ANALYSES

« Pour la Chine, il est crucial d’être présent dans l’Océan indien »

Pourquoi l’Océan Indien est-il crucial dans la géopolitique mondiale ?


L’Océan Indien apparaît comme un espace maritime crucial dans la géopolitique mondiale de part ses enjeux géo-économiques. En effet, il concentre un tiers du commerce international et il constitue un espace de transit vital pour l’économie mondiale car il est caractérisé par des goulets d’étranglement stratégiques comme le détroit de Malacca, en Asie du Sud-Est ou le détroit du Bab el Mandeb (« La porte des pleurs » en arabe), en Asie du Sud-Ouest, qui rendent les flux maritimes vulnérables. Pour ne parler que de la France, près de 40 % de ses importations hors-Union européenne – essentiellement pétrolières – et 34 % de ses exportations hors-Union européenne transitent par l’Océan Indien[1]. Concernant ce dernier, il existe en Chine un fort courant de pensée renvoyant paradoxalement à la géopolitique du stratège naval américain Alfred Thayer Mahan (1840-1914) développée dans The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783. (L’influence du Sea Power dans l’Histoire, 1660-1783) et selon lequel : « Celui qui contrôle l’Océan Indien contrôle l’Asie. L’Océan Indien est la voie de passage pour les sept mers du monde. La destinée du monde au XXIème siècle sera déterminée par l’Océan Indien » [2]. Pour la Chine, il est crucial d’être présent dans l’Océan Indien par lequel passent les routes maritimes reliant l’Asie orientale au Moyen-Orient et à l’Afrique pour l’accès aux matières premières (pétrole et ressources minières) ainsi que vers l’Union européenne, un des principaux marchés d’exportation des biens manufacturés Made in  China. L’Océan Indien est de fait devenu le centre de gravité des échanges maritimes et de la croissance mondiale


Est-il pertinent de parler de lui aujourd’hui comme d’un « nouveau centre du monde » ?


Sans doute, à tel point que la terminologie d’« Indo-Pacifique » s’est récemment imposée comme vocable pour désigner cette région charnière du monde en tant qu’extension de l’« Asie-Pacifique » prépondérante jusqu’à la fin du XXème siècle. Une évolution terminologique qui ne plait pas forcément à la Chine qui évite même délibérément d’utiliser le concept d’« Indo-Pacifique », même si elle est de plus en plus présente dans l’Océan Indien. Le vocable n’apparaît ni dans le Livre blanc consacré à la région publié en 2017, ni dans le document consacré à la stratégie à la défense chinoise publié en juillet 2019. C’est dire. Cette appellation n’est pas totalement nouvelle car le concept géopolitique apparaissait dans la géopolitique allemande de Karl Haushofer (1869-1946) dans sa Zeitschrift für Geopolitik (Revue de Géopolitique) publiée à partir des  années 1920, voire de manière plus ou moins explicite dans la géopolitique de l’Indien Kavalam Madhava Panikkar (1895-1963) dans The Strategic Problems of the Indian Ocean publié en 1944, et enfin dans India and the Indian Ocean: an essay on the influence of sea power on Indian history publié l’année suivante. Mais ce qui gêne la Chine dans cette appellation, c’est qu’elle n’est pas « sino-centrée » comme dans le cas d’« Asie-Pacifique », même si sans la Chine, il ne saurait y avoir d’ « Indo-Pacifique ». Il n’est pas anodin de relever que début 2018, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, avait qualifié la notion d’« Indo-Pacifique » d’idée « accrocheuse » mais qui serait appelée à bientôt « se dissoudre comme l’écume de l’Océan ». La notion d’« Asie-Pacifique » – une terminologie qu’utilisait encore Hillary Clinton, alors Secrétaire d’Etat du président Barack Obama, dans son discours sur le « Pivot » vers l’Asie publié dans la revue Foreign Policy le 11 octobre 2011[3] -, présentait l’avantage pour Pékin d’exclure le rival « émergent » qu’est l’Inde. Ce que ne fait plus celle d’ « Indo-Pacifique » qui désigne une aire maritime s’étendant d’un océan à l’autre – à l’origine de la formule du Premier ministre japonais Shinzo Abe parlant dès 2007 de futatsu no umi no majiwari (« confluence des deux mers ») – et dans laquelle des puissances « non-asiatiques » ont vocation à prétendre jouer un rôle de premier plan. Il demeure que, nonobstant ce que peut en penser Pékin, ce concept est devenu une sorte de « marqueur » géopolitique depuis les années 2010 et qu’il structure de plus en plus le discours géo-stratégique de nombre de pays de la région, voire bien au-delà. Les Etats-Unis ont rebaptisé depuis le 30 mai 2018 leur United States Pacific Command en United States Indo-Pacific Command avec à sa tête l’amiral Philip S. Davidson et auquel vient de succéder le 30 avril 2021 l’amiral John C. Aquilino, prônant une logique de dissuasion renforcée face à la montée de la puissance chinoise. Et en Europe, la France qui dispose, en raison de ses territoires à la fois dans l’Océan Indien et dans le Pacifique, de la deuxième ZEE (Zone économique exclusive) au niveau mondial, a été l’un des premiers pays de l’Union européenne à faire de l’« Indo-Pacifique » une de ses priorités stratégiques comme il est ressorti du discours du président Emmanuel Macron du 2 mai 2018 à Garden Island à Sydney (Australie)[4], lorsqu’il a évoqué « un vrai nouvel ordre géostratégique » avec l’Inde comme acteur géopolitique majeur. En précisant : « Ce nouvel axe Paris-Delhi-Canberra est absolument clé pour la région et nos objectifs communs dans la zone indo-pacifique ». A ce titre, le dialogue trilatéral entre ministres des Affaires étrangères de France, d’Australie et d’Inde qui s’est tenu le 13 avril 2021 dans la capitale indienne New Dehli pour renforcer la sécurité maritime et collaborer plus étroitement sur des défis communs dans la région Indo-Pacifique, s’inscrit dans le prolongement de cette nouvelle vision géostratégique[5] et qui n’est pas considérée favorablement du côté de Pékin pour les raisons susmentionnées. C’est un euphémisme.


Existe-t-il un certain équilibre entre tous les acteurs de la région ?


La question mérite effectivement d’être posée dans la mesure où prévaut une multitude d’acteurs géopolitiques majeurs en situation de rivalité pour faire prévaloir leurs intérêts respectifs. Cela s’inscrit directement dans le contexte de l’inexorable montée en puissance de la Chine dans la zone. Il y a – à tort ou à raison – la perception inhérente à cette dynamique d’une insécurité qui augmente pour les puissances régionales ou extra-régionales qui sont parties prenantes de cette vaste aire maritime sous-tendue par une structuration stratégique multipolaire. Il s’agit en réalité rien moins que de faire contrepoids à la puissance grandissante du « dragon chinois », notamment via la structure des pays du QSD/QUAD (Quadrilateral Security Dialogue/« Dialogue quadrilatéral pour la sécurité »), une sorte de coopération informelle entres le Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde développée à partir des années 2000, mais au sein de laquelle l’Inde et l’Australie ont mis un certain temps à s’engager activement, craignant de compromettre leur traditionnelle politique d’équilibre vis-à-vis de la Chine[6] . Le fait que ces quatre nations (trois sur l’Océan Pacifique dont l’une, l’Australie, sur les deux océans[7] et l’Inde sur l’océan Indien) soient parvenues à formaliser un dialogue renouvelé sur la sécurité régionale, en dépit même de la désapprobation affichée de la Chine, constitue l’expression de leur détermination avérée de faire pièce à de supposées velléités hégémoniques chinoises. Du 17 au 20 novembre 2020 ont eu lieu les exercices militaires « Malabar », les premières manœuvres militaires communes de haut niveau – notamment avec les porte-avions américain Nimitz et indien Vikramadiya, navire amiral de la flotte de New Delhi, effectuées par le QUAD après un précédent en 2007. Le communiqué conjoint, publié après le sommet du 12 mars 2021, constitue la marque de l’approfondissement de cette structure géopolitique se présentant comme une alternative « démocratique » aux prétentions chinoises dans la région[8] : « Nous aspirons à une région libre, ouverte, inclusive, saine, ancrée dans les valeurs démocratiques et non-contrainte par la coercition ». Il s’agit donc de faire prévaloir l’idée d’un ordre régional indo-pacifique ouvert et fluide sans hypothèque hégémonique. Un élément rassurant réside peut-être dans le fait que l’« Indo-Pacifique » est sans doute une région trop vaste et trop hétérogène pour qu’une seule puissance soit à même de prétendre la dominer même si les risques de confrontation ne sont pas absents. La première réunion en présentiel des dirigeants du QUAD s’est trouvée programmée à Washington pour le 24 septembre 2021. Une semaine auparavant, était faite l’annonce-surprise le 16 septembre 2021 d’une nouvelle « Triple Alliance » militaire anglo-saxonne dénommée Aukus (pour Australia – United-Kingdom – United States) pour contrer les velléités chinoises dans la zone du Pacifique occidental même si cela n’est pas dit explicitement.


Dans quelle mesure l’Océan Indien constitue-t-il un futur terrain d’affrontement entre les grandes puissances ? Et quels sont leurs principaux points d’appui ?


Si la région Asie-Pacifique partant de la Mer Jaune pour aboutir en Mer de Chine méridionale en passant par la Mer de Chine orientale reste évidemment prioritaire pour Pékin, car considérée comme sa sphère d’influence naturelle avec les revendications territoriales afférentes (archipels des Spratleys et des Paracels en Mer de Chine méridionale), la présence chinoise devient aujourd’hui de plus en plus visible dans l’Océan Indien en recourant notamment au « piège de la dette » (avec la construction du pharaonique Sinamalé Bridge, ou « Pont de l’Amitié Chine-Maldives », pont à quatre voies de 200 millions de dollars inauguré en 2018 aux Maldives qui ont par ailleurs une dette de 3,1 milliards de dollars vis-à-vis de Pékin, ou les 11 millions dollars alloués aux Seychelles pour le développement des énergies renouvelables, au Sri Lanka qui a accepté en 2007 de confier à la Chine la construction d’un port dans la ville de Hambantota dont l’exploitation est un fiasco commercial et que le gouvernement de Colombo a été contraint de céder pour un bail emphytéotique de 99 ans en échange de l’effacement d’un milliard d’emprunt contracté auprès de Pékin). Le chef d’état-major de la marine française, l’Amiral Pierre Vandier, évoque « une logique d’étouffement » avec une « approche multidomaine utilisant des leviers financiers, économiques, diplomatiques, militaires »[9]. Cette présence qui se traduit donc par un investissement d’ores et déjà économique a de manière indissociable une dimension militaire importante. C’est la fameuse « stratégie du collier de perles ». Cette expression désigne l’installation, par la marine de guerre chinoise (Zhōngguó Rénmín Jiěfàngjūn Hǎijūn),de points d’appui (les « perles ») tout le long de sa principale voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient consistant dans la construction, l’achat et/ou la location sur une longue durée d’infrastructures portuaires pour sécuriser ses intérêts commerciaux sur cet axe de transit jugé essentiel, avec une logique de « sanctuarisation » mise en œuvre à travers une forme de sharp power (« puissance intrusive »). Du point de vue indien, il s’agit d’une stratégie d’encerclement avec l’établissement d’une succession de ports au Pakistan (port en eaux profondes de Gwadar au Baloutchistan donnant sur le Mer d’Oman), au Sri Lanka (port en eaux profondes de Hambantota justement, situé sur la côte Sud de l’île), au Bangladesh (port de Chittagong, premier port du Bangladesh donnant sur l’Océan Indien) et en Birmanie (port en eaux profondes donnant sur le Golfe du Bengale, port dénommé Sittwe, une transcription birmane  de Saite Twêy, signifiant non sans une certaine ironie « le lieu où l’on rencontre la guerre »).


Quels sont les principaux intérêts de la Chine dans la maîtrise de cet océan dans le cadre de son projet des « Nouvelles Routes de la Soie » ?


En septembre 2013, soit dix ans après que la Chine fut devenue importateur net de pétrole, en provenance principalement du Moyen-Orient et d’Afrique, le président chinois Xi Jiping annonça, lors d’un discours à l’université du Kazakhstan, le lancement de la « nouvelle route de la soie » (sīchóuzhīlù jīngjì dài ) avec son volet maritime, ou l’initiative One Belt One Road (OBOR selon l’acronyme anglo-saxon) soit « la ceinture et la route » (yī dài yī lù) qui est à la fois un ensemble de liaisons maritimes et de voies ferroviaires entre la Chine et l’Europe, devenu plus tard Belt and Road Initiative (BRI selon l’acronyme anglais) afin de marquer le fait que ce projet ne se limitait pas à une seule route. Selon CNN, ce projet a vocation à englober 68 pays représentant 4,4 milliards d’habitants et 40 % du PIB mondial. Une manière de renouer en tout cas avec une séquence historique qui s’était développée au XVème siècle lorsque les « bateaux trésor » (bǎochuán)-  un type de grande jonque en bois – de la puissante flotte impériale de la dynastie des Ming (1368-1644), dirigée par l’amiral Zheng He (1371-1433)[10], de son véritable nom Mǎ Sānbǎo, avaient sillonné l’Océan Indien à plusieurs reprises – sept voyages de 1405 à 1433 – avant d’abandonner finalement ces velléités ultra-marines. Etrangement, la Chine semble renouer avec une séquence singulière de son Histoire avec la stratégie des « nouvelles routes de la soie » articulant la région de l’Océan Indien et la région Pacifique. En mars 2015, le terme apparut dans des documents officiels. Le président chinois Xi Jiping annonça que la « mentalité traditionnelle selon laquelle la terre l’emportait sur la mer devait être abandonnée » dans l’élaboration de la politique militaire chinoise. Il devint alors clair qu’il ne s’agissait pas d’un simple investissement d’affichage, mais d’un projet pensé et évolutif susceptible de devenir un nouveau cadre de référence pour la mondialisation. Dans cette configuration renouvelée, se trouve renforcé l’intérêt de Pékin pour les pays de l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est [11], dont le siège est à Djakarta) en tant qu’interface géo-maritime entre la région de l’Océan Indien et celle du Pacifique. Pékin est en effet confronté à ce que l’on qualifie de aujourd’hui de « dilemme de Malacca ». Le  29 novembre 2003, à Pékin, lors de son discours de clôture d’un séminaire économique restreint du comité central du parti communiste chinois, le président de l’époque, Hu Jintao, avait exprimé ses inquiétudes quant à la dépendance pétrolière de son pays dont la majorité des importations proviennent du Golfe Persique et d’Afrique puis transitent par le détroit de Malacca avant d’atteindre la Chine continentale. Or, cette route commerciale essentielle apparaît particulièrement vulnérable dans la mesure où une prise de contrôle de ce détroit – déjà affecté par une piraterie endémique – par des puissances étrangères rivales, voire hostiles, à la République populaire de Chine, serait de nature à perturber son approvisionnement énergétique et le fonctionnement global de son économie, donc la stabilité même du pays[12]. En conséquence de quoi, Hu Jintao soutenait l’idée de la nécessité d’adopter des stratégies alternatives pour réduire cette vulnérabilité ce qui est désormais le cas avec le volet terrestre de la « Nouvelle route de la soie »[13]. Toujours est-il qu’en janvier 2004, le journal hongkongais Wen Wei Po rapportait les propos de Hu Jintao en les résumant sous l’expression « dilemme de Malacca ». Par la suite, différents médias chinois reprendront cette expression en l’amplifiant, au point de donner l’impression d’en faire un enjeu de sécurité nationale, ce qu’il est effectivement devenu[14]. Mais, par-delà ce problème spécifique, il y a peut-être un autre objectif plus ou moins inavoué de la part de la Chine. Le président chinois Xi Jinping avait déclaré, dans un discours fait au parlement indonésien le 3 octobre 2013, vouloir créer une China-ASEAN Community of Common Destiny, l’idée étant de renforcer les liens entre les différents acteurs asiatiques de la région, allant bien au-delà d’une simple stratégie politico-économique puisque, du 22 au 28 octobre 2018, a été organisé le premier exercice militaire maritime entre les dix pays de l’ASEAN et la Chine. En arrière-plan, affleure l’ambition  de Pékin de modeler un système régional de sécurité excluant les Etats-Unis en référence au fameux concept Tianxia (« L’Asie aux Asiatiques » ou « La communauté asiatique de destinée commune »)[15]. Une sorte d’avatar chinois pour le XXIème siècle de la non moins fameuse « Doctrine Monroe » issue du discours du 2 janvier 1923 fait devant le Congrès par le président américain James Monroe, laquelle doctrine pouvait se résumer par « L’Amérique aux Américains », afin d’exclure les puissances coloniales européennes de l’aire continentale américaine. Mais comparaison n’est pas raison. Et en l’espèce, si nombre de pays de la région membres de l’ASEAN accueillent plutôt favorablement les perspectives d’investissements chinois dans cette partie du globe, ils se méfient aussi de plus en plus d’un éventuel agenda militaire caché de Pékin ce qui explique qu’ils souhaitent le maintien d’un engagement américain important dans cette zone qualifiée désormais d’« Indo-Pacifique ». Chine océan indien , Chine océan indien Chine océan indien Chine Océan indien, chine océan indien. 


 

Propos recueillis par l’Observatoire Français des Nouvelles Routes de la Soie.
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