ANALYSES

Seule au monde ? La France face au vertige de son destin géopolitique

Presse
17 septembre 2021
L’Australie a rompu un contrat de 56 milliards d’euros avec la France portant sur l’achat de 12 sous-marins pour finalement privilégier les Etats-Unis. Dans le même temps, les Etats-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni ont conclu un pacte de sécurité dans l’Indo-Pacifique. Comment peut-on expliquer ce revirement ?
Barthélémy Courmont : Ce revirement est aussi spectaculaire que maladroit de la part du premier ministre australien Scott Morrison. Spectaculaire car il met un terme à un partenariat important pour les deux pays, et qui répondait à la volonté de Canberra de ne pas être trop dépendant de son allié American. Maladroit parce que cette dépendance est renforcée, et parce que l’Australie de Morrison réussit la prouesse de froisser deux de ses principaux partenaires dans le Pacifique sud, la France et la Nlle Zélande, cette dernière se montrant irritée par l’acquisition de sous marins à propulsion nucléaire. Ce revirement est le résultat des pressions exercées par Washington et Londres, et en plus de porter un coup à la relation de confiance entre allies, il fragilise l’Indopacifique, qui apparaît ici comme la manifestation d’un hégémon américain, sans que les partenaires ne disposent d’une marge de manœuvre. Avis à bon entendeur.


Gaspard Schnitzler : Il y a plusieurs explications à ce revirement. Tout d’abord, ce contrat n’était pas très populaire en Australie. Il y a eu tout une campagne médiatique de la part d’une partie de la classe politique australienne qui souhaitait négocier un nouveau contrat. C’est aussi lié à un repositionnement géopolitique de l’Australie qui prend conscience de la menace grandissante de la Chine dans la zone indo-pacifique. L’Australie a décidé de revoir ses orientations de défense en acquérant des sous-marins non plus à propulsion classique (diesel et électrique, ceux vendus par la France) mais à propulsion nucléaire (ceux vendus par les Américains). Ces derniers sont plus furtifs et offrent une plus grande autonomie, une plus grande capacité de projection. La France ne veut pas exporter des sous-marins à propulsion nucléaire parce que ce sont des technologies sensibles. Il était par ailleurs question d’un transfert de technologie entre la France et l’Australie. C’est quelque chose qu’on pouvait imaginer avec un sous-marin classique mais sûrement pas avec un sous-marin à propulsion nucléaire.

D’un point de vue diplomatique, les Australiens se rapprochent des Etats-Unis et du Royaume-Uni dont ils sont déjà très proches, notamment grâce à l’organisation Fives Eyes qui est une communauté de renseignement des pays du Commonwealth. Avec l’arrivée de Joe Biden, l’Amérique continue de se comporter de façon unilatérale comme le faisait Trump, allant jusqu’à torpiller le contrat d’un pays allié. Le Royaume-Uni suit sa stratégie « Global Britain » consistant à diversifier les partenariats et montrer que le Brexit n’est pas un isolement. Pour la France, c’est un échec cuisant d’un point de vue stratégique quand on voit tout ce qui a été entrepris ces dernières années dans le domaine de la coopération dans l’indo-pacifique et un fiasco commercial pour Naval Group évidemment.




Faut-il y voir de la part d’une partie de l’Occident une volonté de désigner la Chine comme la menace n°1 sans inclure l’UE dans la bataille ?
Barthélémy Courmont : C’est évidemment la Chine qui est désignée comme le compétiteur, et justifie cette alliance de pays anglophones. La construction de la menace chinoise ne date pas d’hier à Washington, elle reçoit aujourd’hui un écho favorable du Royaume Uni en quête désespérée de partenaires depuis le Brexit, et des milieux conservateurs australiens. Dans ce décor, l’UE, qui ne souhaite pas entrer dans cette logique de guerre froide (et c’est heureux), n’est visiblement pas la bienvenue. Les Etats-Unis y perdent en crédibilité, et la Chine marque des points…


Gaspard Schnitzler : Les Etats-Unis ont cette volonté de rallier les autres pays dans leur lutte contre la Chine qu’ils considèrent comme la menace principale. Les Britanniques sont aussi préoccupés par la Chine mais de toute façon ils se sont souvent positionnés sur la ligne américaine.

Pour l’UE, c’est aussi une opportunité de mener sa propre stratégie indo-pacifique avec la France en tête de file. C’est le premier pays de l’UE à avoir adopté une stratégie dans cette région. Entre-temps, l’Allemagne a aussi intégré l’indo-pacifique comme une zone prioritaire alors que ce n’est pas du tout leur environnement traditionnel.


La France de la défense se retrouve-t-elle seule au monde, malgré son appartenance à l’UE et son implication dans le couple franco-allemand ? Doit-elle changer d’alliés ou faut-il se préparer à faire cavalier seul faute d’alliés fiables ?
Barthélémy Courmont : La France ne doit surtout pas se contenter de communiqués qualifiant de « regrettable » ce revirement australien. Il faut des actes forts. Pour rappeler à nos partenaires l’importance stratégique de Paris, avec ses appuis dans la région, et une capacité navale qui en fait un acteur incontournable. Cela passe par deux impératifs. D’abord la formulation d’une stratégie Indopacifique indépendante, et non dictée par Washington, et donc en ne s’alignant pas sur la politique étrangère hasardeuse de Joe Biden. Ensuite en se retirant, à titre provisoire, de l’OTAN. Comment pouvoir rester dans une alliance si deux des principaux membres, Washington et Londres, agissent dans l’ombre pour affaiblir les intérêts de la France? Le scandale de la rupture du contrat des sous marins australiens doit inviter le président de la République à muscler son discours face à des alliés qui ne le respectent pas. Il en va de la crédibilité de notre pays sur les questions stratégiques. Ce n’est pas uniquement la politique de la France en Indopacifique qui est attaquée, mais la relation transatlantique qui montre, une nouvelle fois, ses limites.


Gaspard Schnitzler : Je ne sais pas si cet événement isole vraiment la France. On parle ici de trois pays anglo-saxons qui veulent partager des capacités dans le domaine de l’IA, du cyber et des armements stratégiques. C’est finalement assez pragmatique. L’Australie est plus proche culturellement du Royaume-Uni et des Etats-Unis que de la France.

Le France reste très présente militairement dans l’Indo-pacifique (7 000 militaires, une quinzaine de bâtiments et une quarantaine d’aéronefs français, NDLR) et le sera toujours. Il y a 2 millions de ressortissants français ainsi qu’un certain nombre de territoires et de zones économiques exclusives. La France lutte pour défendre la libre circulation dans ces eaux. Dans cet environnement, l’Inde est un allié essentiel à qui on a vendu des sous-marins. On a aussi un certain nombre de prospects dans des pays comme les Philippines.





« Ce dont nous avons besoin, c’est de l’Union européenne de la défense », avait encore martelé Ursula von der Leyen lors de son discours sur l’état de l’Union. L’actualité vient-elle corroborer ses propos ? A quel point la France en a-t-elle besoin face aux autres puissances ?
Barthélémy Courmont : Bien sûr que ces propos sont fondés, même si on sait à quel point ce vœu reste une promesse qui ne s’accompagne pas de mesures fortes. L’UE doit être en mesure de définir une stratégie sur l’Indopacifique et face au défi chinois qui soit à la hauteur de ces enjeux, dans l’affirmation de sa souveraineté et de ses valeurs, et en toute indépendance. La rivalité Chine-USA est une réalité géopolitique que personne ne peut ignorer. Mais elle ne doit pas imposer à l’UE un positionnement qui ne répondrait pas à ses intérêts. Le rôle de médiateur et d’arbitre de cette compétition est le meilleur possible, l’alignement sur d’autres puissances sonnerait de son côté le glas de la politique étrangère et de défense de l’UE.


Gaspard Schnitzler : La solution se trouve sûrement en Europe. Encore faut-il trouver une stratégie commune aux Etats membres de l’UE. D’ailleurs, quand on regarde le communiqué de presse diffusé par le ministre des Affaires étrangères hier matin, on voit bien qu’ils utilisent cet évènement en faveur d’un renforcement de la coopération entre Européens en soulignant que les Américains ne sont pas des alliés fiables.

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