacun différemment.


Comment appréhendez-vous le traitement des Ouïgours actuellement en Chine ? Cette situation ne l’handicape-t-elle pas dans ses relations avec les pays du Proche Orient ?


La situation est terrible. Un million de Ouïgours sont incarcérés dans des camps de travail et de rééducation. Loin d’y avoir renoncé, le régime de Xi Jinping renoue avec une pratique totalitaire de sinistre mémoire et qui était celle initiée par son lointain prédécesseur, Mao Zedong. Lavage de cerveau, sévices psychologiques, torture et stérilisation des femmes ont été pointés du doigt par plus d’une organisation internationale.


Ces répressions ont redoublé d’intensités mais elles sont en réalité anciennes. La Révolution culturelle (1966-76) avait été particulièrement violente et même si une phase de répit avait pu être observée avec les réformes initiées par Deng Xiaoping, dans les années quatre-vingt, celles-ci ont repris après l’effondrement de l’URSS voisine, en 1991. Velléités d’indépendance pour les uns, retour à la tradition pour d’autres vont légitimer en retour le choix d’un «frapper fort» (yan da), nom de la politique mise en œuvre par Pékin.


La radicalité de part et d’autre va donner lieu, quelques mois seulement avant les attentats du 11 septembre 2001, à la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Son bureau de renseignement, basé à Tachkent, permet aux membres de ladite Organisation de lutter contre le «séparatisme», l’«indépendantisme», l’«extrémisme» et d’extrader toute personne dissidente ou recherchée auprès des autorités de police chinoises. Les moyens mis en œuvre sont donc considérables mais ce que redoute avant tout Pékin, c’est l’existence de maquisards ouïgours radicalisés, comme ceux ayant rejoint l’ETIM, un groupuscule terroriste proche de Daech, dans des régions difficiles d’accès et que convoite Pékin par des alliances de revers. D’où l’empressement du gouvernement chinois de vouloir reconnaître le régime des Talibans, comme il l’avait d’ailleurs fait de 1996 à 2001.


Quelles sont ces régions potentiellement crisogènes pour les intérêts chinois ? Le Cachemire, le Baloutchistan, l’Afghanistan et le Tadjikistan, là même où dans la région du Gorno-Badakhchan, l’armée chinoise a aménagé un centre militaire appelé à grandir. Bien que ses activités soient discrètes, elles offrent à la Chine une profondeur stratégique et lui permettent de tenir à la fois en respect l’Inde, qui renforcera vraisemblablement sa présence, quant à elle, autour de la base aérienne tadjike d’Ayini, laquelle s’est avérée particulièrement utile lors de l’évacuation de ressortissants indiens depuis Kaboul à partir du 15 août dernier.


Par ailleurs, la question ouïgoure reste taboue pour ce qui concerne les relations entre la Chine et les pays du Moyen-Orient. L’islam y est moins un enjeu spirituel que politique. Les Chinois l’ont d’ailleurs parfaitement intégré. En cela, la grille de lecture que les Occidentaux ont adoptée et selon laquelle, pour reprendre le langage d’un Gilles Kepel, il existerait une «ligne belligène» entre les mondes chiite et sunnite, n’a, vu de Pékin, aucune pertinence. Au reste, que pèse la question ouïgoure face aux milliards du projet des Nouvelles Routes de la Soie ? En vérité, pas grand-chose. Seuls les Occidentaux en ont fait leur cheval de bataille alors que le sort des Mongols ou des Tibétains semble oublié et que ni Washington ni Bruxelles ne se prononcent sur les exactions commises contre les chrétiens en Chine même.


Un des grands moments de convergence géopolitique du monde chinois et du monde musulman a lieu durant la Guerre Froide avec le mouvement des non-alignés. Est-ce d’abord par l’existence d’un ennemi commun – l’Occident – que ces deux mondes sont amenés à converger ? Et que reste-t-il aujourd’hui de l’esprit de Bandung ?


Bandung (1955), nom d’une conférence organisée par le Président indonésien Sukarno, et l’émergence des «non-alignés» consacrait déjà, en pleine guerre froide, une division idéologique entre Moscou et Pékin. Deux entités communistes aussi distinctes que rivales se partageaient désormais le leadership du Tiers-Monde. Le soutien à la cause palestinienne par Mao Zedong reste en cela un cas d’école. Et il n’est pas le seul. Bien en amont, le soutien révolutionnaire et la tactique de guérilla participaient de cette «troisième voie» que Pékin entendait promouvoir contre les puissances coloniales française et britannique mais aussi contre Israël, vigoureusement critiqué pour son intervention à Suez, en 1956.


Plusieurs leviers furent alors actionnés : ressentiment anti-occidental avant tout et sympathie marxiste dans une bien moindre mesure ; l’atavisme religieux des élites musulmanes jouant ici à contre-courant d’un athéisme inhérent au régime communiste chinois. Idiots utiles, ou antisémites notoires, tel le grand Mufti de Jérusalem, furent alors approchés par le Front Uni et d’autres officines du Parti Communiste chinois. Brouillage des pistes et entrelacs croisant des filiations idéologiques parfois radicalement opposées entre elles permirent à Pékin de rallier bien des suffrages.


L’extrême gauche ne fut pas la seule obédience à être sollicitée. Depuis cette nébuleuse, Pékin dégagea un consensus entre radicaux de toutes obédiences. Ce consensus, toujours mutant n’en est pas moins actif à ce jour. Il vise à créer une alternative, et de nature souvent révisionniste, au discours occidental dominant, que ce soit sur la question ouïgoure ou celle des droits de l’homme.


Ne s’agit-il pas d’une autre forme de guérilla ? Née de ces opérations aussi furtives qu’incisives et s’exerçant souvent dans des milieux cultivant leur propre marginalité, cette guérilla se nourrit de mots et de postures. Elle fournit la preuve la plus éclatante de ces formes de conditionnement à la fois psychologique et existentiel, lequel est toujours subordonné à la définition de l’ennemi.


L’esprit de Bandung reste prégnant dans tous les communiqués chinois adressés à ce jour aux pays arabes ou africains car il est la première participation active de peuples qui se considèrent comme humiliés par l’histoire. Tous discutent de l’iniquité du système westphalien imposé par les Occidentaux qui les rejettent en parias et ne tiennent pas compte de leurs propres singularités non plus que de leur choix de développement. Hasard du calendrier : un certain Claude Lévi-Strauss publie la même année Tristes tropiques. Lentement le regard des Occidentaux sur leurs anciennes colonies sera amené à changer. L’écrivain Léopold Sédar Senghor décrira Bandung comme une gigantesque «levée d’écrou» et la promesse d’un avenir meilleur pour ces pays du Sud, la plupart ayant été fraîchement décolonisés. En cela, Bandung demeure un mythe.


Aujourd’hui, comme il y a mille ans, les relations entre la Chine et le monde musulman se structurent autour d’un concept majeur : les routes de la soie, désormais appelées Nouvelles Routes de la Soie. Peut-on dire que c’est une constante de leur histoire ?


Oui. Sans pour autant parler de déterminisme géographique, les itinéraires initialement sont les mêmes. Mais ce qui change, c’est le rapport à la technique, l’effacement des distances et les enjeux posés par le numérique. Il a fallu attendre l’élection d’Emmanuel Macron pour qu’en France les plus hautes autorités de l’État saisissent enfin l’importance des Nouvelles Routes de la Soie.


Savons-nous y répondre d’une manière pour autant adéquate en souscrivant au projet concurrent de l’Indopacifique tel que l’ont défini Washington et ses plus proches alliés de l’«anglosphère» ? Évidemment non, et la dénonciation du contrat de vente de nos sous-marins par l’Australie nous rappelle avec force la divergence entre chacun de nos angles de vue. Car cette logique de confrontation avec la Chine est étrangère à l’histoire que nous entretenons sur la longue durée avec ce pays. Aussi, faut-il maintenir des liens avec la Chine et ce, pour préparer l’avenir. C’est le travail des universitaires notamment. Ils sont a priori moins prisonniers de leurs fonctions que ne le sont les diplomates ou les militaires et doivent maintenir ainsi des canaux de communication. Y compris avec Taïwan, en l’occurrence ; île avec laquelle des parlementaires européens pratiquent une forme de diplomatie informelle. Elle s’avère très nécessaire dans le climat de tensions que nous savons. Pourvu qu’elle soit suivie d’actions concrètes. Dire comme l’a fait l’un de nos députés récemment auprès de ses hôtes taïwanais qu’ils «ne sont pas seuls» est émotionnellement sympathique. Mais il n’a pas plus d’effet que la rosée sur les pétales d’une fleur au petit matin !


La France du général de Gaulle avait reconnu la République populaire de Chine, et cultivait une proximité avec le monde arabe. Qu’en est-il aujourd’hui de notre positionnement par rapport à ces deux mondes ?


De Gaulle a toujours fait le pari du temps long. Il se refusait de parler de l’URSS par exemple mais bien de la Russie. Pourquoi ? Parce qu’il existe une certitude gaullienne selon laquelle les hommes et les régimes passent tandis que les pays demeurent. Si de Gaulle a reconnu la Chine en 1964 ce n’est certainement pas par sympathie communiste mais bien parce qu’il comprenait que l’on ne pouvait guère agir autrement. Poids de la démographie, maîtrise de l’arme nucléaire par Pékin la même année, contrepoids pouvant être utilisé à l’hégémonie soviétique : tous ces facteurs ont concouru à cette décision… De même pour le monde arabe avec lequel des relations devaient être privilégiées pour le soustraire à l’emprise soviétique et pour des raisons plus pragmatiques encore : la garantie d’un accès au pétrole.


Le gaullisme c’est à la fois une visée stratégique, de long terme donc, et une approche très pragmatique des relations internationales. Lorsque de Gaulle parlait auprès de ses interlocuteurs chinois et arabes c’était au nom de la France. Aujourd’hui, nos dirigeants le font au nom de la République, de la laïcité, des droits de l’Homme. C’est évidemment inaudible. Donc inefficace.


Non seulement notre logiciel est obsolète mais nous avons multiplié les angles morts dans nos choix diplomatiques. Nous avons perdu le sens à donner à une hiérarchisation de sujets sans doute prioritaires. Le Pakistan, l’Asie centrale, l’Iran sont des enjeux considérables que nous avons délaissés, par exemple, et au profit de la Chine seule. Nous sommes empêtrés dans des préjugés idéologiques qui nous isolent et nous aliènent. La France sera à la tête de la présidence de l’Union Européenne d’ici quelques mois. C’est là une occasion de se reprendre en main, de se réinventer, de recouvrer toute sa hauteur de vues.


Mais pour cela, nous devons renouer avec des pratiques qui furent celles des Grecs, mettant la métis (l’art de la ruse) au cœur de nos pratiques. Relisons Machiavel, travaillons à la compréhension des peuples, de leurs langages (pari difficile quand on sait que l’Académie française mène un combat d’arrière-garde sur la «préservation» de notre très contestable monolinguisme national…) cachons notre intelligence – laquelle est souvent synonyme à l’étranger d’arrogance – et nous saurons briller d’un tout autre éclat !


 

Propos recueillis par Léo Satgé pour FigaroVox.
Sur la même thématique
Quel avenir pour Taiwan ?