ANALYSES

Covid : « proposer une troisième dose de vaccin, c’est se tirer une balle dans le pied »ace si le virus circule par ailleurs abondamment ?

Presse
6 août 2021
Interview de Anne Sénéquier - Marianne

En termes de santé publique, le rappel d’une troisième dose peut-il être efficace si le virus circule par ailleurs abondamment ?


Non. La troisième dose n’est pertinente qu’au niveau personnel pour un certain type de population, notamment les personnes très âgées avec un système immunitaire moins combatif ou les immunodéprimés.


En termes de santé publique, proposer une troisième dose alors que les trois quarts de la population mondiale n’a pas eu accès à la vaccination, c’est au-delà du non raisonnable. C’est clairement se tirer une balle dans le pied. Ça retarde encore l’arrivée des doses dans les pays du sud. À partir du moment où on retarde la vaccination par endroits, cela favorise un terrain d’émergence de nouveaux variants. Et si l’on continue sur cette lancée, ces variants pourraient être plus virulents, plus transmissibles ou encore toucher des tranches d’âges qui pour l’instant ne sont pas impactées.


Par ailleurs, on pourrait se retrouver avec une mutation du virus qui pourrait challenger l’immunité que nous procure le vaccin et de fait nécessiterait que l’on revaccine tout le monde. Or, l’industrie pharmaceutique n’en est pas capable. D’autant que si l’on devait se refaire vacciner, ça alimenterait encore plus les théories qui disent que le vaccin ne fonctionne pas… On perdrait la confiance de la population, qui refuserait à nouveau la vaccination. On serait vraiment perdant à tous les niveaux.


Cette stratégie peut donc s’avérer dangereuse. D’après vous, pourquoi les pays riches s’obstinent-ils ?


Une stratégie de nationalisme vaccinal a été choisie dès le départ par les États du nord. C’est une hérésie d’un point de vue pandémique, mais je ne suis pas sûre qu’ils auraient pu faire autrement. Car dans cette stratégie, il y a à la fois un côté affectif – vouloir protéger les siens en priorité – mais aussi un côté politique et électoraliste. C’est-à-dire qu’en France, mais pas seulement, personne ne comprendrait que l’on aille vacciner ailleurs alors que la totalité de la population ici n’est pas vaccinée. Ce n’est pas entendable en période de crise.


Aujourd’hui nous sommes à près de 4 milliards de doses administrées et 1 milliard de personnes complètement vaccinées. Soit 15 % de la population mondiale. Or cette vaccination est complètement déséquilibrée. Si on avait eu une politique de santé publique mondiale, on aurait déjà pu vacciner toutes les personnes fragiles du globe. Et cela aurait changé le visage de l’épidémie.


Toutefois, maintenant que l’on a commencé dans cette stratégie de nationalisme vaccinal, allons jusqu’au bout. Et une fois cette mission terminée, il faut regarder ailleurs.


Cela montre une fois de plus l’absence d’une stratégie mondiale pour parvenir à bout de la pandémie…


Oui, on est vraiment très mauvais. Seul règne l’intérêt de chaque État. Et même lorsque des dons sont faits à destination des pays en difficulté, on observe qu’il y a davantage un intérêt stratégique et géopolitique plutôt que sanitaire. Tout cela n’est pas rassurant car au-delà de la pandémie, cela signifie que nous ne sommes pas prêts à lutter ensemble face à d’autres menaces, comme le réchauffement climatique.


Le virologue camerounais John Nkengasong, directeur des Centres africains de contrôle et de prévention des maladies (CDC) a récemment déclaré : « Entre 1996 et 2006, environ 12 millions d’Africains en sont morts par manque d’accès aux traitements. […] L’histoire ne doit pas se répéter sous nos yeux. » Qu’en pensez-vous ? Peut-on le craindre ?


Bien sûr, et c’est déjà le cas. Aujourd’hui, le problème n’est pas tant celui d’un accès aux soins, c’est celui de l’accès à la prévention. Les décès dans les pays du sud sont désormais imputables au fait que la vaccination n’est pas équitable.


Ce qu’il s’est passé avec le VIH, c’est une bataille pour l’accès aux brevets des traitements. C’était notamment un combat porté par l’Afrique du Sud. Aujourd’hui on est un peu dans la même logique. Plusieurs pays souhaitent libérer les brevets pour élargir les lignes de production des vaccins. L’idée n’est pas d’amener des vaccins en Afrique, mais de les produire sur place. Car travailler sur le transfert des compétences permettrait une nette augmentation de la production mondiale.


Un système de distribution de vaccin destiné à cent pays à bas revenus, nommé Covax, a été mis en place pour pallier l’inégalité d’accès aux vaccins. Fonctionne-t-il comme prévu ?


Non, tout simplement parce qu’on a dit au départ que le vaccin serait un bien commun de l’humanité, mais dans la réalité ce n’est pas le cas. Le système n’a pas récolté le nombre de doses espérées.


D’autre part, il y a eu des dysfonctionnements liés au fait que les pays ont priorisé leur intérêt national. Au départ, le système Covax ne validait que certains sérums. Tout, ou presque, avait été misé sur le vaccin AstraZeneca produit en Inde par le Serum Institute of India, sauf qu’au moment de la vague épidémique, l’Inde a fermé sa production à destination de l’étranger pour réserver toutes les doses à ses citoyens… C’est un geste très humain, mais aussi très délétère. La production pour le mécanisme Covax a été stoppée nette pendant plusieurs semaines. On est très loin de ce que ça aurait dû être.


L’OMS dispose-t-elle d’autres leviers qu’un appel à un moratoire sur la troisième dose ?


Non. Depuis le début de cette crise l’OMS n’a pas été d’une très grande efficacité. L’organisation est toujours réformée après une crise, on l’a vu avec la grippe H1N1, avec Ebola… Là, ce n’est même pas une réforme dont on a besoin. Il faut tout raser et tout recommencer. Il y a un besoin urgent de faire autrement.


Dans ce genre de crise sanitaire mondiale, il faut qu’à un moment donné il y ait une délégation de la souveraineté des États en matière de santé publique. Je ne dis pas que l’OMS doit supplanter les pays dans le domaine sanitaire, mais il faudrait qu’elle puisse prendre le pas sur certains aspects de la santé publique.


Catherine Kyobutungi, l’épidémiologiste ougandaise directrice du Centre de recherche sur la population et la santé en Afrique, a récemment décrit le Covax comme étant une organisation « paternaliste, axée sur les donateurs et fondée sur une mentalité de pays riches aidant les pays pauvres »… 


C’est une histoire de point de vue. Quand on axe la stratégie sur la donation plutôt que le transfert de compétences pour mettre en place des lignes de production en Afrique, ça peut effectivement être perçu comme cela.


 

Propos recueillis par  pour Marianne.
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