ANALYSES

La « souveraineté européenne » : un projet français pour l’Europe ?

Presse
18 mars 2021
Depuis la campagne qui l’a mené à l’Élysée, Emmanuel Macron a fait de la question européenne un marqueur politique de son action — voire une part essentielle de son ADN politique — avec pour enjeu principal, la construction d’une souveraineté européenne.

Le soir même de son élection, c’est au son de l’hymne européen que, nouvellement élu, il entrait dans la cour du Louvre pour y prononcer son discours de victoire. Depuis lors, il porte un agenda ambitieux de refondation du projet européen autour de la construction d’une souveraineté européenne, proposant ainsi un contenu à la notion européenne d’autonomie stratégique européenne.

Le projet français pour l’Europe : France is back !

Très rapidement après son élection, le nouveau président français a défini son projet de « refondation » de l’Europe au travers d’un discours programmatique, prononcé à la Sorbonne, le 26 septembre 2017 et intitulé « Initiative pour l’Europe ». Dans ce discours, le chef de l’État mettait à jour la vision française traditionnelle d’une Europe puissance en plaidant pour la mise en place d’une véritable souveraineté européenne, cette « capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts ». Il définissait six clés pour la construction de celle-ci : la sécurité, la politique migratoire, le partenariat avec l’Afrique, la double transformation écologique et numérique et la consolidation du moteur économique et monétaire.

Le fait même qu’un président français ait un projet européen est en soi une bonne nouvelle, car depuis l’élection de Jacques Chirac en 1995, la France n’a plus réellement articulé de vision européenne. Elle a même sans doute raté une chance historique de faire avancer cette idée de puissance européenne en ne saisissant pas la main tendue par l’Allemagne dans les années 1990 lorsque Wolfgang Schaüble et Karl Lamers évoquaient la nécessité d’avancer vers une fédération européenne (1). Pis encore, depuis le référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, l’Europe était devenue une ligne de fractures au sein des principaux partis politiques français, empêchant de fait la définition d’un véritable projet pour l’Union européenne (UE). L’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, hors du cadre partisan traditionnel, signe — au moins temporairement — la fin de l’ambivalence française sur l’Europe et concourt au rétablissement d’une influence en Europe.

L’intelligence du projet macronien de souveraineté européenne est qu’il se construit dans la continuité d’une dynamique déjà engagée au niveau européen. Si l’expression de souveraineté européenne n’est que rarement énoncée à Bruxelles (2), son idée sous-jacente est omniprésente dans les communications et les positions des institutions européennes. Apparue dès décembre 2013 dans les conclusions du Conseil européen, la notion d’autonomie stratégique européenne a surtout été reprise comme un objectif politique dans la Stratégie globale de l’Union européenne publiée par le Service européen d’action extérieure (SEAE) en juin 2016 et développée depuis lors dans différents instruments politiques, dont le Fonds européen de Défense. Il existe une osmose évidente et une émulation entre cette notion et le projet de souveraineté européenne défendue par la France, qui permettent un renforcement mutuel de ces deux visions philosophiquement proches. En proposant un contenu à une notion qui reste très largement à définir, le chef de l’État français entend se positionner en moteur d’une Union en quête de projet et de dynamique.

Une méthode française pour l’Europe : la souveraineté européenne avec qui ?

Pour mettre en œuvre cette vision, la politique européenne d’Emmanuel Macron se fonde sur une stratégie d’influence dans laquelle la relation avec l’Allemagne est centrale. L’article signé dans la revue Politique étrangère par l’ancien conseiller Europe d’Emmanuel Macron et nouveau secrétaire d’État aux Affaires européennes, Clément Beaune, est riche d’enseignements sur l’approche macronienne de l’Europe (3) : une démarche en trois cercles concentriques.

En son cœur, donc, la relation avec l’Allemagne qui retrouve une place centrale, mais également une certaine vitalité. Les confrontations avec le partenaire allemand ne sont pas niées mais ne sont plus considérées ou mises en scène comme indépassables. Au contraire, elles forment désormais la base du moteur franco-allemand. La centralité de l’Allemagne dans l’approche macronienne de l’Europe apparaît également clairement dans le long entretien accordé par le président français à la revue en ligne Le Grand Continent (4) en novembre 2020. L’Allemagne y est le seul partenaire européen cité nommément par Emmanuel Macron.

La relation avec les autres partenaires européens est pensée dans des termes plus opportunistes par la France avec une double perspective. Il s’agit, d’une part, de rééquilibrer un rapport de force avec l’Allemagne parfois perçu comme défavorable à la France par la constitution de coalitions ad hoc. Ce fut notamment le cas, en 2019, lors des débats sur l’inscription de l’objectif de décarbonation des économies européennes à l’horizon 2050. La France avait alors constitué une coalition avec plusieurs de ses partenaires européens, faisant in fine basculer une Allemagne relativement réticente. D’autre part, l’autre perspective dans laquelle la France aborde ses autres partenaires européens est celle de l’élargissement d’un accord avec l’Allemagne pour permettre son adoption au niveau européen. Ce fut le cas notamment pour le plan de relance à l’été 2020 où la base de l’accord européen était une proposition franco-allemande.

Enfin, dernier cercle, les institutions européennes sont principalement abordées comme des auxiliaires permettant l’adoption d’une position sur la base d’un compromis franco-allemand, comme ce fut le cas pour le plan de relance à l’été 2020. Les institutions sont considérées comme des exécutantes de ces décisions arrêtées entre chefs d’État et de gouvernement.

Un contexte favorable à l’analyse française : l’heure de la puissance européenne ?

Le contexte géopolitique européen, caractérisé par la multiplication des crises, est de plus en plus favorable à l’émergence d’une autonomie stratégique européenne. En effet, que ce soit au niveau des institutions européennes ou chez plusieurs des partenaires de la France — au premier rang desquels l’Allemagne —, les mentalités évoluent sur la nécessité de doter l’Europe d’une capacité à agir de manière autonome. Deux types de facteurs viennent expliquer ce ralliement progressif des Européens au projet d’une souveraineté européenne.

Tout d’abord, le contexte international est beaucoup moins favorable aux Européens qu’il ne l’était il y a encore 15 ou 20 ans. En effet, l’Europe est entrée dans une période de recul relatif de son influence dans les affaires du monde. L’« émergence » de nouvelles puissances sur les plans économique mais également progressivement diplomatique s’est opérée au détriment des Européens dont le poids relatif dans la production des richesses au niveau mondial ne cesse de décroître. Ainsi, alors que les 27 États membres de l’UE pesaient pour 15 % du PIB mondial en 2016, ils ne pèseront plus que 9 % à l’horizon 2050 (5). À cette décroissance relative du poids de l’Europe au niveau mondial s’ajoute la crise dans laquelle s’enfoncent les institutions et les règles multilatérales depuis une vingtaine d’années. Or, celles-ci sont très favorables aux Européens, tant par le poids qu’elles donnent aux Européens dans leur gouvernance que par leur fonctionnement. En effet, les négociations complexes et longues sur lesquelles est fondé le système multilatéral correspondent en de nombreux points à la culture politique des Européens et à la fabrique de l’intérêt européen. À ce glissement structurel, il convient d’ajouter un nombre grandissant de crises qui affaiblissent le poids stratégique de l’Europe. La plus importante a sans aucun doute été l’arrivée au pouvoir aux États-Unis, en 2016, d’un président philosophiquement opposé au projet d’unification de l’Europe, ce qui ne s’était jamais vu en 60 ans de construction européenne. L’élection de Donald Trump et la politique brutale que celui-ci aura mené au cours de son unique mandat ont constitué une rupture dans la manière dont les Européens appréhendent leur place dans le monde et leur sécurité. Avec Trump, c’est le caractère indéfectible de l’alliance avec les États-Unis qui est remise en cause. C’est en particulier en Allemagne — cible favorite du président Trump — qu’une prise de conscience a eu lieu : le statu quo transatlantique n’est plus possible. De même, les nombreuses crises aux frontières de l’Union — notion ô combien stratégique à définir — et l’absence de réponses véritablement convaincantes de la part de l’Union et de ses États membres à celles-ci ont contribué à marginaliser un peu plus les Européens.

Au sein de l’UE, le contexte est également plus favorable à l’émergence d’un projet ayant pour pierre de touche la notion de souveraineté européenne. En premier lieu, le départ du Royaume-Uni change bien sûr le contexte européen. Le Brexit a remis en cause l’un des principes fondamentaux du projet d’unification européenne, son irréversibilité, et a même menacé l’essence même de celui-ci. Mais, avec le départ du Royaume-Uni, l’un des verrous à plus d’intégration dans les domaines de souveraineté a aussi sauté et les dynamiques internes à l’Union, notamment celle du partenariat franco-allemand, s’en trouvent affectées. Alors que le Royaume-Uni pouvait apparaître comme une alternative pour chacun des deux partenaires dans des domaines différents, son départ a forcé la France et l’Allemagne à affronter leurs divergences et à réinvestir leur relation bilatérale. De fait, une voie s’ouvrait pour un renouvellement du projet européen sur de nouvelles bases. C’est dans cette brèche qu’Emmanuel Macron a su s’engouffrer en proposant une version actualisée et ouverte du projet français d’Europe puissance.

Obstacles et limites à dépasser : quel avenir pour la souveraineté européenne ?

Malgré ce contexte favorable, il serait faux de penser que le projet de souveraineté européenne poussée par la France ne se heurte à aucun obstacle en Europe ni à aucune limite intrinsèque.

D’une part, la nécessité de construire une souveraineté européenne ne rassemble pas l’ensemble des États membres. Ainsi, les effets de la présidence Trump sur la relation transatlantique n’ont pas été perçus de manière identique en Europe. La Pologne, par exemple, s’est fort bien adaptée au changement de positionnement des États-Unis vis-à-vis de l’UE, en renforçant ses liens bilatéraux en matière de défense sans toutefois aucunement remettre en cause son adhésion au projet européen, en tous cas pas dans sa dimension économique. Il faut dire que ces États, pour lesquels la Russie est toujours perçue comme une menace existentielle, retiennent du discours français sur la souveraineté européenne et son soutien à la notion d’autonomie stratégique les déclarations du président Macron sur la mort cérébrale de l’OTAN et sur la nécessaire relance de la relation avec la Russie. Il est donc peu de dire qu’en Europe centrale et orientale le projet d’autonomie stratégique européenne est loin de faire consensus.

En Allemagne même, la question n’est pas définitivement tranchée et les déclarations répétées de la ministre de la Défense, Annegret Kramp Karrenbauer, qui a qualifié l’autonomie stratégique de l’Europe d’« illusion », l’ont une nouvelle fois mis en évidence. Mais, si les termes sont forts, l’offensive d’AKK ne porte en substance que sur la finalité de l’autonomie stratégique européenne. Ainsi que l’a fort bien résumé la chercheuse Ulrike Franke, « là où la France veut se préparer au jour où les États-Unis ne seront plus prêts à garantir la sécurité européenne, l’Allemagne veut renforcer le pilier européen de l’OTAN afin de convaincre les États-Unis de maintenir leur présence en Europe » (6), mais finalement France et Allemagne s’accordent sur le principe selon lesquels les Européens doivent devenir plus capables en matière stratégique. Pourtant, les réactions en Allemagne, parfois vives, aux propos d’AKK laissent présager une évolution des mentalités. Si l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche ravive certainement, chez certains, l’espoir d’un retour au statu quo ante dans la relation transatlantique, celui-ci ne semble pas être majoritaire.

De fait, la question de la finalité de l’autonomie stratégique européenne (« être autonome pour quoi faire ? ») reste ouverte et crée ainsi un nouvel espace politique d’ambiguïté constructive. Non sans danger, celui-ci pourrait permettre, dans un premier temps, de bâtir des éléments constitutifs d’une autonomie stratégique européenne. Mais il faudra bien qu’il ouvre également un champ de confrontations constructives permettant de sortir le projet d’autonomie stratégique d’une approche encore trop française. Il faudra ainsi élargir l’assise géographique de ce projet d’autonomisation de l’Europe en prenant mieux en compte les inquiétudes et intérêts de l’Europe centrale et orientale. La méthode Macron est ici en cause. Un projet européen, trop exclusivement basé sur le moteur franco-allemand, ne manque pas de nourrir les craintes d’un imperium franco-allemand. En ce sens, les institutions européennes auront un rôle crucial à jouer dans l’appropriation par les Européens de la notion d’autonomie stratégique européenne, en poussant chacun à contribuer à son élaboration. Elles ne pourront le faire qu’en faisant preuve d’une grande indépendance politique vis-à-vis des grands États, et de la France singulièrement.

En somme, la condition sine qua non pour que le projet français pour l’Europe s’épanouisse, c’est qu’il cesse d’être français et laisse une place aux Européens dans sa définition. L’autonomie stratégique européenne doit être co-construite par tous les Européens pour tous les Européens, sinon elle tombera en désuétude.

 

Notes

(1) Rapport du groupe parlementaire CDU/CSU du Bundestag sur l’avenir de l’unification européenne, 1er septembre 1994.

(2) Il faut néanmoins souligner deux exceptions notables : l’ancien président de la Commission européenne, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker, a intitulé son dernier discours sur l’état de l’Union européenne « L’heure de la souveraineté européenne » et l’actuel commissaire européen au Marché intérieur, le Français Thierry Breton, porte un projet de souveraineté technologique.

(3) C. Beaune, « L’Europe, par-delà le Covid-19 », Politique étrangère, vol. 85, no 3, automne 2020 (https://​www​.ifri​.org/​f​r​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​e​t​r​a​n​g​e​r​e​/​a​r​t​i​c​l​e​s​-​d​e​-​p​o​l​i​t​i​q​u​e​-​e​t​r​a​n​g​e​r​e​/​l​e​u​r​o​p​e​-​d​e​l​a​-​c​o​v​i​d​-19).

(4https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​0​/​1​1​/​1​6​/​m​a​c​r​on/

(5) PwC, « The World in 2050 – The long view : how will the global economic order change by 2050 ? », février 2017 (https://​pwc​.to/​3​9​a​I​jZU).

(6https://​legrandcontinent​.eu/​f​r​/​2​0​2​0​/​1​1​/​1​8​/​l​a​l​l​e​m​a​g​n​e​-​l​a​-​f​r​a​n​c​e​-​e​t​-​l​e​-​f​a​n​t​o​m​e​-​d​e​-​l​a​u​t​o​n​o​m​i​e​-​e​u​r​o​p​e​e​n​ne/

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