ANALYSES

Les relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite : « recalibrage » ou « rééquilibrage » avec Joe Biden ?

Presse
8 avril 2021
Les États-Unis et l’Arabie saoudite entretiennent depuis longtemps des relations privilégiées en lien avec le pétrole, l’Iran ou divers intérêts stratégiques. Après l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein en 1990, l’Arabie saoudite autorisa la présence de centaines de milliers de militaires américains sur son sol. Quels sont les principaux intérêts de la relation américano-saoudienne depuis les accords de Quincy jusqu’au début de la présidence de D. Trump ?

La relation entre les États-Unis et l’Arabie saoudite est ancienne. Elle remonte à sept décennies. Il s’agit d’une alliance stratégique, mise en place par ce qui est passé à la postérité sous l’appellation de « Pacte du Quincy ». Ce pacte, qui n’a jamais constitué un traité en bonne et due forme, renvoie concrètement à la rencontre qui eut lieu le 14 février 1945, sur le lac Amer, entre Port-Saïd et l’embouchure du canal de Suez, au large de Djeddah, à bord du croiseur USS Quincy, entre le président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt et le roi d’Arabie saoudite Ibn Saoud. Lors de cette rencontre historique, un accord stratégique avait alors été conclu. L’accord reposait sur deux piliers : l’Arabie saoudite acceptait le principe de la « sanctuarisation » énergétique de sa production pétrolière ainsi que de ses réserves pétrolières au profit des États-Unis via l’ARAMCO, la major pétrolière à l’époque exclusivement américaine, en contrepartie de quoi ces derniers assuraient la « sanctuarisation » sécuritaire du jeune Royaume saoudien (établi le 22 septembre 1932). À partir de là s’est mise en place cette alliance stratégique qui demeure aujourd’hui bien qu’il y ait eu parfois des hauts et des bas. On pourrait même dire pour le meilleur et pour le pire.

Les engagements du « Pacte du Quincy » demeurent théoriquement valables aujourd’hui, même si un certain nombre d’événements ont profondément impacté la nature de cette relation. Pendant la Guerre froide, cette alliance s’est trouvée renforcée : il y a en effet eu durant le mandat du président américain Jimmy Carter, la formulation de sa doctrine à l’occasion de son discours sur l’État de l’Union le 23 janvier 1980, doctrine selon laquelle toute atteinte aux intérêts du territoire saoudien serait considérée comme un acte d’agression envers les États-Unis et entraînerait une réponse militaire automatique : « Que notre position soit absolument claire : une tentative de toute force extérieure de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique, et un tel assaut sera repoussé par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ». Par la suite, cette relation a prouvé sa solidité lors de la première guerre du Golfe en 1991, puisque la coalition internationale menée par les États-Unis (soit quelque 500 000 hommes, majoritairement américains qui avaient été positionnés sur le territoire du royaume pour préparer la reconquête du Koweït après l’invasion d’août 1990 par le dictateur irakien Saddam Hussein) était aussi destinée à protéger le royaume saoudien de la menace que pouvait faire peser l’armée de Saddam Hussein après l’annexion du Koweït.

Mais le tournant capital dans cette relation s’est produit lors des attentats du 11 septembre 2001. Ces attentats ont eu des conséquences dévastatrices sur la nature problématique de l’alliance saoudo-américaine car, sur les 19 kamikazes, une quinzaine était d’origine saoudienne. Cela a donc alimenté une défiance inédite aux États-Unis, et des interrogations désagréables, qui ont d’ailleurs donné lieu à un rapport secret de 28 pages. Ce rapport mettait en exergue des questions dérangeantes sur le financement de ces attentats, raison pour laquelle il est longtemps demeuré classifié. Ces attentats questionnaient les fondements de l’alliance entre les États-Unis et l’Arabie saoudite et ce passif n’est pas aujourd’hui totalement apuré, même si cela n’a pas complètement remis en cause ladite alliance dans la mesure où, même après le 11 septembre, les deux pays avaient intérêt à ce qu’elle perdure. Les tensions ont donc été lissées au fil du temps. Nécessité faisant loi. Formellement, le « Pacte du Quincy » qui arrivait à échéance des 60 ans initiaux en 2005, aurait été reconduit sous le second mandat du président George W. Bush (2001-2009). Mais le cours des choses n’a pas cessé d’évoluer par la suite et la solidité de cette alliance s’est insidieusement trouvée de nouveau questionnée. Tout d’abord, les Américains ont engagé, dès la présidence de Barack Obama, une stratégie d’autonomie énergétique – sinon d’indépendance -, ce qui leur a permis de réduire leur dépendance vis-à-vis du Golfe en général et plus particulièrement de l’Arabie saoudite. Or, le pétrole constituait l’un des deux piliers au fondement de l’alliance.

Cette inquiétude a, de fait, été en partie confirmée le 14 septembre 2019, lorsque les sites de l’immense raffinerie d’Abqaïq et du principal champ pétrolier de Khurais ont subi des bombardements de drones et de missiles de la part de groupes pro-iraniens. Or, suite à cette attaque, les États-Unis n’ont pas répondu militairement comme aurait sans doute pu l’espérer la gouvernance saoudienne. Ce fut donc un réel électrochoc, qui a confirmé les doutes sur la pérennité de cette alliance bien que, formellement, elle ne soit officiellement pas remise en cause.

Par la suite, les relations entre les États-Unis sous Donald Trump et l’Arabie saoudite ont semblé s’améliorer considérablement. En effet, il était dit que Donald Trump entretenait une relation privilégiée avec l’Arabie saoudite, et plus particulièrement avec le prince héritier Mohammed Ben Salmane. L’Arabie saoudite avait par exemple accepté d’ouvrir son espace aérien à Israël pour les vols entre Israël et les Émirats Arabes Unis. Cependant, les États-Unis n’ont pas toujours agi en faveur de l’Arabie saoudite. Donald Trump avait décidé de retirer des batteries de défense antiaérienne d’Arabie saoudite. Ainsi, quelle était la nature des relations entre les États-Unis et l’Arabie saoudite sous Donald Trump ?

En apparence, la relation entre les États-Unis et l’Arabie saoudite n’a jamais été aussi forte que sous la présidence de Donald Trump. En effet, contre toute attente, le premier voyage qu’a effectué Donald Trump après son élection n’était pas, comme traditionnellement pour tout nouveau locataire de la Maison-Blanche, au Mexique, mais a été effectué le 20 mai 2017 à Riyad où seraient conclus quelque 110 milliards de contrats d’armement au bénéfice de Washington. Cela démontrait donc le caractère préférentiel de cette relation alors même que Donald Trump avait été critique envers les Saoudiens lorsqu’il n’était pas président, jusque durant sa campagne électorale. Dans un tweet lors de la commémoration des attentats du 11 septembre 2014, il écrivait : « Les Saoudiens, ce n’est que de l’esbrouffe, ce sont des tyrans, des lâches. Ils ont l’argent mais pas le courage ». Une fois la campagne lancée, il allait plus loin encore dans le cash : « L’Arabie Saoudite est une vache à lait que nous devons traire autant que possible et dès que son lait se tarira nous devons abandonner le Proche-Orient ». Il avait ajouté qu’il n’était « certainement pas un grand fan » de l’Arabie saoudite et que l’Amérique avait trop payé pour « soutenir les terroristes saoudiens ». Une fois élu, dans une interview à Reuters sur les 100 premiers jours de sa présidence, le président américain s’était ouvertement plaint que les États-Unis avaient perdu beaucoup d’argent pour assurer la défense de l’Arabie saoudite : « Franchement, l’Arabie saoudite ne nous a pas bien traités parce que nous perdions énormément d’argent dans la défense de l’Arabie saoudite ».

Mais une fois élu, il y a eu une réaffirmation spectaculaire de ce lien organique. En même temps, il faut sans doute relativiser car Donald Trump constitue, à certains égards, une exception présidentielle américaine. Il ne s’agissait pas de pérenniser le caractère stratégique au sens géopolitique du terme comme le soulignent ses déclarations antérieures. Donald Trump est avant tout un businessman et il a donc vu cette relation comme une opportunité exceptionnelle sur le plan commercial. Mais Donald Trump n’a pas forcément mesuré que les intérêts d’un État ne se réduisent pas qu’à des seuls intérêts commerciaux.

Il n’empêche qu’il y a eu l’instauration d’une relation très personnalisée entre Donald Trump, son gendre Jared Kushner et le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Mohammed Ben Salmane et Jared Kushner sont tous les deux trentenaires. Il y avait donc une forme de complicité entre eux, à la fois politique et personnelle. Cela a donc renforcé cette relation très personnalisée, beaucoup plus qu’elle ne l’a jamais été, entre Washington et Riyad. Certaines formules de Donald Trump rapportées en janvier 2018 par Michael Wolff dans son livre Fire and Fury : inside the Trump White House (Le feu et la fureur : Trump à la Maison-Blanche), sont éclairantes à ce sujet. Dans les semaines qui suivirent le voyage du président américain à Riyad, Trump aurait lâché à ses amis que Jared et lui avaient manœuvré pour faire accéder Mohammed ben Salmane au poste de prince héritier « On a mis notre homme au top ». Et après le scandale de la sanglante « affaire Khashoggi » début octobre 2018, Donald Trump a fait comprendre à ceux qui l’interviewaient, et notamment au grand journaliste du Watergate Bob Woodward qui publiait en janvier 2019 son livre Rage sur les coulisses de la Maison-Blanche, ce que lui devait le prince héritier : « J’ai sauvé sa peau ». C’est peu dire donc qu’il y avait, dans cette relation entre Washington et Riyad, une dimension personnelle assez spectaculaire, mais pas dans le sens traditionnel d’une alliance stratégique car ce critère ne rentrait pas réellement dans la grille de lecture du président Donald Trump. De fait, c’est ce même Donald Trump qui n’avait pas daigné répondre militairement après le bombardement d’Abqaïq et de Khurais le 4 septembre 2019 au profit de son « grand ami » le prince héritier.

Joe Biden a affirmé vouloir « recalibrer » ses relations avec ce pays. Il semble par ailleurs plutôt favorable à une réintégration des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 dont Donald Trump était sorti. L’élection de Joe Biden changera-t-elle la relation que les États-Unis entretiennent avec l’Arabie saoudite ? Un retour dans l’accord sur le nucléaire iranien sera-t-il synonyme de refroidissement, voire de tensions dans les relations entre l’Arabie saoudite et les États-Unis ?

Dans le cas de Joe Biden, il y a un retour aux constantes de la politique américaine. Joe Biden a en effet été très critique sur la nature personnalisée de la relation qu’entretenait l’ancienne Administration avec l’actuelle gouvernance saoudienne, mais il est cependant un « réaliste » en matière de politique étrangère. Il ne va donc pas remettre en cause radicalement des relations étroites qui durent depuis des décennies. En revanche, il souhaite incontestablement « recalibrer » les relations des États-Unis avec l’Arabie saoudite. Cette volonté de recalibrage a été perçue dans son premier discours de politique étrangère le 4 février 2021, dans lequel il a annoncé remettre en cause le soutien des États-Unis à la coalition menée par l’Arabie saoudite au Yémen (notamment par rapport à l’aide aux surveillances électroniques) ainsi que la mise en place d’une policy review sur certains contrats d’armement passés par l’ancienne Administration. Par ailleurs, Joe Biden a également retiré les Houthis de la blaklist des organisations terroristes du State Department. De plus, il a décidé conformément à sa promesse de campagne de publier le rapport de la CIA concernant l’« affaire Khashoggi », même si l’essentiel de la teneur du rapport était déjà largement connu puisque la CIA avait, au grand dam de l’ancien président Donald Trump, facilité des fuites à destination de la presse américaine.

Joe Biden considère que son véritable « homologue » est le roi Salmane – néanmoins très âgé et malade de surcroît – et non le jeune et fougueux prince héritier. D’ailleurs, Joe Biden a remercié le roi Salmane pour les efforts réalisés dans la libération d’un certain nombre de personnalités critiques du régime qui étaient emprisonnées. Il s’agit en contrepoint d’une marque de défiance manifestée à l’égard de Mohammed Ben Salmane. En faisant cela, Joe Biden fragilise le statut actuel du prince héritier. Mais il ne saurait être question de couper les relations avec Riyad, ni d’insulter l’avenir dans la mesure où le prince héritier, quoiqu’on en pense, a vocation à monter sur le trône à la mort de son vieux père. D’aucuns ont reproché à Joe Biden l’absence de sanctions contre le prince héritier lui-même, bien qu’il y ait eu un Khashoggi ban contre 76 individus saoudiens jugés partie prenante d’une politique de pression sur des opposants saoudiens. La justification, par la nouvelle Administration, aux critiques de ces décisions, a été officiellement donnée le 1er mars 2021 par la voie de Jen Psaki, la porte-parole de la Maison-Blanche : « Historiquement les États-Unis, par l’intermédiaire de leurs présidents démocrates et républicains, n’ont jamais sanctionné de chefs de gouvernement de pays avec lesquels nous entretenons des relations ». C’est ce qui a permis d’éviter que le prince héritier fasse personnellement l’objet de sanctions. Et c’est justement là que se mesure la nature du subtil « recalibrage » effectué par Joe Biden.

Comme vous l’avez évoqué précédemment, à la suite de la révélation du rapport de la CIA sur l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, les États-Unis ont mis en place une politique de restriction de visas de certains responsables saoudiens, le Khashoggi ban, et Joe Biden a affirmé vouloir parler directement au roi Salmane plutôt qu’au prince héritier Mohammed Ben Salmane. Washington pourrait-elle prendre des sanctions plus dures suite à la révélation de l’implication du prince héritier dans cet assassinat ?

Pour l’instant, l’Administration américaine en reste là. En dehors des 76 individus sanctionnés dans le cadre d’une nouvelle règle baptisée par le Secrétaire d’État Antony Blinken le Khashoggi ban, ou « interdiction Khashoggi », visant toute personne accusée de s’attaquer, au nom des autorités de son pays, à des dissidents ou journalistes à l’étranger, des sanctions financières ont néanmoins été prises contre le général Assiri et contre la Force d’intervention rapide, dite Tiger Squad, une unité d’élite chargée de la protection du prince, supervisée par Saoud al-Qahtani et présentée par Washington comme étant largement impliquée dans le meurtre. Le 23 décembre 2019, à l’issue d’un procès à huis clos qui s’était tenu à Riyad en pensant donner des gages à la communauté internationale, alors que des peines de mort avaient été prononcées contre 5 « accusés » et des peines de prison de 7 à 10 ans contre trois autres « co-accusés », aucune inculpation n’avait été retenue contre Saoud al-Qahtani, qui fait pour certains figure d’« âme damnée » du prince héritier Mohammed ben Salmane, chargée d’alimenter la toile en trolls contre les opposants à l’étranger. Et pas non plus contre l’ancien numéro deux du renseignement (Mukhabarat al-Amal), le général Ahmed al-Assiri, qui avait lui aussi été acquitté. La première version du rapport Khashoggi, mise en ligne le 26 février, avait selon CNN été immédiatement retirée car trois noms mentionnés n’avaient pas vocation à être rendus publics. Les noms de trois hommes, classés dans la catégorie « complices », ont été prestement retirés. Parmi eux figurait Abdullah Mohammed Alhoeriny, qui n’était pas lié jusqu’à présent à la mort du journaliste. Frère du ministre en charge de la Présidence de la sécurité de l’État, Abdullah Mohammed Alhoeriny serait lui-même chef adjoint de la sécurité de l’État pour la lutte contre le terrorisme. Les deux autres personnes mentionnées étaient Yasir Khalid Alsalem et Ibrahim al-Salim, toujours selon CNN, qui n’a pu déterminer leurs fonctions. Ces trois hommes ne faisaient pas partie des 18 explicitement identifiées par les États-Unis dans le rapport comme ayant été partie prenante dans la mort de Jamal Khashoggi. Le bureau d’Avril Haines, tout juste nommée par le président Joe Biden comme DNI (Director of National Intelligence/directeur du renseignement national) qui a la tutelle sur les 16 principales agences de renseignements américains, n’avait pas jugé bon de préciser pourquoi ces noms s’étaient malencontreusement retrouvés sur la première version du rapport mise en ligne et quel serait le lien éventuel entre ces trois personnes et l’assassinat de Jamal Khashoggi : « Nous avons mis un document révisé sur le site Web parce que l’original contenait à tort trois noms qui n’auraient pas dû être inclus », s’était contenté de justifier un porte-parole.

Cela montre que, comme lors de la publication le 15 juillet 2016 par l’ancien président Barack Obama du fameux rapport secret de 28 pages sur les attentats du 11 septembre, un rapport en partie « caviardé », les enjeux demeurent trop grands pour aller trop loin dans la remise en cause de la relation américano-saoudienne. En mars 2016, le ministre saoudien des Affaires étrangères n’avait pas manqué de rappeler à qui de droit que le royaume pourrait avoir des velléités de vendre la dette des États-Unis libellée en T-Bonds et d’autres actifs américains, qui selon le New York Times se monteraient à quelque 750 milliards de dollars. De l’argent qui sert à dynamiser l’économie américaine car il est placé par le gouvernement fédéral, investi et les bénéfices restent aux États-Unis. Chacun est lié à l’autre en quelque sorte. La situation n’est pas fondamentalement différente avec le rapport de la CIA sur l’assassinat de Khashoggi le 2 octobre 2018. Il s’agissait néanmoins de « dévaluer » la stature du prince héritier, et donc politiquement la sanction est déjà là. Mais il semble impossible pour les États-Unis de rompre réellement avec l’Arabie saoudite car les liens entre les deux pays sont trop étroits et trop anciens, et ce serait là un bouleversement trop radical qui entraînerait des conséquences insoupçonnables en termes d’équilibre géopolitique régional. En revanche, le positionnement de la nouvelle Administration, notamment par rapport à l’Iran, est sensiblement différent, pas tant sur le fond d’ailleurs que sur la forme puisque Joe Biden a réaffirmé à plusieurs reprises à l’Arabie saoudite l’assurance américaine de « défendre sa souveraineté, son intégrité territoriale et son peuple » suite aux attaques répétées de drones et de missiles lancés par les Houthis contre le territoire saoudien. Mieux, selon une information relayée par le Wall Street Journal en date du 25 janvier 2021, Washington envisagerait d’installer de nouvelles facilités militaires portuaires et aéroportuaires dans l’Ouest du royaume, pour éviter d’exposer les troupes américaines en cas de conflit ouvert avec l’Iran qui demeure l’enjeu central.

Joe Biden souhaite donc rentrer de nouveau dans l’accord initial, mais pas à n’importe quelles conditions. Il ne veut pas revenir à l’accord tel qu’il était auparavant, et c’est là que se trouve toute la difficulté car Téhéran ne veut pas entendre parler d’une renégociation, d’un élargissement ou d’un renforcement de l’accord, qui intégrerait les variables qui se sont développées ces dernières années telles que le calendrier problématique des sunset clauses (« clauses crépusculaires »), la prolifération balistique et l’ingérence régionale iranienne. Le Secrétaire d’État Antony Blinken a explicitement évoqué la nécessité d’un « accord amélioré » au long cours qui serait plus contraignant. Toutes choses dont il ne saurait être question pour l’Iran.

Or, le seul souhait de Joe Biden de vouloir renégocier avec Téhéran est logiquement très mal perçu à Riyad – mais pas seulement là -, car l’Iran est aujourd’hui l’obsession des pétromonarchies. Cette obsession iranienne explique par ailleurs les normalisations des pétromonarchies vis-à-vis d’Israël, car Israël est considéré, à tort ou à raison – plutôt à raison en la circonstance -, comme le seul acteur militaire crédible susceptible de faire le poids face à l’Iran, d’où le rapprochement au regard de ce qui est perçu comme la commune menace iranienne.

Les États-Unis sont également proches d’Israël. L’Administration Trump avait tenté de rapprocher Riyad et Tel Aviv. Quelles sont les perspectives de ce trio sous l’Administration Biden ?

Il y avait eu la constitution d’un trio très étroit entre Washington-Riyad-Tel Aviv. Preuve s’il en est, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane avaient remercié ostensiblement Donald Trump pour être sorti de l’accord sur le nucléaire iranien, accord qu’ils considéraient comme extrêmement dangereux pour la sécurité régionale. Sur cette question iranienne, il y avait donc une convergence de vues inédite. Lors de sa dernière tournée diplomatique, le Secrétaire d’État Mike Pompeo avait rencontré le prince héritier saoudien sur les bords de la mer Rouge, le 23 novembre 2020, une réunion à laquelle se serait secrètement joint le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour évoquer la question, sensible s’il en est, de l’Iran. Israël est l’allié fondamental des États-Unis dans la région et les États-Unis demeurent engagés pour assurer la sécurité d’Israël. La question de cet engagement ne se pose pas mais porte davantage sur ses modalités car le nouveau président américain Joe Biden a toujours considéré que la sortie du JCPOA constituait une erreur stratégique dans la mesure où elle avait redonné des marges de manœuvres à Téhéran en matière nucléaire. En contrepoint, la perception accrue de l’Iran comme menace régionale majeure a néanmoins accéléré la dynamique de « normalisation » (tatbi en arabe) de certains pays arabes avec Israël : d’abord, les Émirats Arabes Unis dès le 13 août 2020, rejoints ensuite par Bahreïn avant une formalisation par deux traités de paix des Accords dit d’Abraham signés le 15 septembre 2020 à Washington – la normalisation avec Bahreïn, effective depuis le 18 octobre 2020, n’ayant pu se faire sans l’aval tacite de l’Arabie saoudite -, puis par la suite le Maroc le 10 décembre 2020 et le Soudan le 6 janvier 2021. Mais le Royaume saoudien n’a pas pu encore normaliser ses relations avec Israël. En effet, les lieux saints de la Mecque et Médine se trouvent en Arabie saoudite, et le royaume se veut historiquement garante de la cause palestinienne. En mars 2002, feu le roi saoudien Abdallah préconisait la possibilité d’une reconnaissance de l’État d’Israël en échange de l’établissement d’un État palestinien avec Jérusalem-Est comme capitale. Or, aujourd’hui, il y a en quelque sorte un changement de paradigme, puisqu’une normalisation s’opère avant même l’établissement d’un État palestinien. L’Arabie saoudite – même si le prince héritier le souhaiterait sans doute personnellement -, ne peut donc pas se permettre de normaliser immédiatement ses relations avec Israël car cela aurait un écho négatif dans toute la Oumma (« Communauté des croyants ») qui pourrait lui être judiciable, du fait de la gestion par la dynastie saoudienne des deux lieux saints. D’ailleurs, lors du 29ème sommet de la Ligue arabe qui s’était tenu à Dhahran en Arabie saoudite, le 15 avril 2018, le roi Salmane avait ostensiblement réaffirmé le caractère sacré de la cause palestinienne et des droits légitimes du peuple palestinien à un État avec Jérusalem [Jérusalem-Est, NDA] comme capitale. Il était même allé jusqu’à nommer ledit sommet « sommet Al Qods ». Un désaveu implicite de la position jugée par trop complaisante de son fils, Mohammed ben Salmane.

Cette question embarrasse donc le prince héritier qui valide implicitement cette logique de « normalisation » à laquelle il ne participe pas formellement. Mais, de manière générale, il s’agit là du signe incontestable d’un rapprochement de plus en plus important entre Israël et les pétromonarchies en général et l’Arabie saoudite en particulier pour créer un système de sécurité régional susceptible de faire pièce à ce qui est de plus en plus perçu comme une menace « existentielle », notamment pour Israël, de la part de l’Iran. Dans une interview sans précédent accordée, le 16 novembre 2017, au site saoudien Elaph, basé à Londres, le chef d’état-major d’alors, Gadi Eizenkot, avait indiqué que l’État juif était prêt à partager du renseignement avec le Royaume d’Arabie saoudite, dans le cadre de leurs efforts coordonnés pour freiner l’influence iranienne dans la région : « Dans cette affaire [de l’expansionnisme iranien], il y a une entente totale entre nous et le Royaume d’Arabie saoudite, qui n’a jamais été notre ennemi. Il ne nous a jamais combattus ni nous ne l’avons combattu ». […] « Quand j’ai rencontré le Comité des chefs d’États-majors interarmées [aux États-Unis] et que j’ai entendu ce que le représentant saoudien avait à dire, j’y ai entendu l’écho de ma pensée en matière de confrontation avec l’Iran et de la façon de gérer son expansion dans la région ».

Avant même le mandat de Donald Trump (2017-2021), donc déjà sous les mandats de Barack Obama (2009-2017), les États-Unis semblaient enclins à se retirer partiellement du Moyen-Orient pour opérer ce fameux « pivot » vers l’Asie esquissé par le président Barack Obama. Or, il y a comme un dilemme pour les États-Unis. En effet, ils sont conscients que s’ils se retirent de la région de manière trop prononcée, cela risque d’offrir une fenêtre d’opportunité inespérée à leur rival stratégique, à savoir la Chine, officiellement désigné dans la « stratégie de défense nationale » américaine de janvier 2018 comme principal « ennemi ». En réalité, pour Washington, la question iranienne n’est pas dissociable de la question de la gestion stratégique du défi chinois et ce, d’autant moins que Téhéran a annoncé, l’été dernier, la signature d’un accord sur 25 ans, finalisé le 27 mars 2021, de « partenariat stratégique » avec Pékin, qui pourrait ressembler ceteris paribus à un nouvel « Accord du Quincy » entre Téhéran et Pékin en « comportant des clauses politiques, stratégiques et économiques ». Le fait que l’Iran puisse « passer à l’Est » dans le cadre d’une nouvelle Guerre froide constitue le cauchemar des États-Unis, quelle que soit leur Administration, et explique assez largement la nouvelle stratégie développée par le président Joe Biden et son Secrétaire d’État Antony Blinken. Il s’agit de la prise en considération de cette variable iranienne dans tous ses attendus en tenant compte simultanément des intérêts de ses alliés et partenaires dans la région.
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