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Manchester City-Chelsea : « Le football britannique concentre les plus saillants paradoxes d’un pays qui souhaite préserver son identité nationale »

Presse
29 mai 2021
Le samedi 29 mai, le titre de la plus prestigieuse des compétitions européennes de football reviendra à un club britannique. Comme il y a deux ans, la finale de la Ligue des champions mettra en effet aux prises deux équipes d’outre-Manche : Liverpool et Tottenham Hotspur hier, Chelsea et Manchester City aujourd’hui.

Ironie de l’histoire, ces quatre clubs firent partie d’une récente tentative de sécession au sein de l’élite du football continental, qui visait à mettre sur pied une ligue fermée et concurrente pour dégager de plus amples revenus : la Super Ligue européenne. Dans une humiliante volte-face, les clubs anglais engagés dans le projet furent contraints de se retirer trois jours plus tard, sous la pression de l’opinion publique et de leurs propres supporteurs.

De sa présente mainmise européenne à ses racines locales, le football britannique concentre en effet les plus saillants paradoxes d’un pays qui souhaite préserver son identité nationale d’un point de vue culturel, tout en s’ouvrant à tous les vents du point de vue économique.

Récent champion d’Angleterre, le club de Manchester City est dirigé par un entraîneur – Josep Guardiola – qui milite ouvertement pour l’indépendance politique de la Catalogne, soutenu par une grande partie de la classe ouvrière mancunienne (dont les frères Gallagher, du groupe Oasis), dans une ville qui a très majoritairement voté pour rester au sein de l’Union européenne (à 60,4 %), alors que les communes environnantes ont presque toutes voté « Leave » [« Quitter l’Union européenne »].

« Little England » contre « Global Britain »

Manchester City dispose dans le même temps d’une puissance financière hors norme. Adossée au fonds souverain d’Abou Dhabi, elle lui a permis de bâtir une marque mondiale et d’attirer les meilleurs talents internationaux, à tel point que l’actionnaire émirati fut initialement sanctionné par l’Union des associations européennes de football (UEFA) pour une croissance financière jugée insuffisamment « organique » et contraire au fair-play financier.

Le club incarne en miniature les tensions du modèle britannique, et préfigure à sa manière la construction de l’identité britannique post-Brexit, entre Global Britain et Little England. Avant-poste et laboratoire de la mondialisation, le Royaume-Uni d’aujourd’hui est en effet le produit d’une opposition larvée entre la logique économiquement internationaliste qu’incarne la City de Londres d’une part, et les politiques migratoires très restrictives voulues aujourd’hui par Boris Johnson d’autre part, qui ne sont que la continuité des tirades de Theresa May [première ministre du Royaume-Uni de 2016 à 2019] jadis contre les « citoyens du monde », qui sont des « citoyens de nulle part ».

Le club de Liverpool, champion d’Angleterre sortant, joue davantage de ces contradictions. Il use de son ancrage local et de son passé populaire comme d’un produit, pour mieux développer sa marque à l’international et ainsi participer à plein de la mondialisation. Les propriétaires américains de l’équipe sont ainsi allés jusqu’à tenter (en vain) de déposer la marque « Liverpool » au détriment de la ville, et d’exproprier les habitants des alentours du stade.

Membres fondateurs de la Super Ligue européenne, ils furent contraints à de piteuses et publiques excuses pour tenter de limiter les dégâts infligés à la réputation du club. L’entraîneur de Liverpool – Jürgen Klopp – est une personnalité allemande qui s’est ouvertement déclarée hostile au Brexit, et le club est dirigé par un actionnaire américain (Fenway Sports Group). Il compte par ailleurs des joueurs musulmans célébrés et reconnus (de Sadio Mané à Mohamed Salah), tant en Angleterre que dans leurs pays d’origine.

Jürgen Klopp et Karl Marx

Il subsiste à Liverpool, dans le même temps, un lien très fort au passé ouvrier de la ville, à l’histoire des docks, à la mémoire de la catastrophe d’Hillsborough et son rejet du tabloïd anglais The Sun, perpétué aujourd’hui par son présent entraîneur. Lorsque le coronavirus n’obligeait pas les habitants de Merseyside à déserter les travées d’Anfield Road, il trônait ainsi une banderole fort célèbre derrière le but. Déployée quand montant des chœurs du kop un retentissant « You’ll Never Walk Alone », elle reprend l’imagerie soviétique pour faire figurer Jürgen Klopp, Bill Shankly ou Bob Paisley en lieu et place de Karl Marx, Friedrich Engels et Lénine.

A l’échelle du pays, le Brexit a réveillé une vieille fracture entre ceux (comme Roman Abramovich, propriétaire de Chelsea) qui prônent une logique de marché et d’ouverture à l’économie des talents internationaux, et ceux qui pensent que cette course aux profits est sans issue, et que les clubs doivent s’en prémunir en conservant une identité locale. En témoigne la déclaration éclairante de l’ex-entraîneur de Cardiff City (Neil Warnock) qui disait du Brexit : « Au diable le reste du monde ! » Lorsque l’on sait que Cardiff City appartient à un Malaisien (Vincent Tan) et que son président (Mehmet Dalman) est d’origine turco-chypriote, la saillie ne manque pas de sel.

Miroir grossissant des tendances, des excès et des contradictions de la mondialisation, le football est aussi un creuset de la manière dont les peuples vivent leurs identités, prises telles qu’elles sont dans l’essor tumultueux de la mondialisation. Dans le Guardian, le journaliste britannique Jonathan Wilson formulait ainsi le problème : « Est-il possible d’avoir les avantages de la mondialisation sans le credo de l’enrichissement qui la sous-tend, d’être cosmopolite sans détruire les communautés ? Cela ressemble fort à l’interrogation culturelle centrale de notre époque. »

La philosophe Simone Weil (1909-1943), dans un mot célèbre, disait jadis que « l’enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires ». Il s’agissait là peut-être avant l’heure d’une des réponses possibles à la question.
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