ANALYSES

« Le risque d’une dégradation de la sécurité alimentaire en Europe existe »

Presse
2 février 2021
Interview de Sébastien Abis - Les Echos

Y a-t-il un autre avenir pour l’agriculture que l’agriculture verte ?


Non. Et d’ailleurs la société, les dirigeants et même le monde agricole sont unanimement favorables à une amélioration de la performance environnementale. En Europe, la dynamique ne date pas d’hier. Elle a été lancée dans les années 1990 quand on a demandé aux agriculteurs, qui avaient fait le job sur le plan productif, d’adopter des pratiques plus vertueuses du point de vue de l’environnement.


Depuis, la pression sociétale s’est intensifiée tandis que les attentes sur le terrain économique et productif se sont affaiblies. Au bémol près que le Covid a modifié cette situation. La crise sanitaire a au contraire montré aux populations mais aussi aux dirigeants de l’Europe qu’il ne fallait surtout pas perdre de vue l’importance de la production.


Une agriculture verte peut-elle être productive ?


Le verdissement de l’agriculture ne signifie pas mécaniquement plus ou moins de production. Tout dépend des moyens affectés à la nouvelle politique agricole commune (PAC) et des règlements, qui permettront ou pas une approche combinée. La Commission européenne a deux grandes ambitions, le « Green Deal » , qui se veut une approche différenciante pour l’Europe, et la volonté de faire valoir ses atouts sur la scène internationale. La PAC répond à ses aspirations de plus d’autonomie et de plus de souveraineté sur le long terme.

Comment concilier les deux objectifs ?

L’Europe doit continuer à entraîner les agriculteurs vers des transitions de pratiques. Cela ne se fait pas du jour au lendemain. Le monde agricole a un agenda long. L’innovation scientifique ou technique demande du temps. Le premier point à gérer est ce choc de temporalité entre un agenda politique et sociétal qui exige des changements très rapides, et certaines réalités de production, de climat ou de géographie. La deuxième chose à gérer est la valorisation de ces transitions.

Le ministère américain de l’Agriculture promet le déclin à l’agriculture européenne si le projet « Farm to Fork » est appliqué avec la très forte baisse de pesticides et d’engrais prévue d’ici à 2030 ? …

Les objectifs de « Farm to Fork » sont de mon point de vue trop ambitieux. 2030 n’est-il pas trop tôt ? Dix ans en temps agricole, c’est peu. La Chine s’est fixé 2060 pour atteindre la neutralité carbone. L’ Europe attribue-t-elle les moyens au monde agricole d’arriver à ce rendez-vous à dix ans ?

Là, j’ai un vrai doute, quand je vois au travers du refus des NBT [NDLR, nouvelles techniques de sélection végétale assimilées aux OGM par la Cour de justice] qu’on ne donne pas les capacités d’innovation scientifiques nécessaires aux agricultures européennes et que pour l’instant il n’est pas prévu de donner des alternatives de revenu. Il va falloir encourager certaines diversifications de cultures, payer le carbone stocké dans les grandes cultures ou dans l’élevage. Et faire accepter une hausse des prix de l’alimentation.

Le consommateur européen est de plus en plus exigeant. Mais est-il prêt à payer plus cher son alimentation ?

Il a raison d’être très exigeant mais il est parfois incohérent. Aujourd’hui, le consommateur veut que l’agriculture soit productive car l’hypothèse de rayons vides dans les supermarchés crée la panique, on l’a vu pendant le premier confinement et il demande qu’elle soit irréprochable sur le plan environnemental. Mais il n’est pas prêt à dépenser plus pour son alimentation. Et cela ne va pas s’arranger avec la crise économique qui s’annonce sur la décennie.

Alors attention à ne pas réformer pour réformer quand on a un équilibre rare, et qui n’existe nulle part ailleurs comme en Europe, entre la quantité, la qualité et la diversité. Les agriculteurs sont dans le mouvement et l’innovation mais ils veulent vivre de leur métier. Ce sont des entrepreneurs. Ils veulent de la prévisibilité et pas un cadre qui change tous les quatre matins.

La sécurité alimentaire de l’Europe est-elle menacée ?

Le risque existe d’une dégradation de la sécurité alimentaire d’ici à dix ans en Europe. A outils technologiques stables, il est difficile d’imaginer qu’on va produire les mêmes quantités notamment en grandes cultures en divisant par deux les pesticides et de 20 % les engrais, comme le demande la Commission. A plus forte raison si les changements climatiques s’intensifient et si les consommateurs ne paient pas 50 % plus cher leur nourriture.

Le risque de la perte de sécurité alimentaire serait encore plus amplifié par la fragmentation des politiques agricoles européennes au travers de la renationalisation de la PAC. Or c’est bien l’orientation de la réforme. Une Europe moins unie, moins solidaire, moins productive perdrait en sécurité et en souveraineté alimentaire. C’est bien de vouloir aller plus haut à condition de ne pas casser le système.
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