ANALYSES

Policière attaquée à Nantes : les limites de la politique sécuritaire

Presse
29 mai 2021
Comment analysez vous l’agression d’une policière au couteau à La Chapelle-sur-Erdre, près de Nantes, de ce vendredi 28 mai ?

Il semble s’instaurer une « routine terroriste ». À échéance de plusieurs semaines ou plusieurs mois, un individu prend une arme et attaque des policiers dans la rue, des jeunes filles dans une gare, ou encore des chrétiens dans une église en criant « Allah akbar ».

Pour le dire autrement, nous ne sommes plus à l’époque où les attentats djihadistes se faisaient au Bataclan avec des kalachnikovs et en commando, mais face à des gens qui parfois n’ont même pas une arme à feu et qui choisissent des victimes, à commencer par des policiers, là où ils les trouvent, sans message de revendication, ni déclaration stratégique, ni rattachement à une organisation. On se rappelle de Beltrame, les policiers de Magnanville, la fusillade des Champs-Élysées, de l’attaque à la préfecture, de la policière égorgée  : la police est la cible privilégiée pour des raisons symboliques évidentes.

Selon Eric Dupond-Moretti, l’agresseur a purgé sa peine sans aménagements, a eu un suivi socio-judiciaire et avait un travail et un domicile, selon vous, l’État a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher la récidive ?

Pourtant l’agresseur, Dieye était cochait toutes les cases : crimino-islamo-shizo. Il avait déjà fait beaucoup prison auparavant, et était fiché des services de renseignements comme radicalisé (FSPRT  : 8.000 personnes). Plus son état mental. Même si en droit pur monsieur Dupond-Moretti peut avoir raison (que faire bureaucratiquement la peine purgée ?). Maintenant, il plusieurs semaines qu’il nous explique qu’il n’y a pas de trous dans la raquette, que le système a bien fonctionné, que la justice n’est pas laxiste en France. C’est son rôle de dire ça. Il forme comme un numéro de communication avec Darmanin, qui se présente comme le défenseur de ses flics.

Faut-il conclure que notre système est incapable de faire quelque chose contre les gens qui ont un passé criminologique, schizophrénique, ou islamisé ? En a-t-il les moyens humains et techniques en dehors de tout débat sur le laxisme ?

Sommes-nous là en présence d’un phénomène qui arrivera toujours sporadiquement avec notre système judiciaire actuel ? Si oui, faudrait-t-il le changer ?

Si l’on suit les tendances lourdes depuis qu’il y a des attentats djihadistes en France, malheureusement la réponse est oui. C’est un type de criminalité où il y a beaucoup d’appelés, potentiellement un très grand public, si on additionne tous les gens fichés pour radicalisme, ceux en prison, ceux qui ne sont pas revenus de Syrie, plus tous ceux qui ont été convertis en prison et ceux qui sont sous le radar. Sans doute dans les dix-mille personnes, et statistiquement, cela renforce la probabilité d’autres actes de ce genre qui ne demandent que peu d’organisation, peu de moyens et peuvent se décider en peu de temps, presque individuellement.

Il y a quelques solutions applicables : un renseignement qui capture mieux les signaux faibles, plus de prévention – et donc de moyens, et de suivi – bien que j’aie des doutes . La répression marche assez peu dans le cas des djihadistes : ce sont des gens qui veulent mourir, donc les peines de prison ne leur font pas peur. Pour les solutions de déradicalisation je suis très sceptique aussi : guère de résultats probants. Surveiller ? D’un point de vue quantitatif, surveiller des « radicalisés » comme on dit demande des moyens monstrueux. Comment imaginer d’avoir 4 policiers par suspect pour mille ou dix-mille suspects ?

Sommes-nous dans une forme d’impasse ? Le maximum a-t-il été fait pour éviter ce genre d’incidents ?

Faudrait-il considérer cyniquement, comme la foudre qui tombe, que l’on aurait tous les X mois un individu muni d’un couteau qui tuera (ou pas) quelqu’un avant d’être arrêté ou abattu ? Et qu’il n’y a guère moyen d’empêcher les gens qui ont un lourd passé pénal de récidiver, surtout s’il s’ajoute facteur psychiatrique ?

Dupond-Moretti a répondu très vite en argumentant que la justice était irréprochable dans l’affaire Dieye. Cela reste à vérifier. On l’a, certes, envoyé faire des visites dans des centres pour suivre son état, on lui a posé des questions. C’est administrativement et techniquement le maximum de ce que l’on peut faire. Il n’y a pas non plus de remède pour empêcher les gens de devenir djihadistes : c’est là dans l’une des plus grandes tensions idéologiques de l’histoire actuelle. D’après un rapport de l’institut Montaigne depuis les années 90, il semblerait que le djihadisme a fait 176 000 morts dans le monde, si on additionne tout, dont « seulement » quelques centaines en France. L’ampleur du phénomène traduit l’incroyable attractivité du djihadisme comme idéologie et la rage ou le ressentiment qu’il exploite sur de très vastes populations.

Ce ne sera pas avec des assistants sociaux que l’on endiguera le phénomène, on peut au mieux avoir un meilleur renseignement, mieux capter les signaux faibles avant le passage à l’acte.

L’analyse d’un « Djihadisme d’atmosphère » de Gilles Kepel vous semble-t-elle en mesure d’expliquer le phénomène actuel ?

Oui, moi j’appelle ça la « routine terroriste », c’est une expression russe qui s’est répandue au début du 20e siècle lorsque les anarchistes et révolutionnaires faisaient beaucoup d’attentats qui ont tué des milliers de gens. Et puis il a fallu que Lénine fasse la révolution et fusille tous ces gens-là pour y mettre fin.

Donc d’accord avec Kepel, il y a une telle réceptivité au discours djihadiste, il est répandu dans tant de communautés, il a tant de moyens et tant de relais pour faire parvenir ses messages, il correspond tellement aux frustrations des gens dans une partie de la population…

Si l’on accepte cette idée, il y a-t-il des responsabilités à pointer dans le débat public ?

Il y a deux éléments de réponse. D’abord, pouvons-nous empêcher des gens de perpétrer des actes djihadistes de manière quasi-individuelle, comme des éclosions spontanées, alors qu’il n’y a aucune grande organisation derrière ordonnant des méfaits ?

Et le contexte de cette affaire, les policiers étant la cible principale des djihadistes, comme il y a quelques jours avec cette autre policière égorgée, s’inscrit dans un contexte plus large : manifestation des policiers qui se plaignent d’une multitude d’attaques, de droit commun, celles-là, qui les mettent en danger et témoingnent de la haine du flic et de la fin du respect de son autorité. La France qui est tétanisée par ce débat, quand, par exemple, 80 % des gens pensent que la justice est laxiste.

Le débat sur les questions de sécurité, de souveraineté aura une grande importance politique, il révèle une énorme tension entre un électorat qui place la demande de protection et d’ordre public au premier plan et une partie de la population qui est dans un état de haine et de révolte à l’égard de la police.

 

Propos recueillis par Atlantico.
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