ANALYSES

Où va la Turquie d’Erdogan ?

Interview
28 octobre 2021
Le point de vue de Didier Billion


Menace de renvoi de 10 ambassadeurs, situation économique dégradée, popularité en baisse, le président Erdogan se retrouve dans une situation inédite. À deux ans des élections présidentielles et législatives, son avenir politique est incertain. Peut-il se maintenir au pouvoir ? L’opposition est-elle assez forte pour lui infliger une défaite ? Le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS.

Quelle est la situation économique de la Turquie ? Quelles explications Erdogan fournit-il ?

La situation économique est aujourd’hui très dégradée. La Turquie est touchée par une inflation qui augmente de façon nette, avoisinant actuellement les 20% en glissement annuel. C’est une situation nouvelle qui ne s’était pas produite depuis fort longtemps dans le pays. Or, une telle situation inflationniste est traumatique pour nombre de citoyens. Elle rappelle en effet à une partie de la population une époque où l’inflation, alors nettement supérieure à 20%, avait généré des troubles sociaux et de fortes turbulences politiques. De plus, si le chômage est officiellement évalué autour de 15% de la population active, il est certainement en réalité nettement plus élevé. Nous savons que la Turquie possède une économie informelle significative, ainsi, en intégrant les saisonniers et les personnes ne cherchant pas de travail, le taux de chômage avoisinerait les 28%. Enfin, le PIB par habitant est passé de 12 000$ en 2013, à un peu moins de 9000 $ en 2020. La situation économique du pays est donc préoccupante.

Outre les fortes contraintes extérieures qui pèsent sur le pays, notamment pour ce qui concerne l’approvisionnement en hydrocarbures dont la Turquie est totalement dépendante, cette situation est aggravée par les décisions politiques prises. En effet, le président Erdogan s’est improvisé économiste en chef, prenant une série de décisions singulières : renvoi des directeurs adjoints de la Banque centrale ; injonction à la direction de la Banque centrale, qui de ce fait n’est aucunement indépendante, de baisser le taux d’intérêt directeur ce qui entraina une dévaluation de facto de la livre turque. Recep Tayyip Erdogan affirme contrôler la situation et rejette la faute sur d’autres acteurs. Ainsi il s’en est récemment pris aux « supermarchés qui pratiquent des prix trop importants », mais aussi, de manière plus inquiétante, sur « les forces obscures qui veulent affaiblir la Turquie », ou sur « le lobby des taux d’intérêt » qui attaquerait la Turquie sournoisement.

La Turquie est donc confrontée à une situation objectivement difficile pour les citoyens turcs qui ont de plus en plus de mal à boucler les fins de mois. Ils voient le pouvoir politique, par ses décisions erratiques, amplifier leurs difficultés.

Comment cette situation économique rejaillit-elle sur la vie politique de la Turquie à deux ans des élections présidentielles et législatives ?

La situation politique dépend en effet largement du contexte économique. Aujourd’hui, le président turc n’arrive plus à convaincre tout son électorat que demain les choses iront mieux. On se souvient qu’il y a eu un souffle favorable à R. T. Erdogan dans les premières années où il était au pouvoir et durant lesquelles il traçait des perspectives enthousiasmantes pour le pays, mais cette situation est désormais derrière lui. En termes politiques, cela lui pose un défi d’importance alors que les échéances électorales de 2023 approchent à grands pas.

De fait, les sondages d’opinion créditent l’AKP d’environ 30% d’intentions de vote, loin des dernières présidentielles de 2018 qu’avait remportées Erdogan au premier tour avec près de 53% des suffrages exprimés. Pour faire face à cet affaiblissement, Erdogan doit désormais renforcer son alliance avec le Parti d’action nationaliste, parti d’extrême droite raciste et xénophobe crédité d’un peu moins de 10% d’intentions de vote.

Le grand défi de ces élections concerne l’opposition qui a enfin l’opportunité de battre R. T. Erdogan après plus de 20 ans de règne. Pour ce faire, elle devra constituer un front commun, constitué du parti kémaliste, le Parti républicain du peuple, et le Bon parti qui se situe au centre droit. Ces partis ont déjà noué une alliance électorale lors des municipales de 2019, et avaient ainsi remporté un nombre de villes du pays. On se souvient notamment que le Parti républicain du peuple a alors conquis Istanbul et Ankara. Aujourd’hui, l’opposition est créditée de 39% d’intentions de vote et se trouve donc aux coudes à coudes avec l’alliance menée par le président Erdogan. L’enjeu est donc pour elle d’élargir sa coalition à d’autres petits partis d’opposition, ce qui est en passe de se concrétiser. Une plateforme vient en effet d’être créée, rassemblant quatre partis supplémentaires. Elle pourrait permettre à l’opposition de remporter les élections face à un président de plus en plus affaibli.

Les partis d’opposition se retrouvent notamment sur le projet d’une réforme constitutionnelle visant le rétablissement d’un régime parlementaire. Depuis le coup d’État manqué de 2016, R. T. Erdogan a en effet instauré, par voie référendaire en 2017, un régime présidentiel lui conférant des pouvoirs élargis. Il a notamment supprimé le poste de Premier ministre et se trouve donc à la fois chef d’État, chef du gouvernement et chef du parti majoritaire au Parlement.

Une autre singularité de la vie politique turque concerne la loi du barrage électoral des 10%, système particulièrement inique instauré après le coup d’État militaire de 1980. En raison de cette loi, les partis obtenant, au niveau national, moins de 10% aux législatives n’obtiennent aucun député alors que ceux qui atteignent 10,01% des suffrages peuvent atteindre la représentation parlementaire. Cette loi avait permis à l’AKP, lors de sa première victoire en 2002, d’atteindre 65% de la représentation parlementaire avec 34% des suffrages exprimés, profitant alors d’un morcellement des voix des autres partis. Aujourd’hui, cette situation pourrait se retourner en son contraire pour le parti de R. T. Erdogan qui se retrouverait alors extrêmement affaibli lors des prochaines législatives si l’opposition parvenait à s’unir. L’avenir de cette loi qu’il est actuellement question de réformer constitue donc un des grands enjeux des prochains mois.

Dix ambassadeurs ont récemment été menacés d’expulsion de Turquie, accusés d’ingérence dans les affaires intérieures du pays par le président turc. Quelle est la signification de cette crise qui s’est finalement résorbée sans expulsion ?

Il est frappant d’observer actuellement en Turquie une atmosphère d’extrême polarisation. Pour autant, rien ne semble écrit à l’avance. R. T. Erdogan est un redoutable dirigeant politique qui utilisera tous les moyens pour rester au pouvoir.

Pour revenir à la question, dix ambassadeurs ont en effet publié un communiqué commun le 18 octobre pour demander un procès équitable et la libération d’Osman Kavala. Ce dernier est un mécène influent qui a mis une partie de sa fortune au profit de diverses causes et qui se trouve en prison depuis maintenant quatre ans. Homme de dialogue, partisan d’une réconciliation avec les Arméniens, d’une solution politique à la question kurde, cet homme est l’antithèse de ce que représente Erdogan et c’est très certainement pour ce qu’il symbolise qu’il reste en prison sans pour autant que des preuves tangibles soient fournies quant aux faits dont il est accusé.

En réaction à ce communiqué des ambassadeurs, le président turc a dénoncé une ingérence intolérable dans les affaires de justice et a déclaré ces derniers personae non gratae. Une solution de compromis a finalement heureusement été trouvée et aucune expulsion n’a été prononcée.

Au vu de la polarisation actuelle, on peut s’attendre à ce que la Turquie connaisse d’autres affaires de ce type visant pour Erdogan à essayer de stopper l’hémorragie de son électorat en agitant la fibre nationaliste pour resserrer les rangs.

Les affaires se multiplient en attendant. Au printemps dernier, un des chefs de la mafia turque, Sedat Peker, réfugié aux Émirats arabes unis, s’est lancé dans la diffusion de podcasts quasi quotidiens dans lesquels il dénonçait nominalement les collusions entre des mafieux et des hommes du pouvoir parfois proches de R. T. Erdogan. La presse d’opposition a, quant à elle, récemment dénoncé la Fondation de la jeunesse turque, dirigée par le fils du président turc, Bilal Erdogan, d’entretenir des liens étroits avec les confréries religieuses et de placer les membres de ces dernières au sein de l’appareil d’État. Bref, l’atmosphère est malsaine, sans parler des rumeurs persistantes de corruption.

Pour autant, rien n’est encore acté et les élections sont dans 18 mois. Beaucoup d’observateurs considèrent que le président turc pourrait encourir de nombreux problèmes judiciaires s’il venait à être battu. C’est pourquoi tous les coups seront permis dans les mois à venir. L’issue de ces élections dépendra donc de la capacité de l’opposition à proposer un projet alternatif mobilisateur capable de relancer la Turquie vers des perspectives d’avenir. En cas de victoire de ladite opposition, la tâche sera ardue, car il y aura beaucoup à reconstruire dans de nombreux domaines relevant y compris du régalien.

Enfin, le rôle de l’armée doit aussi être pris en considération. Suite au coup d’État raté de juillet 2016, on se souvient que celle-ci a connu une purge massive avec par exemple 45% des généraux mis en retraite anticipée. Si elle se fait aujourd’hui discrète, elle semble s’être réorganisée. L’actuel ministre de la Défense, et ancien chef d’État-major de l’armée au moment du coup d’État manqué de 2016, est un homme de pouvoir, qui a réussi à restructurer l’armée en procédant à une série de nominations. Aussi, l’armée aura un rôle déterminant à jouer en 2023, quel que soit le vainqueur des élections.
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