ANALYSES

Agriculteurs, entre assurances et prises de risque

Presse
23 septembre 2021
Covid ou pas, certaines tendances sont là pour durer. Elles conditionnent la sécurité alimentaire du monde et donc l’importance de l’agriculture. Un monde de plus en plus peuplé, qui se nourrit tous les jours. Un monde de plus en plus étroit, dans lequel les interdépendances géographiques et sectorielles se renforcent et où les convoitises sur les ressources s’amplifient, à commencer par l’eau. Un monde de plus en plus chaud, avec l’emballement climatique. Un monde de plus en plus instable, car les inégalités s’accroissent, les rivalités persistent et les stratégies solitaires se développent.

Dans ce contexte, les tensions vont proliférer et, avec, l’éventail des risques. Pour le dire autrement, il serait hasardeux d’avancer vers le futur à découvert ou en ordre dispersé.

Pour être résilient et réactif quand les vents soufflent, il faut être fort et innovant lorsque les conditions sont clémentes. Les risques climatiques vont s’accentuer sur la France agricole. Ils sont déjà là, plus fréquemment, plus violemment. L’année 2021 l’illustre parfaitement. Il faut donc bâtir des agricultures qui seront demain toujours aussi décisives à la sécurité nationale de la France et à la protection des consommateurs. L’agriculture, c’est une stratégie de paix qui ne dit pas assez son nom.

3S et 2G. Les mondes agricoles doivent inscrire leur développement dans un itinéraire combinant les 3S : sécurité, santé et soutenabilité. La nouvelle commande politique et sociétale est claire : l’agriculture doit nourrir et réparer la planète. Pas l’un ou l’autre, les deux en même temps !

Nourrir, car c’est la base de la sécurité quotidienne. Le Covid a rappelé à tous que produire était nécessaire. Réparer, car c’est la condition de notre sécurité à long terme. Si le secteur agricole, agro-industriel et agroalimentaire ne fait pas de transitions et ne contribue pas massivement aux objectifs de développement durable, nous ne réussirons pas l’agenda climatique et les transitions obligatoires à faire pour avoir une planète partout viable après 2050.

Les agriculteurs sont responsables, mais aussi victimes et solutions pour le climat. Ils disposent de leviers que d’autres n’ont pas. Artisans de notre sécurité au quotidien, protagonistes de notre futur climatique ! Les mondes agricoles ont donc une immense tâche à relever. Qui s’en rend compte ? Ajoutez à cela la santé et la qualité des aliments à fournir, vous avez une équation agricole d’une terrible complexité. L’agriculteur est au cœur de notre futur.

Cette nouvelle commande stratégique est très européenne. La PAC, de Politique agricole commune des années 1960, s’est transformée en politique alimentaire citoyenne pour apporter une sécurité à un demi-milliard de consommateurs européens. Elle devient depuis quelques années une politique agricole climatique, via le Green deal.

Mais soyons attentifs avec la « 2G » défendue par la Commission européenne : le Green deal d’un côté, et la géopolitique de l’autre. Ces 2G qui fixent la grammaire stratégique de l’UE communiquent peu ensemble ou alors bien mal. Un seul exemple : le « 2021 strategic foresight report », qui est le document géopolitique clef de la Commission européenne, vient d’être publié. Les enjeux agricoles y sont très présents en écho aux changements climatiques et stratégiques mondiaux. La science et les nouvelles technologies y sont recommandées aux côtés d’une production durable afin de ne pas perdre de sécurité alimentaire en Europe. Peut-on véritablement réussir le Green deal sans géopolitique et sans innovations?

A ce titre, la PAC doit être à la fois une politique agricole commune, une politique alimentaire citoyenne et une politique agricole climatique. Les 3 à la fois ! Mais quelle assurance ont les agriculteurs européens de voir ces politiques se combiner ?

Premièrement et avant tout, avoir des revenus à la hauteur d’une triple performance réalisée (économique, sociale et environnementale). C’est la question ici du prix payé par les consommateurs (jusqu’à quand peut-on exiger d’un secteur des produits toujours plus performants sans accepter de les payer plus cher ?), du partage juste de la valeur ajoutée créée et du fait qu’il faille dégager des revenus suffisants pour s’assurer et épargner (par précaution), mais aussi pour investir et pouvoir ainsi innover.

Deuxièmement, rester entrepreneur. L’agriculteur doit être libre d’entreprendre, libre de développer l’agriculture de son choix, de travailler avec les uns et les autres, de bénéficier de nouveaux talents et de nouvelles solutions, de bénéficier des avancées de la science pour nourrir et réparer la planète.

Troisièmement, bénéficier de soutien et d’accompagnement en cas de coups durs ou quand les défis l’exigent. C’est dans ce cadre – de sécurité et solidarité collectives – que le Président de la République a proposé récemment de refonder le risque climatique en agriculture. Une annonce opportune si l’on veut « s’assurer » d’une meilleure souveraineté alimentaire en France, c’est-à-dire d’une capacité en toutes circonstances de protéger la sécurité des consommateurs, donc des producteurs en amont. La France aura sans doute raison de porter ces questions assurantielles à l’agenda agricole de la présidence de l’Union européenne au premier semestre 2022. Espérons qu’elle fasse également le pont, ô combien nécessaire, entre les 2G de Green deal et de géopolitique.

Stoïcien. L’agriculteur doit en permanence appliquer la devise de Marc Aurèle, cet empereur romain également connu pour être un philosophe stoïcien : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être mais aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre ».

On demande aux agriculteurs d’être multiperformants, mais dans un cadre politique, réglementaire et climatique instable, bien moins protecteur que ce l’on croit parfois depuis les villes et les bureaux. Mais qui prend vraiment des risques ? Les consommateurs ? La recherche du prix et le consentement encore balbutiant à payer plus cher sa nourriture laissent le doute planer, même si les choses évolueront sans doute à mesure d’une prise de conscience et d’une éducation appropriée à l’alimentation.

L’entrepreneur agricole, lui, prend beaucoup de risques. Il s’expose au temps qu’il fait, à l’humeur de la société et aux changements de politique. Il est face aux évolutions géopolitiques et scientifiques du monde, sans prise directe sur des événements. Comment préserver le goût du risque chez les agriculteurs, sachant que c’est le moteur de l’entreprenariat et de l’innovation ?

Sur le plan assurantiel, faut-il des mécanismes qui stimulent et galvanisent la performance, ou des dispositifs qui paralysent la prise de risque ? Posons la question car pour nourrir et réparer la planète, il faudra cultiver la prise de risque. Réaliser une bonne récolte, et donc pouvoir produire. Réduire son empreinte environnementale, et donc savoir produire. Rester ouvert sur les autres, et donc devoir anticiper les attentes sociétales. Autant de défis inatteignables sans prise de risque et si le principe de précaution écrase tout. Ni dogmatisme, ni angélisme ni immobilisme.

Tout cela pose aussi une dernière question : doit-on assurer les agriculteurs uniquement face aux aléas du climat alors que la prévisibilité du contexte géoéconomique mondial, des politiques publiques européennes ou françaises et des modes de consommation d’ici ou d’ailleurs se réduit autant ? Le climat change rapidement, il n’est pas le seul. N’est-ce pas cela aussi le risque pour un agriculteur ?
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